Qui n'a lu ou entendu parler de la mort de Van Gogh, et de la part de mystère qui l'a, depuis toujours, entourée ? La thèse du suicide prévalant, bien que très contestée, et suscitant de nombreuses interrogations ! D'autant que les dernières lettres échangées avec son frère ne suggéraient nullement un état dépressif. Et que, ni l'arme, ni les affaires personnelles de l'artiste, ni ses dernières créations n'ont été retrouvées. 

 

          C'est tous ces questionnements que reprend Jean-Michel Guenassia dans son dernier roman, "La valse des arbres et du ciel", posant le problème à l'envers : " Et si le docteur Gachet n'avait pas été l'ami fidèle des Impressionnistes mais plutôt un opportuniste cupide et vaniteux ? Et si sa fille avait été une personne trop passionnée et trop amoureuse ? Et si Van Gogh ne s'était pas suicidé ? Et si une partie de ses toiles exposées à Orsay étaient des faux ?" 

 

 Autant de questions troublantes que Jean-Michel Guenassia aborde au regard des plus récentes découvertes sur la vie de l'artiste. Il trouve des réponses insoupçonnées, qu'il nous transmet avec la puissance romanesque et la vérité documentaire qu'on lui connaît depuis "Le Club des incorrigibles optimistes".(¹)

 

  

            Qui est donc Jean-Michel Guenassia ? 

          Il est né à Alger, en 1950. Avocat pendant six ans, il vit ensuite de sa plume en écrivant des scénarios pour la télévision. Il publie un roman policier en 1986, "Pour cent millions"(éditions Liana Lévi, prix Michel-Lebrun), dont il dit : "Je ne le renie pas... mais je n'ai pas donné suite, il me fallait autre chose". Puis il fait jouer des pièces de théâtre, notamment, "Grand, beau, fort, avec des yeux noirs brûlants", en 2008 en Avignon. Il doit surtout sa célébrité à son roman, "Le Club des Incorrigibles Optimistes", paru à la rentrée littéraire 2009, et qui a obtenu le Prix Goncourt des Lycéens. Il est aussi le Lauréat du Prix du Roman Chapitre 2012 pour "La vie rêvée d´Ernesto G". 

          Avec "Le Club des Incorrigibles Optimistes", de près de huit cents pages, Jean-Michel Guenassia a eu l'ambition d'écrire à la fois le "roman d'une génération" en reconstituant avec minutie les années 1960 (la guerre froide, la question algérienne, l'apparition du Rock and Roll etc.) et la "chronique mélancolique d'une adolescence". Le titre se justifie par le lieu déterminant du roman, l'arrière-salle d'un bistrot parisien fréquenté par Joseph Kessel et par Jean-Paul Sartre, où se retrouvent des hommes qui ont fui le Communisme des Pays de l'Est (Igor, ancien médecin russe menacé par les purges staliniennes, Pavel ancien diplomate tchèque...) mais qui sont tous "d'incorrigibles optimistes". Le roman a été salué par la critique unanime (Télérama, Le Point, L'Express, Le Nouvel Observateur...) et a trouvé un large public. Il a été couronné par le Prix Goncourt des Lycéens le 9 novembre 2009 et par le Prix 2010 des lecteurs de "Notre Temps". (²)

 

