L'AFFAIRE DUBUFFET-REGIE RENAULT

La justice au quotidien

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          Est-ce un truisme de dire que tout le monde connaît Jean Dubuffet (1901-1985), puisqu'il est célèbre dans le monde entier ?! 

          Les uns le connaissent à cause de son rôle primordial dans l'histoire de l'Art brut, avec la création de sa Collection, pour laquelle il prônait que "Le vrai art est toujours là où on ne l'attend pas", et ses déboires lorsqu'il a souhaité l'offrir à la France : Qui n'a regretté le refus de Malraux alors Ministre de la Culture, et la décision de Dubuffet d'en faire don à la Suisse ? Et, malgré les regrets, qui n'a pas salué son installation à Lausanne où elle devenue mondialement connue sous le label : "Collection d'Art brut et la Neuve Invention" ? 

          Les autres le connaissent pour son œuvre picturale personnelle qui fit polémique parce qu'elle proposait des œuvres conçues contre l'élitisme intellectuel et artistique. Il a été l'auteur d'une œuvre protéiforme, aussi inclassable que les œuvres asilaires qu'il défendait, conçue à partir de collages, bricolages, assemblages, cultivant l'ambiguïté, ne permettant aucune limite à son imaginaire, rebondissant de peintures en sculptures, ou architectures bizarres mais combien fascinantes... Jusqu'au moment où il en est venu à une esthétique faite de lignes noires sur fond blanc avec des rayures généralement rouges ou bleues. De là sont nés "L'Hourloupe" pour laquelle il a œuvré de 1962 à 1974 ; et, en 1973, "Coucou Bazar". Puis, il a donné vie à toutes sortes d'installations monumentales, qui sont devenues "La Closerie Falbala", "la Tour aux figures", d'autres œuvres créées dans le monde entier... et le projet maudit du "Salon d'été" qui aurait dû être le fleuron de la collection de la Régie Renault et qui gît, enfoui sous le gazon de cette société. 

 

          C'est le dramatique parcours du "combattant Dubuffet" pour faire réaliser son monument que fait revivre, trente-cinq ans après, dans "LE SAC DU SALON D'ETE"(¹), Maître JEAN-ROBERT BOUYEURE, l'avocat qui plaida pour Dubuffet pendant les huit années qui l'opposèrent à la Régie Renault. Récit parfaitement documenté, puisqu'il en a été l'un des très actifs protagonistes, et que, grâce à lui, cette page d'histoire continue d'être enseignée dans les écoles d'art. 

 

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        Mais auparavant, Me Bouyeure explique dans son introduction, les raisons, hormis le plaisir d'un hommage à Dubuffet, pour lesquelles il s'est lancé dans ce récit; et qui font de cet ouvrage un véritable polar, n'était hélas que tous ceux qui liront ce livre, en connaissent à l'avance le triste dénouement. 

          D'abord, parce que cet artiste que des journalistes avaient baptisé le "Don Quichotte héroïque" s'est conduit, en fait, comme "l'antithèse du héros de Cervantès, il a été celui qui agit sans se soucier de son sort personnel", ne pensant qu'à son œuvre, au point que Claude Simon a pu parler de "son assaut contre les moulins de la Régie Renault"

          Ensuite, en raison des protagonistes : "Un des plus importants et prolifiques artistes du XXe siècle, personnage complexe, déroutant et provocateur... et un constructeur automobile de dimensions mondiales et qui, dans une activité de mécénat, a connu dans le monde de l'art une éclatante réussite. En somme, deux monstres sacrés face à face". 

          En raison du litige : la réalisation ou l'abandon d'une œuvre d'art...

        En raison aussi de la dualité des enjeux : "un enjeu artistique exceptionnel ayant suscité un intérêt passionné dans le monde entier, et une problématique juridique complexe et inédite, qui a (...) donné à la jurisprudence l'occasion de consacrer une nouvelle définition de la notion même d'oeuvre d'art".

