MYRIAM GAUTHIER-MOREAU, peintre/photographe

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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         Jeanine Smolec-Rivais : Myriam Gauthier-Moreau, sommes-nous dans le monde de Peynet ? Ou dans un monde parallèle ?

            Myriam Gauthier-Moreau : Dans un monde parallèle, je pense ! Un monde imaginaire que je m'applique à reproduire en technique photographique. Je crée mon petit monde, mes personnages, je fabrique le monde dans lequel ils vivent et je les photographie comme s'ils existaient vraiment.

 

         J.S-R. : Vous êtes donc, en fait, une photographe à l'envers ? Au lieu de partir d'un décor préexistant et de personnages prêts à "sourire au petit oiseau", vous créez l'ensemble, et après vous photographiez ?

            M.G-M. : Exactement. Mon premier métier est la photographie. Dans ce travail, il s'agit vraiment de recréer une réalité qui m'est propre ; qui sort de mon imaginaire mais qui, en même temps est assez ancré dans la réalité ; parce que mon imagination vient beaucoup du monde qui m'entoure ; dont je saisis des bribes que je retranscris à ma façon.

         J.S-R. : En fait, nous sommes dans un monde hyperréaliste ? Vous approchez au maximum votre appareil du sujet créé, de façon à prendre des macro photos, et le résultat est ici un petit couple japonais, là une jeune fille dans son jardin…

Par ailleurs, est-ce une illusion, ou vos personnages sont-ils souvent sinisés ?

 

            M.G-M. : Oui. Comme je le disais tout à l'heure, ce sont des petits mondes parallèles qui évoluent et cohabitent ; qui ont leur propre manière d'être, leur propre représentation.

 

         J.S-R. : Vous suivez, finalement, tout un itinéraire : vous êtes d'abord conceptrice, puis couturière, maçon éventuellement; jardinière presque toujours, parfois pâtissière : à quel moment décidez-vous que vous avez suffisamment agi et que le décor est prêt à être pris en photo ?

            M.G-M. : En fait, je réfléchis à une image, et lorsqu'elle est déjà très présente dans mon esprit, que je sais très précisément où je veux en venir, à ce moment-là seulement je commence à fabriquer chaque élément. Je réunis tous les ingrédients dont j'ai besoin ; je prépare une mise en scène ; je mets tout en lumière et je commence à photographier. Au moment où je commence à rassembler les éléments, je sais exactement à quoi va ressembler l'image.

 

         J.S-R. : Vous arrive-t-il de reprendre une poupée d'un décor pour la mettre dans un autre ?

            M.G-M. : Non. Chaque image correspond à une mise en scène précise. Et, à chaque fois je crée le personnage qu'il me faut pour la nouvelle mise en scène. C'est cette nouvelle image qui racontera le mieux l'histoire que je veux créer.

 

         J.S-R. : Donc, vous êtes en fait photographe de façon très intermittente ?

            M.G-M. : Finalement, oui. La photographie est là pour fixer tout ce petit monde qui prend corps préalablement.

 

         J.S-R. : Pourtant, une fois que votre travail est terminé, le spectateur n'a pas l'impression qu'il s'agit d'une photographie. Mais qu'il a sous les yeux un tableau hyperréaliste !

            M.G-M. : Cette impression tient au fait qu'une photographie est généralement une reproduction du monde qui nous entoure, et que là, c'est un monde fabriqué. Cela génère une sorte de distanciation qui jette un doute sur la technique finale, suscite pas mal de questionnements.

 

         J.S-R. : Quand je vois cette jeune personne lascivement allongée sur son canapé, en train de téléphoner en buvant un café, avec des pâtisseries à côté de sa tasse, je me demande s'il s'agit d'une petite dénonciation gentille du monde de consommation ?

            M.G-M. : Plutôt un clin d'œil, puisque je m'inspire, comme je l'ai dit, de situations du quotidien. Les deux personnes que j'ai créées avec des téléphones, sont ce que j'appelle mes "Lolitas", parce qu'elles représentent la jeune fille qui appelle sa copine, qui va passer des heures au téléphone. Finalement, nous sommes dans une situation très contemporaine, avec cette ambiance des années 50, cette évidence de temps passé au téléphone, un mélange de modernité et de choses plus rétros pour semer le doute sur la temporalité de la scène.