          Ainsi donc, le roman de Jean-Michel Guénassia pose-t-il la question de la mort de Van Gogh. Pour développer son histoire, il s'est inspiré des recherches de l'historien d'art John Rewald (1912-1994), et des études de deux écrivains américains, Steven Naifeh (né en 1952) et Gregory White Smith (1951-2014) qui déniaient la version officielle. Selon eux, le peintre souffrant d'épilepsie plutôt que de dépression, aurait en réalité été tué par deux adolescents, René Secrétan et son frère, lesquels ont toujours nié avoir été à Auvers-sur-Oise le jour de l'accident. Plusieurs indices font douter les auteurs de la version selon laquelle Vincent se serait tiré une balle dans un champ avant de revenir à l'auberge. L'arme, par exemple, qui n'a jamais été retrouvée. Ils ne croient pas que l'aubergiste ait donné un pistolet à un Van Gogh qui sortait tout juste de l'asile psychiatrique. La balle pose aussi problème. La trajectoire de travers dans l'abdomen n'est pas logique pour un suicide. "Rappelons qu'il n'y a pas eu d'enquête médico-légale ni d'autopsie", précise Gregory White Smith. Selon Naifeh et Smith, un témoin qui aurait vu Van Gogh juste avant sa mort, aurait entendu le coup de feu dans une cour de ferme à quelques centaines de mètres de l'auberge. Steve Naifeh est en outre intrigué par les propos prononcés par Van Gogh sur son lit de mort, aux policiers qui lui demandent s'il a tenté de se suicider. "Je le crois" a-t-il répondu, "n'accusez personne d'autre". Cette remarque l'a poussé à s'intéresser à l'hypothèse émise par John Rewald qui a pu parler à des témoins directs dans les années 1930. La rumeur qu'il entendait était que "Vincent avait été tué accidentellement par deux garçons et qu'il a décidé de les protéger et de jouer le martyr. Cette version colle avec les faits". Et que "c'était soit un accident soit un acte délibéré", ajoute Steve Naifeh. Selon lui, Van Gogh, malade, suicidaire et tourmenté à l'idée d'être un fardeau pour son frère Théo, aurait été en somme "reconnaissant" de cette tournure des choses. Les deux auteurs sont arrivés à cette conclusion après dix ans de recherches qui leur ont donné accès à la totalité des archives du Musée Van Gogh d'Amsterdam. Ils ont consulté quelque vingt-huit mille notes, dont des lettres jusque-là inconnues de Vincent à son frère Théo et ses proches, et ont travaillé avec une petite armée de documentalistes et traducteurs. Si leur version était la vraie, elle bouleverserait l'histoire de l'un des peintres les plus célébrés au monde aujourd'hui. Sans entrer dans la polémique, le commissaire priseur du Musée Van Gogh à Amsterdam, Leo Jansen, juge l'œuvre de Naifeh et Smith comme "la biographie de référence de Van Gogh pour des décennies à venir".(³). 

          Pourtant, finalement, Jean-Michel Guenassia choisira une autre hypothèse à la fin de son ouvrage ! 

 

          Mais Van Gogh allait-il vraiment si mal ? L'auteur part du principe qu'il allait très bien, qu'il était en pleine maturité créatrice, parcourant à longueur de journées les environs d'Auvers-sur-Oise, du 20 mai au 29 juillet, temps pendant lequel il peignit soixante-dix tableaux.

          Toute l'histoire, conçue comme son journal intime, est racontée par Marguerite Gachet, devenue une vieille femme qui, voyant arriver la mort, souhaite partir en paix avec sa conscience et raconter "la vérité".

          Le récit commence avec Marguerite, qui fête seule ses dix-neuf ans et qui étouffe dans l'atmosphère familiale générée par son père médecin, autoritaire et cupide, odieux et affairiste ; son frère personnage falot qui voudrait devenir poète ; et une gouvernante terrorisée à l'idée de perdre sa place. "Je suis née", dit-elle, "d’une femme énigmatique, qui m’a été dérobée. J’avais trois ans quand la maladie a emporté ma mère, et j’ai longtemps cru qu’il n’y avait nulle part de portrait qui puisse me révéler à quoi ressemblait son visage. A cette époque, la photographie n’était pas aussi répandue qu’aujourd’hui. Mon père regrette de n’avoir pas pensé à faire un daguerréotype lors de leur mariage. Cela n’était pas à la mode. J’aurais tant aimé qu’il en garde un souvenir. Il me dévisage et soutient que ses traits s’estompent de sa mémoire et qu’il doit faire un effort insoutenable pour la revoir telle qu’il l’a aimée. Mais il ne dit pas la vérité : une fois il n’y a pas pensé et à la deuxième occasion il a reculé devant la dépense. Il passe son temps à soupirer. Les yeux dans le vague, presque à défaillir. Des soupirs appuyés, qui s’exhalent malgré lui, à tout moment.      Est-il accablé pour le reste de ses jours de l’avoir perdue" ?