          En raison également de la dramaturgie digne d'un roman à épisodes.

         Enfin, parce que "cette affaire pose de façon aussi violente qu'inédite la question des difficiles rapports, à l'époque moderne, entre le mécène et l'artiste"

 

          De quel projet s'agit-il ?

 

          Tout est né de la rencontre entre Jean Dubuffet et Claude Renard, employé par la Régie au titre de "Market Research Manager". Il a fréquenté aux Etats-Unis les responsables des plus grandes firmes et a été impressionné par le rôle de mécènes qu'elles assument. Il imagine ce que pourrait être, de la même manière, le rôle de la Régie en devenant mécène des artistes français les plus célèbres. Il convainc les responsables de la Régie, dont le directeur Pierre Dreyfus, du profit qu'elle tirerait de "rapprocher le monde de l'art de l'entreprise. Non pas seulement commander des œuvres et les financer ; mais inviter les artistes au sein de l'entreprise (…) leur fournir des moyens matériels et techniques, le tout pour leur permettre de créer en toute liberté des œuvres originales inspirées par cette expérience". 

          En 1970, l'entreprise fait construire Quai du Point-du-Jour à Boulogne-Billancourt son nouveau siège social. Le projet conçu par l'architecte Pierre Vigneron est une "réalisation conventionnelle et dépourvue d'originalité" qui manque de caractère "au regard des ambitions de Renault dans le domaine artistique". Déçu, Claude Renard suggère d'acquérir des œuvres "spécialement conçues qui pourraient s'intégrer à la construction". Parmi les artistes dans ce but contactés, figure Dubuffet. (²). Lequel réalise une série de vingt-cinq découpes peintes à la peinture acrylique qu'il nomme "le Roman burlesque". Qualifié par certains de "grinçant et déroutant". 

          Boulimique de travail, Dubuffet mène de front la construction de "la Closerie Falbala" ; les multiples fresques de l'"Hourloupe" et les sculptures du "Coucou Bazar" ; une sculpture monumentale de trente mètres sur vingt pour les Pays-Bas, etc.

          Admiratif de toutes ces constructions monumentales, Claude Renard propose à Dubuffet d'en concevoir une qui serait installée sur une vaste esplanade devant les bâtiments du siège social, où aucune construction n'est prévue. Après de nombreux échanges, est conclu "un accord entre le mécène qui (…) va commander un projet hors du commun et l'artiste à l'exceptionnelle puissance créatrice, qui va le façonner. Un projet à l'échelle et à l'image des deux géants qui vont s'entendre et s'associer pour le réaliser". 

 

          Un contrat mal agencé

 

          Tous les détails étant réglés, il est convenu de signer un contrat, et vu la bonne entente qui règne, inutile de le faire préparer par des juristes. Le contrat est signé le 26 novembre 1973 et est complété par un avenant le 13 juin 1974. Toutes les obligations et droits de part et d'autre sont dûment spécifiés, SAUF QUE "si le contrat décrit la façon dont les travaux de construction du monument seront réalisés, aucune clause ne prévoit qu'ils DOIVENT l'être ! Autrement dit, à la réception de la maquette que Dubuffet s'engage à lui fournir, la Régie aura l'entière liberté de décision : construire ou ne pas construire le monument. Elle n'a pas obligation de construire, mais seulement celle de respecter les modalités prévues si elle décide de le faire". 

          Dubuffet travaille à ce qu'il veut être une œuvre hors du commun, et présente dans les délais impartis une maquette, prélude à une sculpture monumentale, intitulée "le Salon d'été". Ce monument mesurera près de deux mille m2 au sol, et sera édifiée, aux frais de l'entreprise, devant l'immeuble de son siège social à Boulogne-Billancourt. Ce sera une sculpture habitable. "Apothéose d’une série prolifique" pour Dubuffet, ce projet constitue pour la Régie "le point d’orgue d’une exceptionnelle et exemplaire politique de mécénat", résume Jean-Robert Bouyeure. 