 

         J.S-R. : Quand vous peignez plein de cœurs sur une de vos sculptures, est-ce parce que la femme n'est pas fidèle ?

            M.G-M. : Non. J'ai intitulé cette œuvre "Cœur à prendre". Elle représente tout l'amour que l'on peut avoir à donner et que l'on ne donne peut-être pas assez. Elle est conçue dans le sens d'un échange affectif, d'une ouverture vers les autres ; le regret de constater que nous sommes dans une société qui manque un peu d'intérêt à l'égard des autres, d'échanges réellement humains. J'aime mettre dans l'ensemble de mon travail, beaucoup de poésie, et un peu d'humanité. Certes, ce ne sont pas de "vraies gens", mais le message que je veux faire passer se veut humaniste et poétique, ce qui manque cruellement dans la société où nous vivons, noire et dépourvue de poésie, de couleur.

 

         J.S-R. : A vous regarder de profil, j'ai l'impression que tous vos personnages sont des autoportraits.

            M.G-M. : C'est une remarque qui revient assez souvent, effectivement. Ce n'est pas volontaire, mais je pense que je mets de manière inconsciente, beaucoup de moi dans mes œuvres.

 

         J.S-R. : Autre remarque : à part votre cuisinier et ses marmitons, et votre marin rêveur, je ne vois pas d'hommes dans votre monde ?

            M.G-M. : Il y en a quelques-uns. Le couple de danseurs, le petit monsieur qui fait du vélo-fouet pour faire monter la crème Chantilly. Mais il est vrai que, globalement, il s'agit plutôt d'un univers féminin. Peut-être à cause de l'attrait des costumes, le plaisir de créer des robes ?

 

         J.S-R. : Peut-être aussi –du moins est-ce l'impression que me donne votre travail-, le fait que vous n'êtes pas "guérie de votre enfance", pour reprendre le thème du festival ; et que vous jouez ainsi à l'infini à la poupée ?

            M.G-M. : Il est sûr, en effet, que je ne suis pas guérie de mon enfance. Et puis, je pense que nous évoluons en ce moment dans un contexte difficile. Et il est primordial pour moi de garder un aspect ludique, porter un peu de rêve qui manque dans la vie de tous les jours. Notre société est dure, individualiste, et je pense que ce genre de création est un moyen de replonger dans l'insouciance qui était la nôtre enfants. Surtout, garder une grande part de rêve.

 

         J.S-R. : En dehors des costumes qui sont somptueux, j'ai l'impression que, paradoxalement, l'expression de vos personnages ne vient pas tellement des yeux, mais de la forme des pommettes.

            M.G-M. : Peut-être. C'est possible ? Les yeux sont travaillés de façon spéciale, et il y a une récurrence dans la forme des visages. Mais après, je joue sur l'orientation de ce visage ; et sur l'angle de prise de vue à la photographie. Je travaille parfois en contre-plongée. J'ai une perception très photographique dans le choix des cadrages. Effectivement, peut-être que tout se joue dans l'attitude générale du personnage plutôt que spécifiquement dans le regard ?

 

         J.S-R. : Il y a longtemps que vous travaillez dans cet esprit ?

            M.G-M. : Il y a une dizaine d'années…

         J.S-R. : Cela doit en faire, des poupées, dans la maison !

            M.G-M. : En effet. Il y en a même que je n'ai jamais montrées, qui correspondent à mes périodes de recherches. Il y a environ un an et demi que je montre mon travail. C'est donc très récemment que j'ai décidé de confronter mon travail au regard des gens. Mais par contre, cela représente des années de recherches techniques, d'essais de procédés de création des personnages, jusqu'à ce que j'en vienne à une technique dans laquelle je me retrouvais ; où existait enfin une cohérence entre les différents personnages. Il y a donc eu beaucoup de tâtonnements en amont, beaucoup de travail caché.

