UN DESIR D'UTOPIE ? UNE DYSTOPIE INELUCTABLE ? DES TEMPORALITES CROISEES…

"NOUS SOMMES L'ETINCELLE

DE VINCENT VILLEMINOT

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   Refuser d'assumer une société vieillissante calée dans ses principes, son égoïsme, sa technicité, ses fichages ; ne plus pouvoir supporter les tensions intergénérationnelles ; se révolter, occuper les facs, les rues, tous les lieux qui représentent un tant soit peu l'autorité ; casser, détruire ; se battre dans les stades. Voilà ce qu'avait commencé à faire la jeunesse au début des années 2020. Mais en 2022 est paru un manifeste signé d'un jeune Anglais, Thomas F., adressé à sa mère, et intitulé "Do Not Count on Us ! Ne Comptez Pas sur Nous !". Ce manifeste pacifiste va immédiatement devenir la bible des jeunes et à partir de là, les manifestations seront pacifiques, silencieuses. Mais surtout, l'idée va germer de rompre définitivement avec la société existante et de créer une société alternative en opérant collectivement un retour à la terre, construisant des villages en des lieux abandonnés où amitié et amour se côtoieront, où la liberté sera une évidence, où l'envie de changement sera le quotidien, où l'harmonie avec la nature sera totale… Car le manifeste dit : "Quant à nous, nous nous en irons, sur la Terre. Notre monde est le vôtre : nous ne pouvons pas nous en retrancher, mais nous choisirons des lieux, des déserts, des silences, des bibliothèques, des jardins, où nous pourrons vivre ; dans les marges ; nous laissant transformer, lentement, durablement, par cette vie commune, politique. Et notre seule communauté politique sera désormais l'amitié. (…)"

          Et l'auteur va égrainer des extraits de ce manifeste au long de son aventure. 

          Car, c'est ce que Vincent Villeminot a imaginé. Et le fait qu'il ait situé son utopie dans un futur très proche (entre 2020 et 2061) n'est pas innocent. Peut-être a-t-il voulu s'inspirer de l'exode hippie des années 70 ? Il a en tout cas, voulu pousser ses lecteurs à réfléchir en se projetant sur cet avenir possible, essayer de répondre à tous les questionnements sociétaux, l'environnement, l'écologie, l'éducation, avec en point de mire, les risques d'excès des dirigeants. La proximité temporelle permettra au lecteur de se demander si ce futur est possible, ou si l'illusion est trop forte. 

Ainsi l'auteur a-t-il croisé trois grandes époques : 

 

          2025 : Le lecteur fera connaissance d'Antigone, Xavier, Jay, La Houle, Berserk, Paul qui deviendra Pibe, etc., qui seront les principaux protagonistes de cette histoire. Ils ont vingt ans, Ils ont cru au rêve, à cette révolution et ils ont décidé de partir, aller dans la forêt. Ils sont montés dans des camions, se sont regroupés, ont acheté des terres abandonnées… 

 

          Hiver 2042 : Le monde citadin a basculé vers l'"écologie" avec, pour en assurer la réalité, un accroissement du régime autoritaire : la rétorsion policière a atteint son maximum, les universités sont devenues des prisons : des milliers de caisses d'acier cubiques ont été entassées, des rues orthogonales s'allongeant sur quatre mille hectares d'anciennes pâtures, enclavées dans une plaine non loin de Grenoble ; la chasse au faciès sévit dans les rues, caméras allumées ; toute alimentation carnée est prohibée… la forêt a été interdite, devenue réserve pour la faune et la flore  et personne n'est supposé y vivre. 

 

         2061 trente-six ans plus tard : ceux qui ont perduré au long de ces années se sont enfoncés dans la forêt interdite, où ils vivent dans une angoisse délétère, car ils se doivent d'être sur la défensive contre les animaux sauvages et contre les braconniers qui font florès. Finalement, le retour aux sources a été un long et difficile combat, et l'utopie est devenue dystopie (²) ! Seuls, parmi les arbres, ne restent que quelques-uns des anciens rebelles. Des survivants. Et quelques enfants de la troisième génération.