 

 

          Le rêve brisé

 

Maquette du Salon d'Eté et photographie de l'état où se trouve la construction au moment de l'arrêt des travaux.
Maquette du Salon d'Eté et photographie de l'état où se trouve la construction au moment de l'arrêt des travaux.

          Après avoir étudié de possibles difficultés techniques nouvelles, et évalué le coût des travaux, ceux-ci peuvent commencer. Bientôt la forme du futur monument est reconnaissable. Claude Renard écrit à Dubuffet "que le gros œuvre est presque terminé et que le ferraillage des bancs et dalles de sol est en cours". Tout va bien. 

          Certes Jean Dubuffet qui est allé à Nouan-sur-Loire dans les ateliers de la Régie, constate que les réalisations ne sont pas conformes au graphisme prévu et demande qu'elles soient reprises. Des infiltrations se produisent dans le plafond des parkings souterrains, mais il est vite prouvé qu'elles sont indépendantes des travaux en cours. Aussi, les travaux avancent-ils normalement ; et le magazine de la Régie écrit : "Dans la cour des immeubles du Point du Jour commencent à s'édifier les fondations d'un exceptionnel jardin-sculpture créé pour nous par l'un des plus grands artistes de ce temps, Jean Dubuffet...".

          Néanmoins, la Régie décide d'arrêter les travaux. Des mois passent, le chantier est à l'arrêt. Dubuffet, prévenu par hasard de la situation, envoie des courriers à Pierre Dreyfus qui, à chaque fois, lui fait réponse en maniant la langue de bois. Et qui passe la responsabilité des événements à son successeur, Bernard Vernier-Palliez, lequel ne s'intéresse pas du tout aux problèmes artistiques. De nouveaux mois s'écoulent. Dubuffet propose l'intervention de son architecte Jean Prouvé, et de prendre à ses frais les suppléments occasionnés,(évalués à 1 500 000 NF) : "Pas de réponse. Pas d'appel téléphonique. Pas de lettre. Pas de message. On ne lui laisse pas entendre que ses propositions sont à l'étude. On ne lui dit pas qu'elles sont tardives, insuffisantes, inutiles. On ne lui dit pas davantage qu'une décision a été prise. Rien. On ne lui dit rien.". 

          Grand est le sentiment de colère, de déception et d'humiliation de Dubuffet. D'autant que ce n'est que par une indiscrétion qu'il apprend fin décembre 1975, la décision de la Régie de démolir ce qui a déjà été construit ! Il décide de poursuivre la Régie devant les tribunaux. 

 

          Les raisons d'un abandon

 

          Dès l'origine, rappelle Me Bouyeure, la Régie (du fait du contrat), "a considéré qu'elle n'avait aucune obligation envers Dubuffet, autre que lui payer la maquette à réception. Qu'elle était absolument libre de ses choix : celui d'entreprendre la construction, et l'ayant entreprise, celui de l'abandonner". Dans sa plainte, Dubuffet reprend l'historique de l'affaire, rappelle les difficultés rencontrées auxquelles il a proposé de remédier personnellement.

          Dans la réalité, le motif de la destruction est "plus insidieux, plus subjectif, plus pernicieux" : l'hostilité à peine voilée d'une minorité agissante à l'égard du "Roman burlesque" se serait reportée sur "le Salon d'été", "Toute l'affaire du "Salon d'été" (tenait) peut-être à cela : où l'on attendait une sorte de jardin propice à la flânerie... Dubuffet proposait un espace profondément déstabilisant, incommode sans doute, susceptible d'induire chez le visiteur du commun aussi bien que chez l'homme de l'art, de bien singulières réactions". Quoi qu'il en soit, "on ne lui a pas laissé la chance d'être accepté. D'être admiré. D'être aimé. On n'a pas permis à la magie de s'accomplir".

