Il ne se passe pas grand chose, dans ce roman policier, puisque le personnage central -Emmanuel Granger, jeune normalien promis à un bel avenir, dont la vie semblait d’un gris sans faille et qui a pourtant été assassiné à vingt-quatre ans dans la chambre de service située au-dessus de l'appartement cossu de ses parents- est froid depuis longtemps quand commence l'histoire. Par ailleurs, le jeu du chat et de la souris mené entre un commissaire de police et de mauvais garçons du "milieu", ne produira, sauf au mot "fin", aucun autre cadavre, alors qu'il est habituel dans ce genre littéraire, d’en trouver un toutes les quinze pages ! Qu’est-ce qui en fait donc l'intérêt ? Qu’est-ce qui “prend” le lecteur au point que d'un bout à l’autre, il est tenu en haleine ?

          C’est tout simplement, dans cette étude de mœurs sur fond de crime non élucidé, le côté tellement humain des acteurs du drame : Le commissaire Foulquier, d’abord, surnommé "Monseigneur" par ses collaborateurs à cause de son attitude pleine "d'onction ecclésiastique", de son "visage fessier" surmontant une obésité pateline ! Matois, sentencieux et protecteur, il est fin psychologue sous ses dehors débonnaires. Le plus souvent de bonne foi, il mène le jeu avec "un sens aigu du cynisme" ; mais il sait admettre sa défaite, s’il est dépassé par la ruse de ses adversaires. Hypocrite si nécessaire, il est ambigu toujours. N’avouant sa sentimentalité et son humour que devant son petit bout de femme, son antithèse physique ; qui plus est, mangeuse de flics et de curés, avec qui il forme un couple parfait !

          Chargé de reprendre l’enquête, Foulquier a affaire à Christian Saint-Paul qui s’était fait le mentor d’Emmanuel : journaliste, sa carrure impressionnante et sa voix de stentor déversant ses "malédictions fielleuses" lui ont valu nombre d'ennemis. Auteur de trois livres à succès qui lui ont gagné célébrité et louanges, il est aujourd'hui un écrivain en déconfiture. Tonitruant hors-ses-murs, il rend les armes dès le paillasson, car "Irène, sa femme, jamais dupe de ses comédies, en a profité pour étendre son règne et repousser les frontières des travaux domestiques".

          Et puis "la famille” du mort : André Granger, le père, enrichi dans la blanchisserie industrielle et ayant de ce fait pignon sur rue dans l’ouest de Paris ; son épouse, bourgeoise, snobe et prétentieuse qui couvre les murs de leur appartement de ses aquarelles esthétiquement nullissimes ; et leur fils Bastien, intelligent, "sans rien de l'étudiant contestataire ni de l'anarchiste déboutonné", en révolte néanmoins contre sa famille et contre "ce singe hurleur" de Saint-Paul. Il a décidé de consacrer, s’il le faut, sa vie à venger la mort de son frère.

          Danielle, enfin, jeune boniche appétissante, qui fut par commodité de proximité la maîtresse d’Emmanuel. A définir entre naïve et résolument louche. Sa disparition après son passage dans le bureau de Monseigneur, va mettre en émoi tout le commissariat ! Sa réapparition aussi, d’ailleurs !

Autour de ces protagonistes, certains truands de première importance évoluent (ce mot convient mal, en fait, car si les personnages sont nettement définis dans leurs traits essentiels et leur cadre de vie, leurs quotidiennetés sont évasives...), et les Charvin en particulier qui entendent bien que les leurs le demeurent, évasives ! Au grand dam de leurs comparses, partagés entre leur désir de tout avouer pour avoir la paix, et la peur de se retrouver... du mauvais côté du pistolet.

 

          C’est dans ce carcan délimité par les recherches de Monseigneur, que se noue une action évidemment liée à la mort d’Emmanuel. Et il devient vite évident que la prochaine victime sera Bastien. Poussé par une urgence de plus en plus grande, Foulquier fait feu de toutes informations, suit toutes les amorces de pistes, s’égare dans les arcanes d'un Pentacle aujourd’hui dissous, dont la cinquième branche, la tête pensante, semble le narguer par son anonymat... jusqu’au moment où il apprend l'existence de trois manuscrits d’Emmanuel, non retrouvés lors de l’inventaire effectué post-mortem ; et simultanément que Bastien est allé demander à Saint- Paul ce qu'il est advenu d’eux... Lumière !... Panique !... Course éperdue, sirène hurlante à travers Paris !... Dernier pion sur l'échiquier !...

 

          Très manichéen, cet ouvrage permet finalement aux "bons" de reprendre le cours de leur tranquille définition ; tandis que les "méchants" "comptent les haricots dans leur gamelle"... Quant à Bastien, sauvé in extremis du sort de son frère, et par conséquent “mort entre parenthèses", il deviendra peut-être un "vieux monsieur perclus de rhumatismes, si toutefois Dieu lui prête vie"...

 

          Ce livre narre en somme le quotidien d'un homme qui a pris l’habitude de penser tout haut, et fait, par le menu, profiter le lecteur de son travail de déduction aussi rigoureux qu’un raisonnement mathématique. La voix en off du "récitant" est parfois caustique au gré des humeurs du commissaire ; le plus souvent lénifiante. Et de même que cette onction érigée en système confond la plupart des coupables et porte à la confidence ceux qui ont quelque chose à cacher ; de même, le lecteur pris par la densité de l’écriture, serrée entre la volonté de détails et la nécessité de concision, essaie-t-il en vain, pour connaître enfin le nom de l’assassin qui lui échappe jusqu'au bout, de se libérer, de lire en diagonale... Peine perdue, le fil aussi ! Il lui faut revenir en arrière parce que chaque mot est indispensable à l’avancée du récit. Vite, il comprend que "le jeu" dont il est à la fois, du fait de sa curiosité, le protagoniste et la victime est "une partie du rêve"... "Et (qu’)un jour (inéluctablement) "on découvre un cadavre...” Pour trouver le sien, ce lecteur aura "vécu de ce mot à maux et succombé de ce mot à mort". Il survivra, avec la conscience d’avoir lu un livre palpitant.

Jeanine RIVAIS

 

“MORT ENTRE PARENTHÈSES”de GEORGES BAUDOIN Editions Buchet/Chastel. Société Libella 7, rue des Canettes 75006 Paris.

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2001.