 

          Le lecteur va donc passer d'une époque à l'autre, mais présent, passé et futur vont s'entrelacer, se rencontrer, s'affronter. Trois générations, trois époques, trois histoires qui se juxtaposent, où la forêt est omniprésente du début à la fin. Par un subtil jeu de va-et-vient, Vincent Villeminot va relier tous les personnages présents dans son roman, évoquer les choix de chacun, les conséquences. L'histoire va se créer, devenir vie, à laquelle le lecteur aura bien du mal à s'arracher ! … Et si, à la fin, la forêt paraît si belle mais tellement hostile, les plus grands dangers viennent toujours des hommes ! 

 

          L'histoire débute au Printemps 2061 : Au cœur de la grande forêt, Montana, une adolescente, pêche au harpon dans la rivière, tandis que son frère aîné Dan cisèle une pointe de flèche et que la petite Judith s'amuse sur la berge. Ils ont quatre, dix et douze ans. Soudain, tous trois se redressent et grimpent dans un arbre : c'est l'heure où "elles" vont venir se désaltérer : elles, les louves qui ont, dans le passé, emporté leur grand frère ! C'est l'heure de tous les dangers, puisqu'un renard se jette soudain sur un louveteau et lui brise le cou ! Du haut de son perchoir, Montana lui lance des morceaux de branches et il s'enfuit. Les louves parties, les enfants descendent de l'arbre, et la fillette, afin de marquer son territoire, urine sur le louveteau, espérant ainsi dissuader le renard de revenir le dévorer ! 

          Cette scène primitive et violente atteste que, si les enfants sont parfaitement adaptés à la vie primale, ils connaissent la nature dans sa cruauté, comme dans sa générosité. Mais sauront-ils toujours se protéger ?   

          Partis en cachette de leurs parents, visiter une mystérieuse abbaye en ruine, ils sont brutalement enlevés par un groupe d'hommes qui les emmènent -dans quel but ? - vers leur campement ! Trois jours durant, ils vont marcher, Montana blessée par une flèche est menacée des pires sévices, Dan battu le soir pour le plaisir, Judith morte de peur. Bien sûr, leurs parents -Adam et Allis-, fous d'inquiétude, courent en tous sens, suivent leurs traces, aidés sans le savoir par La Houle et Pibe qui, eux, les connaissent et d'arbre en arbre les suivent et s'inquiètent. 

          Pour les enfants, le calvaire continue. Côté parents, Adam, leur père, est parti avec l'un de ses chiens, à leur recherche, suivant les traces des braconniers. Allis, leur mère, revenue du Hameau où personne ne les a vus, s'apprête à le suivre, lorsqu'apparaît un étrange personnage : c'est Pibe, porteur d'un message écrit de La Houle puisqu'il est incapable d'en transmettre un oralement. 

          Les deux ermites, La Houle et Pibe vont voyager dans les arbres, rattraper les braconniers, protéger les enfants. Allis devra rejoindre Adam et tous deux se diriger vers la Chute. 

          Quelques minutes suffisent pour résumer trente-six ans : Antigone avait voulu que La Houle soit le parrain de son fils Adam, mais il était absent lors de l'attaque du village. Cette fois, il entend bien être là pour protéger ses enfants. 

           La Houle, parvenu le premier à la Chute, admirant d'entre les branches, le ciel crépusculaire étoilé pense une fois encore au temps où "il espérait qu'il y eût d'autres existences possibles. Etait-ce ce à quoi ils avaient cru ; tous ensemble ? A des étoiles mortes ?" Et, une fois encore, sortant de sa poche le livre maintenant en lambeaux, il relit : "Nous avons tellement hâte (excusez-nous de vous l'écrire…) hâte, oui, tellement, de nous réemparer de nous-mêmes, de notre vie, de l'avenir, à nos risques et périls…". Qu'en pense-t-il, "lui qui avait cru autrefois que la réponse, l'explication de toutes choses était dans les rêves, c'est-à-dire dans les livres", alors qu'il a donné, toujours, le meilleur de lui-même ?

 

          Années 20 à 45 :

          Comme chaque jour, bien que connaissant déjà par cœur "le" livre récemment publié, La Houle en parcourt quelques pages : "Nous claquons la porte. Quand vous découvrirez par ce geste, que vous aviez le choix, qu'on vous a extorqué votre consentement sans raison, au fond, mais également par simple lâcheté de votre part, (…) peut-être regretterez-vous votre négligence, vos besoins, vos conformismes (…) et votre paresse intellectuelle qui les expliquent". Il y a cru si fort qu'il a été, avec Berserk, l'un des "bâtisseurs, apprentis-paysans" les plus actifs, les plus protecteurs.