          Une procédure en référé lui est favorable : Interdiction à la Régie de démolir une construction dont plus de la moitié était déjà réalisée. La rupture est consommée. Il faut désormais préparer la plaidoirie pour la suite. 

 

          La machine judiciaire : Le temps des échecs

 

          La réaction de Dubuffet est que cette fois, c'en est trop, "Il n'est pas question de s'incliner devant le diktat de la Régie, Il entend se battre jusqu'à l'os".

          Et c'est là que l'auteur du livre "LE SAC DU SALON D'ETE", Maître Bouyeure, est vraiment entré en scène. D'emblée, le lecteur sent combien il était concentré sur les questions à poser, à se poser ; et l'analyse des réponses qu'il faudrait parvenir à obtenir, pour relancer la construction du monument. Et c'est au lecteur de s'accrocher pour suivre les aléas du droit préexistant ou possible, car l'avocat et Dubuffet ont décidé d'invoquer le droit moral de l'auteur :"Le droit moral sur la propriété littéraire et artistique permet à l'artiste de s'opposer aux atteintes susceptibles d'être portées à son œuvre. Selon la jurisprudence, ce droit l'emporte sur le droit de propriété" ; et, disposition essentielle,"une œuvre d'art inachevée bénéficie, elle-même, du droit moral". Donc : La maquette est-elle une œuvre d'art (oui, réalisée par l'artiste), mais le monument l'est-il (réalisé avec les moyens techniques de la Régie) ? Et, s'il l'est, la Régie ne peut-elle se considérer comme coauteur et donc n'est-elle pas autorisée à persister dans son refus de les continuer ? En outre, les matériaux étant dispersés en plusieurs endroits, peut-on parler d'une œuvre inachevée ? Enfin, peut-on concevoir une œuvre construite harmonieusement sous contrainte judiciaire ? etc. 

          Dubuffet répond à tous ces problèmes possibles, pour conclure : "C'est le monument qui est l'oeuvre au premier degré, la maquette n'en étant qu'une émanation n'ayant d'autre intérêt ni valeur que documentaire". Et c'est au tour de la Régie d'assigner Dubuffet, et de conclure, l'axe de sa défense étant strictement juridique : "Elle n'avait pas l'obligation de poursuivre la construction entreprise". Attestation contestée par Dubuffet, selon lequel le respect de son droit moral imposait précisément à la Régie d'achever une construction qu'elle aurait, sans doute, été en droit de ne pas entreprendre, mais qu'elle doit achever dès lors qu'elle est commencée. 

 

          Un an passe au cours duquel la Régie peaufine ses arguments et l'artiste contacte les plus grands représentants mondiaux de l'Art contemporain, qui tous, plaident en faveur de l'oeuvre. 

          Face aux refus réitérés de Renault de protéger le monument, Dubuffet l'assigne. Echec : tous les arguments de Dubuffet sont récusés.

 

          Peut-on imaginer l'état d'esprit qui règne au sein de l'équipe Dubuffet ? Il garde sa confiance à Me Bouyeure, mais décide de lui adjoindre un deuxième défenseur : ce sera Me Kiejman. Travaillant en parfaite entente, les deux avocats reçoivent le support de L'ADAGP (³) qui affirme soutenir "ses adhérents devant les tribunaux tant en France qu'à l'étranger, dans les procès de principe appelés à faire jurisprudence". Une nouvelle année s'écoule. Forte de l'échec de Dubuffet et de l'agrément reçu, la Régie annonce en mai son intention d'ensevelir le monument. Elle demande l'autorisation en référé. Laquelle lui est refusée. Malgré ce refus, et un référé de Dubuffet, la Régie persiste. Le tumulus est créé et gazonné ! "Enterré vivant, donc, le monument !

