Qui, parmi les lectrices ayant eu six ans avant mai 68, n’a conservé le souvenir lumineux des jours d’école, de la craie et de l’encre, des leçons étudiées  par cœur et jamais oubliées ; des poésies si bien sues qu’ils peuvent les réciter in extenso cinquante ans plus tard ? En retrouvant l’image de la fillette le dos au tableau noir, face à ce bloc soudain rival ; fonçant du titre à l’auteur pour éviter le trou de mémoire ; sentant monter la rougeur de fierté et de soulagement à l’infime moment où parvenue au terme, elle se tournait vers la maîtresse, et attendait le verdict : la bonne note qui éclairerait sa journée, et satisferait ses parents.

   Nadia, l’héroïne de Brigitte Giraud (et il semble bien que ce récit soit largement autobiographique) a six ans. Elle va à l’école pour la première fois. Elle découvre le monde, apprend à lire et à écrire, avec très vite la conscience qu’ "écrire (lui) donne un pouvoir nouveau". Elle devient une bonne élève. Désormais, elle est partagée entre deux univers : Celui de la maison où l’on entend des choses qu’on "comprendra plus tard", où l’on subit de petits désagréments, de quotidiennes obligations ; quelques menus plaisirs, mais aussi de grands manques, le principal étant le souvenir de la mère morte, d’autant plus rémanent que l’enfant n’a jamais "pu aimer Celle qui n’est pas (sa) mère". Un univers où elle apprend à "mélanger le monde musulman avec son monde de fillette, intégrer, ingérer Mahomet, Le Coran, l’organisation de la Mosquée",et puis "les mots chargés de mystère ratonnade, harki, fellaga, djebel, barbouze, bougnoule" ; où elle apprend en fait qu’elle est "algérienne", réfugiée ; que ce sujet est quasi-tabou ; qu’il véhicule, même dans l’escalier ou au pied des boîtes à lettres, de la gêne, voire de la honte. Rien ne se dit, seulement ces mots nouveaux, prononcés à mi-voix au milieu d’une chape de silence. 

Et puis, l’univers de l’école. "L’école (qui) contient notre horizon. Qui éloigne de la maison, protège", qui "fait toucher du doigt la beauté et la fragilité du monde". Nadia y apprend à "construire son monde, qui n’est pas celui des parents". Elle est une bonne élève, heureuse d’apprendre, de grandir en même temps qu’elle apprend à "dominer la langue pour dire la cause et l’effet, la nuance et le doute…". L’école, modèle de sa vision du monde, élément fédérateur d’une génération. L’école où l’on apprend aussi la lâcheté de masse face à l’injustice et assume sa première décision de l’enfant de mentir à une adulte pour ne pas couvrir cette lâcheté. L’école où chacun peut se surpasser puisque la voilà une championne de gymnastique…

"J’apprends" est un livre simple, très pédagogique, rappelant avec pudeur et souffrance rétrospective une période où régnait trop souvent la haine, où la camaraderie permettait de dépasser les clivages raciaux. C’est aussi essentiellement un livre de femme, de fille presque, qui sait "raconter" les transformations de son corps, la naissance de ses coquetteries, l’éveil à la sexualité, les ricanements entre adolescentes lorsque paraît un garçon"… la curiosité pour une culture autre que celle de "la Zone à Urbaniser en Priorité", la prise de conscience qu’entre la vie de Sheila ou de Mike Brandt et le "rideau de velours rouge" d’un théâtre, il faut un jour choisir. Le lecteur pourrait dire qu’aucune imagination ne traverse ce livre : c’est un livre de la mémoire, du souvenir, de l’apprentissage du "dedans et du dehors", ce dedans qui évolue avec le corps de l’enfant devenant adolescente, et ce dehors perçu à travers les mots des adultes. Mais c’est également un livre jubilatoire, plein d’humour et de tendresse. Et, s’il est vrai que la vérité sort de la bouche des enfants, la justesse et la force d’émotion qui se dégagent de "J’apprends"  en fait une "histoire" à lire absolument. 

Jeanine RIVAIS

"J’apprends" de Brigitte Giraud. Editions Stock. 157 pages. 

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 54 DE JUIN 2005 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.