 

         J.S-R. : Considérons cette magnifique poupée avec des légumes dans sa chevelure, elle est vraiment hyper brillante, d'autres sont mates. Quand décidez-vous de faire une photo en brillances, ou en matités ?

            M.G-M. : Il y a en effet un choix à faire, selon que j'imprime réellement sur papier photo qui est ensuite contrecollé sur alu ; ou sur toile ce qui donne un résultat plus texturé. Par exemple, le personnage que j'ai appelé "Rock'n tomatoes" qui est un personnage habillé de tomates a un aspect très moderne, accentué justement par le choix du support. Alors que dans les saynètes de vie qui sont plus poétiques, plus fantastiques, je trouve que le support mat se prête bien à retranscrire la vie. Quelque chose de plus lisse est plus dans l'esprit de la continuité de l'image. Tout dépend donc du type d'image que je veux reproduire.

 

         J.S-R. : La plupart du temps, vos personnages sont seuls, au mieux en couples. Or, je vois juste au milieu de votre présentation, un trio qui me semble être père/mère/enfant, sans oublier le chat : ceux-là ont la bouche ronde et l'air paniqué : que leur arrive-t-il ?

            M.G-M. : Je ne pense pas qu'ils soient paniqués ! Ils sont surpris, parce qu'ils sont dans une montgolfière et ils sont en train de découvrir un paysage nocturne, peut-être au-dessus d'une ville illuminée. Il s'agit donc de surprise, d'étonnement qui, peut-être laissera ensuite place à de l'émerveillement.

 

         J.S-R. : Vous venez de me dire que vous aviez peu exposé : comment réagissez-vous dans ce milieu d'Art singulier ?

            M.G-M. : j'ai le sentiment d'y trouver ma place, d'être bien accueillie. Et d'avoir un travail singulier, de par la technique de photographier des choses qui n'appartiennent pas à une réalité qui m'entoure, mais au contraire de construire mes images et recréer ce monde pour le photographier.

Je crois qu'en soi, la technique est assez singulière et que j'ai ma place dans ce milieu.

 

         J.S-R. : Question traditionnelle : y a-t-il d'autres thèmes que vous auriez aimé aborder ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

            M.G-M. : Une question, peut-être, qui revient très souvent et porte sur l'utilisation de légumes pour faire les costumes de certains personnages : J'ai beaucoup travaillé en photographie culinaire pour l'édition ; j'ai illustré beaucoup de recettes. Je suis passionnée par la texture des fruits et des légumes, et bien souvent en cuisinant je me suis exclamée sur la jolie matière qu'ils présentent : une feuille de chou, par exemple. Longtemps, j'ai admiré ces matières, jusqu'au jour où je me suis dit : "Faisons cette robe-là ! Faisons des personnages qui vivent au fond du potager et qui vont faire une cueillette pour créer leurs habits".

 

         J.S-R. : Plus que la question des légumes dont on voit bien qu'ils sont là comme décorations, ce qui m'a surprise, c'est de penser qu'en fait, on pourrait tenir un journal à partir de votre création : la jeune femme qui arrose son jardin, celle qui appelle sa copine, celle qui s'en va faire ses courses… on pourrait jalonner votre journée, ou même votre vie en prenant un par un vos tableaux.

            M.G-M. : Oui, j'observe autour de moi des situations quotidiennes somme toute parfois assez banales ; mais qui m'interpellent sur le moment, et qui génèrent l'idée d'une image nouvelle. Mais j'aime bien y introduire un certain décalage. Par exemple la jardinière, car ce qui pousse dans son jardin, ce sont des friandises. J'aime bien, chaque fois, créer cette sorte de décalage, décaler des petits détails de vie. Finalement, plus qu'un journal ou qu'un déroulement de journée, ce sont des portraits, des petits extraits d'une société imaginaire où l'on trouve par contre des choses puisées dans le monde réel.

            Entretien réalisé dans les Ecuries du festival de Banne, le 4 juin 2011.