 

          Arrive le 28 avril 1978 et l'audience devant la Cour d'Appel. Les avocats plaident magnifiquement, ainsi que Me Mathély, avocat de l'ADAGP ; lorsque, à la surprise générale, un avocat de l'Etat intervient (contrairement à toutes les coutumes) et prend parti pour Renault. Sans surprise, l'arrêt rendu est défavorable à Dubuffet. 

 

          Le temps des succès

 

          Tant d'efforts ! Pour rien ! C'est le temps où la Régie, "débarrassée des vestiges du monument, a pu se convaincre que le temps jouait pour elle et que l'émotion toute relative suscitée par l'affaire, finirait par retomber". Et pourtant, plus que jamais la détermination de Dubuffet est intacte. Ce sera la procédure devant la Cour de Cassation ! Les deux avocats passent le relais à Me Arnaud Lyon-Caen, avocat au Conseil d'état et à la Cour de Cassation qui estime que "la question de droit, relative à la définition de l'oeuvre d'art est d'un exceptionnel intérêt".

          Dubuffet va contester l'arrêt d'appel selon lequel la maquette est seule une œuvre d'art. Que de la maquette au monument, "il n'y a pas de rupture dans la création, mais un passage de l'une à l'autre".

          Des mois s'écoulent. 

          Décembre 1979 : l'affaire vient en cassation. Et, fait exceptionnel, Me Lyon-Caen demande à plaider. "Est-ce en raison de la pertinence et de la profondeur de son argumentation et de l'exceptionnelle qualité rédactionnelle de ses mémoires que Me Lyon-Caen a triomphé ? Ou bien en plaidant avec talent et passion ? Ou a-t-il su trouver le mot juste, apporter le chaînon manquant... ?". L'arrêt est rendu le 8 janvier 1980 : la victoire est éclatante ! Non seulement l'appel est cassé, mais est redéfini le droit moral et même la définition de l'oeuvre d'art, sachant que le monument en est bien une lui-même ! 

          Rien n'est pour autant terminé ! Les avocats doivent calmer un Dubuffet exultant en lui expliquant que la cassation n'est qu'une étape où est dit le droit, mais où n'est pas rejugée l'affaire qui est renvoyée devant une autre Cour d'Appel ! Ce sera celle de Versailles. 

 

          L'affaire vient en audience solennelle le 17 juin 1981. La Régie ne désarme pas! Devant la Cour de Renvoi, elle reprend les arguments d'origine ; tandis que Me Kiejman pose la question : "Allait-on donc continuer à n'assurer à l'artiste qu'une protection formelle, pour une fois que la Société Renault, entreprise nationale, pouvait lui assurer une place concrète dans la cité ? Faut-il donc refuser la seule grande commande publique passée depuis la guerre"? 

          La conclusion tant attendue, tant souhaitée tombe enfin ! Concluant dans le sens du respect du droit moral de l'artiste et spécifiant que : "Du moment où la Régie a accepté de se charger des intérêts de Dubuffet, elle s'est engagée à veiller à la meilleure garantie du droit moral de l'auteur (…) et ne peut donc exciper de l'atteinte à sa personne que constituerait l'obligation de faire mise en charge pour se dérober à l'engagement auquel elle a souscrit". Voilà la Régie tenue de terminer le monument. 

          Néanmoins, rien ne se passe. Obstruction contre laquelle nul ne peut rien, puisque le jugement n'a prévu aucune astreinte si la Régie ne s'y plie pas. Et à la fin du délai imparti, elle n'a pas repris les travaux. L'artiste décide de saisir le Tribunal de Grande instance de Paris. Mais il est débouté de l'astreinte demandée, celle-ci n'ayant pas été fixée par la cour de Versailles. 

          Ainsi, malgré sa victoire, Dubuffet est impuissant ! Néanmoins, il fait appel du jugement le 16 juin 1982. 