Mais que se passe-t-il au cours de la décennie suivante, pour les protagonistes de l'exode de 2025 ? 

Nombre de campements ont été rasés par les bulldozers. Beaucoup de jeunes gens, confrontés à la réalité de l'hiver sont repartis vivre en ville, car "des semailles avortent. Des maisons fuient sous les orages. Le froid vif transperce. La faim, la douleur, l'absence de perspectives les éprouvent : ce n'était qu'un doux rêve, une utopie, une erreur". D'autres, arrêtés lors de conflits entre la police entrée dans les villages et les partisans de la paix ont été emprisonnés : La Houle, Berserk, leur peine terminée, sont malgré tout revenus ; Antigone se retrouve enceinte de Xavier et veut garder le bébé. Pourtant est-ce bien le moment d'avoir des enfants, dans ce contexte si difficile ? Ce sera un garçon, Adam. Jay erre souvent dans la forêt dont elle aime la solitude, elle a découvert une abbatiale tenue par des moniales… Un jour, elle est tuée par une grenade et Xavier par une balle tirée par les policiers venus rechercher Pibe. Pibe que ses parents avaient fait interner et que ses amis étaient allés libérer, s'est enfui dans la forêt et ne sera pas retrouvé. Mais le choc mental a été si fort qu'il a régressé et que lui, le plus intelligent qui soit, ne prononce désormais plus que quelques mots : "Pibe", "John", "Jay" !

          La Houle qui a toujours un livre dans sa poche souhaitait que le village construise une bibliothèque. A peine terminée, elle a été brûlée par les soldats. Xavier mort, Antigone est allée s'installer dans ce qui est devenu un village, près d'une chute d'eau. Elle espérait ainsi offrir à Adam une vie sylvestre heureuse. Hélas, il a été enlevé en bas âge par les contrebandiers, elle est morte d'avoir voulu le défendre. Le village entier a été brûlé, ses habitants massacrés. Adam, battu, torturé, a perdu au fil des années, tout souvenir, la mémoire des crimes et des viols du temps où a été tuée sa mère. Il a fini par vivre comme les braconniers.

 

          2045 : La Houle devenu ermite, est-il, vingt ans après la publication, le seul à se souvenir du livre et à s'interroger ? "Et si le monde ne pouvait pas changer", lit-il, "précisément parce que nous prétendons vouloir le changer tout entier ? Parce que nous prétendons en tenir tous les fils, régir le chaos, le hasard, les passions, la nature, l'accident, (…) comme si nous étions Dieu lui-même…".

Dans le pays, "les lois se durcissent contre les trafiquants de viande et de cuir", car "ils auraient" (dans la forêt) des campements permanents". On parle de cannibalisme… A l'été 2046, plusieurs escadrons de "poachers" (¹) sont d'ailleurs entrés dans la forêt pour y "traquer les braconniers et les neutraliser". Allis a quitté l'UniverCité Stendhal, une des trois villes-campus-pilotes créées pour éviter une nouvelle déflagration étudiante. Elle a postulé pour le métier de policière et termine sa formation. Bien que très jeune, elle est chargée de diriger l'incursion dans la forêt, à la recherche des braconniers qui essaient à tout prix d'empêcher le gouvernement de réinvestir leur lieu de vie. Tout se terminera par la mort des soldats ou leur mise en esclavage, car ils se sont heurtés à des groupes aguerris, connaissant parfaitement le moindre recoin de la forêt. Allis se retrouve prisonnière dans une cage, et "Plus tard, tandis que le jour se précise, elle découvre qu'ils sont une vingtaine, dans vingt cages suspendues, semblables à la sienne".  Terrorisée, affamée, elle s'attend au pire. Pour Adam, qui a maintenant seize ans, cette tuerie marque le réveil de sa mémoire -la mort de sa mère, la destruction du village-. Il prend la décision de se désolidariser de ces bandits. Dans la nuit, ayant égorgé les deux gardiens, il libère Allis, et tous deux s'enfuient. Mais la poursuite est âpre sur leurs talons. Ils seront sauvés de justesse par trois ermites, vivant dans les arbres et se cacheront longtemps dans une caverne située sous les racines d'un chêne gigantesque, dont les parois sont couvertes de graffiti et de dessins : représentations naïves de prédécesseurs ? 