          Marguerite, jeune femme indépendante et intrépide voudrait devenir peintre, mais elle a conscience que, si elle est une remarquable "copieuse", elle n'a aucun talent pour la peinture elle-même. A force d'avoir insisté, elle a pu faire quelques études, elle a passé brillamment son baccalauréat. Elle rêve d'entrer à l'Ecole des Beaux-arts, "d'avoir accès à des maîtres de qualité, mais cela est impossible, il faudrait pour cela (se) déguiser en homme, les personnes de (son) sexe y étant interdites, Dieu seul sait pourquoi. Peut-être les hommes redoutent-ils de perdre leur domination, si (les femmes pouvaient se) confronter à eux. (Elles ne sont) bonnes qu'à contempler leurs oeuvres, sans avoir le droit d'apprendre et de devenir des artistes reconnues". Et les académies privées sont hors de prix. Mais, bien qu'elle répète à son père : "Je ne serai jamais la propriété d’un homme. Je n’ai pas l’intention de changer de prison", de toutes façons, son avenir est tracé : elle doit se marier. Le futur est d'ailleurs déjà trouvé, fils d'un ami de la famille, Georges Secrétan, jeune homme noceur pour qui elle n'a aucune inclination et qui, lui, ne rêve que débauches et beuveries. Mais son père possède une immense fortune ! Cernée de tous côtés, Marguerite envisage sérieusement de s'enfuir. Et de voyager incognito pour se rendre aux Etats-Unis. Mais son "pécule, laborieusement mis de côté, s'élève à force de privations, à la redoutable somme de soixante-deux francs". A peine assez pour aller jusqu'au Havre, aussi pense-t-elle vendre les bijoux que lui a légués sa mère. 

          C'est à ce moment-là qu'arrive un jeune peintre encore inconnu, Vincent Van Gogh, rentré du Midi après de violentes querelles avec Gauguin. Il est envoyé par son frère Théo, sur les conseils de Pissaro. Théo sait que le docteur Gachet est un spécialiste de la mélancolie et pratique aussi l'homéopathie dont les psychiatres pensent qu'elle peut être un recours sérieux. Il sait aussi que Gachet est un grand collectionneur, et qu'il soigne des artistes, souvent démunis, (Pissaro, Corot, Cézanne, Manet…) qui le paient avec des tableaux. Vincent sera de ceux-là. La pension de cent cinquante francs mensuels que lui alloue son frère, si elle l'empêche d'être un miséreux, lui permet tout juste de s'installer dans une chambre sous les combles, à l'auberge Ravoux (que fréquentent les fils Secrétan supposés avoir tiré sur lui). Il se rendra quotidiennement pour y être soigné, chez le docteur au sujet duquel il écrit à Théo : "J'ai vu monsieur le docteur Gachet qui a fait sur moi l'impression d'être assez excentrique, mais son expérience de docteur doit le tenir en équilibre en combattant le mal nerveux duquel certes il me paraît attaqué au moins aussi gravement que moi…"

D'emblée, Marguerite admire les tableaux de l'artiste, et elle aimerait peindre à ses côtés. Elle en oublie ses idées d'évasion. Elle bat la campagne tous les jours, à la recherche des sites où le peintre a posé son chevalet pour y reproduire à sa façon, les paysages qui l'entourent. Elle le regarde travailler. Elle voudrait qu'il lui enseigne l'art de peindre, mais jusqu'au bout, il refusera d'être son professeur. Bientôt, les deux jeunes gens deviennent amants. Pour autant, chacun reste fidèle à son idéal : Bien qu'aimant le peintre de toutes ses forces, et sûre qu'il en est de même pour lui, Marguerite se donne à lui, "uniquement pour le bonheur" (…) "Je ne veux rien d’autre de ma vie que rester à ses côtés, et l’aider, l’encourager dans cette voie, peindre jusqu’à ce que la mort nous sépare, l’aimer et être aimée de lui (…)". Mais de cette relation, que pense Van Gogh, lui qui se veut peintre et rien d'autre, et qui affirme : "…Je suis sur la bonne voie, quand je veux peindre ce que je sens et sentir ce que je peins" ? Sa décision est sans ambiguïté : "Il n’y a pas d’avenir pour nous (…) Je ne veux pas d’une histoire qui encombre ma vie (…) La seule chose dont j’ai envie, c’est de peindre, tout le temps…". Il n'est donc pas question pour lui d'envisager une évasion à deux que lui propose Marguerite. 