 

          Panique à la Régie Renault. Le triomphe de Dubuffet 

 

           Mais que s'est-il passé à la Régie ? Il semble que ses avocats lui aient prédit un rejet, et qu'elle devra payer une astreinte. Les responsables paniquent et par l'intermédiaire de leurs avocats proposent (pour la première fois) une alternativ  à Dubuffet : construire le monument qu'il voudra, mais pas devant la Régie, dans le parc public de Boulogne-Billancourt. Elle lui versera quatre millions de francs, et en dédommagement du monument non construit, deux millions de francs contre l'abandon de la procédure ! Refus immédiat de Dubuffet qui écrit : "Je vous confirme que le "Salon d'été" a été configuré pour s'adapter au lieu auquel il était destiné et serait privé de son sens s'il était édifié en un autre lieu" ! 

          Arrive donc le moment du second arrêt de la Cour de Cassation. Le juge reprend l'idée que la Régie n'aurait pas été tenue de construire le monument ; mais que du moment qu'elle l'avait commencé elle était tenue de le terminer. L'arrêt de la Cour de Versailles est donc validé. Le succès est total. Chacun s'attend maintenant à ce que les travaux reprennent. 

 

          Mais brutalement, en pleine réussite et immense renommée, Dubuffet annonce qu'il renonce ! Dans un communiqué il déclare : "Cependant, en définitive, je n'userai pas du droit qui m'est ainsi donné. Il me déplaît d'imposer par contrainte la réalisation d'une œuvre en un lieu où elle a été si injurieusement traitée. (…) Dans ces conditions, c'est maintenant moi qui refuse (non sans tristesse) que la Régie Renault se voit gratifiée de ce "Salon d'été". Ne restera de ce projet qui avait été pour moi si excitant, et qui, je crois, aurait pu l'être aussi pour le public, que le souvenir".

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          Qui pourrait, après une lutte tellement acharnée pour faire respecter le droit moral de l'artiste, ne pas admirer la fierté de Dubuffet, la grandeur et le courage impliqués par une telle décision ?! Il reste à regretter qu'une entreprise aussi performante que la Régie Renault se soit déconsidérée en refusant obstinément de mener à bien une entreprise comme le "Salon d'été" ! Se réjouir que cette affaire fasse depuis lors jurisprudence. Et que, tant d'années après, Jean-Robert Bouyeure ait "raconté" de façon tellement vivante l'histoire de ce désastre artistique.

          Mais, quoi qu'il en soit, c'est ainsi que ce monument qui aurait pu apporter la gloire à la Régie Renault et un souvenir impérissable à son auteur, se dégrade lentement depuis quatre décennies, sous un quelconque tumulus couvert de gazon ! En somme, "La Régie ayant commis un crime, a voulu faire disparaître le corps. On est passé du souffle épique de Dubuffet à une rassurante et très conventionnelle pelouse. Plus de traces. Plus de stigmates". 

 

Jeanine RIVAIS

 

(¹)"Sac" au sens de "saccage", bien sûr. Dubuffet attribuait à Jérôme Lindon (éditeur), l'expression "Le Sac du Salon d'été" qui sert de titre à ce récit, et ajoutait que ce titre était fort bien trouvé. 

(²)1971 : Dubuffet travaille alors sur la maquette de la future "Closerie des Lilas" qui deviendra un lieu magnifique, surprenant, époustouflant (que j'ai eu naguère l'honneur de visiter), mais pour la réalisation de laquelle il a de grosses difficultés. Claude Renard met à sa disposition les machines et techniciens de Renault qui vont le tirer d'embarras.

(³) ADAGP : Association pour la Diffusion des Arts Graphiques et Plastiques.

 

"LE SAC DU SALON D'ETE" de JEAN-ROBERT BOUYEURE : Editions L'Harmattan. 136 pages. 19 € 

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 83 DE JUIN 2020 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.

 

VOIR AUSSI : "HOMMAGE A JEAN DUBUFFET QUI AURAIT EU CENT ANS EN 2001" : TEXTE ECRIT EN 2001 ET PUBLIE DANS LE N° 44 DE NOVEMBRE 2001 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.