 

          2061 dernier jour : 

          "Ailleurs", et "ensuite", Adam qui a tué un des braconniers est à son tour abattu. Les braconniers ne semblent être terrifiés que par des ermites sur qui courent des légendes, et dont ils savent qu'ils sont intouchables dans les arbres. Le périple reprend. Les enfants persuadés que demain ils seront tués s'interrogent : où est leur mère ? 

          La veille, Allis a rejoint La Houle près de la Chute. Il lui montre, tout près, la tombe d'Antigone, la mère d'Adam : c'est lui et Pibe qui, naguère, ont enterré tous les habitants ! 

          A l'aube, les enfants parviennent à tuer leur gardien, se détacher, et s'enfuir, terrifiés. Mais ils ont été vus. Le bruit des rafales indique à La Houle et Ellis vers où ils doivent courir. Plusieurs braconniers sont tués ; puis sous le feu de La Houle, Allis et Pibe blessé, qui a du mal à se servir de son arc, tous sont abattus après avoir essayé de se protéger derrière les enfants repris. "La Houle s'est tenu là ; fidèle. Entre leur forêt et celle des tueurs. Il restait à la frontière, sur la ligne entre les rêveurs et les violents. Entre les mondes". "Et ce soir, ils enterrent Adam". 

 

La Houle tousse, il sait que la tuberculose ronge ses poumons. Il repense à tout le travail accompli, aux efforts pour parvenir à cette liberté de vivre dans les arbres. Il revit sa vie, celle que lui soufflait le livre : "Nous ne savons pas si la Sécession durera autant que notre fidélité à son idée, qui sera longue. … Et en cela aussi, nous rompons les amarres (…) Puisque cela, cette incertitude, cet espoir sans assurance, nous semble profondément responsable… puisque nous y consentons et nous y risquons". Il sait désormais qu'une seule étincelle peut déclencher un incendie, et que lui et ses amis ont été l'étincelle qui l'a allumé.

          Berserk est mort, emporté par un cancer, enterré sous le chêne gigantesque par son ami La Houle.  

          Jay dort. "Elle dort depuis trente-cinq ans, à moins d'une centaine de mètres de l'endroit où Montana est sortie quasi-nue de l'abbaye…"

          Les rescapés reviennent vers leurs maisons dans les arbres, et "Pibe ferme la marche, à côté de l'adolescente". 

          Désormais, Allis devra vivre seule avec ses trois enfants "qui n'ont jamais vu la ville".

 

          "Finalement, qui a le mieux retenu les leçons de la forêt ? Les braconniers ? Leurs familles ? "Les êtres humains", comme les habitants se désignent eux-mêmes entre eux, au Hameau ?"  

          "Nous sommes l'étincelle" est une fiction à laquelle s'attache le lecteur, et qu'il regrette de devoir quitter. Ce qui est intéressant, c'est que Vincent Villeminot fait vivre et agir ses personnages sur un long temps ; puisque trois générations vont finalement se croiser. Il a su les rendre vivants, réels. La première date marque pour eux la rupture avec une société oppressante qui veut contrôler toutes les oppositions. La période médiane narre l'expérimentation par ces jeunes gens, d'une vie de recherche de liberté et de fraternité. Pour les adultes vieillissants de la dernière période, c'est le temps du bilan. Quant aux enfants, ils devront faire leur choix…

          Il s'agit donc d'une aventure aux multiples visages, où se côtoient suspense et méditation, passé, présent, futur et qui pose les questions universelles inhérentes à notre société. 

          Il y a là un récit proposé d'une écriture violente et poétique, portant des émotions dont le lecteur ne sort pas indemne. Un roman qui le happe, l'interpelle et le touche profondément. Qui le laisse songeur, et au sujet duquel il se demande : Ce choix en valait-il la peine ? Et sa réponse sera forcément subjective ! 

          Un livre, en tout cas, à offrir aux adolescents à partir de quinze ans, pour qu'ils puissent le vivre ou le rêver, s'évader en tout cas de la réalité présente. 

Jeanine RIVAIS

          (¹) des poachers : Ce mot a plusieurs sens : En général, il désigne des braconniers ; mais dans le livre il désigne au contraire les troupes spécialement entraînées pour aller les combattre. 

 

          (²) Une dystopie : un récit de fiction qui décrit un monde utopique sombre : 1984, de George Orwell, est une dystopie.

 

          "NOUS SOMMES L'ETINCELLE" de VINCENT VILLEMINOT : Editions Pocket Jeunesse PKJ. 508 pages. 18,90 €.

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 84 DE DECEMBRE 2020 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.