 

Le drame va se nouer un soir où, descendant comme d'habitude à pas de loup dans le noir, pour aller retrouver Vincent dans sa mansarde, elle voit son frère sur le palier. Elle lui fait signe de ne pas faire de bruit. Mais dès qu'elle est dehors, celui-ci alerte leur père, et à son retour la voilà nez à nez avec lui qui l'a attendue dans sa chambre. Séquestrée, à demi-morte sous les coups de son père furieux, prévenue qu'elle devra se marier dans les meilleurs délais avec Georges, Marguerite va par tous les moyens essayer de s'échapper. Impossible ! Seuls, la sauvent de la folie et de la mort, les souvenirs des jours heureux qu'ils ont passés ensemble ; les querelles aussi, en particulier la colère de Vincent lorsqu'il avait découvert sous une table les croûtes que collectionnait le docteur, au même titre que les œuvres des bons artistes ; puis lorsqu'elle lui avait montré des toiles qu'elle avait peintes, copies des siennes et de celles de Cézanne et qu'il l'avait entre autre accusée de n'être qu'une "mauvaise imitatrice" ! Les jours passent. 

          Elle découvre dans son tiroir le pistolet que son père lui avait confié pour le faire réparer. Et qui, finalement, semble en état de marche. Quand elle l'en menace, réalisant qu'en fait l'arme fonctionne correctement, il est obligé de la laisser passer ! Et elle part en courant follement, à la recherche du peintre ! Lequel, l'avait, d'après la rumeur, crue partie en vacances et s'étonne de son "retour" ! 

Il lui annonce que pendant son absence, et croyant qu'elle ne se souciait plus de lui, il a fait des projets. Il lui parle de son intention de partir en Bretagne rejoindre Gauguin, et peindre, peindre… Elle a beau le supplier de l'emmener, il refuse tout net : "C'est non, Marguerite, catégoriquement non ! Je vais en Bretagne pour peindre, je n'ai pas l'intention de m'installer en couple" ! Finalement, après un face à face dramatique, elle sort le pistolet de son sac et en menace Vincent qui se jette sur elle pour le lui enlever. Le coup part ! "Il y avait une tache de sang sur sa chemise… Il a mis un genou au sol, a pressé de son poing son abdomen. Avec un effort inouï il s'est redressé. _Allez, rentre chez toi ! Je vais retourner à la pension me faire soigner. Ca n'a pas l'air trop grave !" Elle s'évanouit. Reste deux jours inconsciente après que son frère qui avait couru derrière elle, l'ait retrouvée. A l'un des gendarmes venus enquêter à l'auberge, et lui reprochant son geste, Vincent répond doucement : "Gendarme, je suis libre de mon corps et libre d'en disposer à mon gré. N'accusez personne, c'est moi qui me suis suicidé". Même déduction en fait que pour les deux garçons, mais protagonistes différents ! Sauf qu'il semble bien que si le docteur Gachet ne s'était pas absolument opposé à son hospitalisation, le blessé aurait peut-être été sauvé ? 

Le 29 juillet 1890, meurt Vincent Van Gogh, âgé de trente-sept ans. "Suicidé", le curé lui refuse l'église. Il est donc enterré civilement dans le cimetière d'Auvers. Théo, mort l'année suivante de la syphilis est enterré en Hollande, mais ramené par la volonté de sa femme, à Auvers pour que les deux frères reposent côte à côte. 

Quant à Marguerite, âgée de soixante ans, elle conclut : "Je n'ai pas connu d'homme après Vincent… Je suis restée chez moi, dans ma maison, avec mon père et mon frère. J'ai continué de vivre avec Vincent auprès de moi (…) et j'ai été la femme la plus heureuse qui soit. Je n'aurais échangé ma vie pour rien au monde (…) Je suis Marguerite Van Gogh. Madame Marguerite Van Gogh…" Elle décède à Auvers en 1949, à l'âge de quatre-vingt un ans… 

 

La version de Jean-Michel Guenassia est-elle plus crédible que celle des écrivains américains ? Les puristes crieront sans doute au crime de lèse-Van Gogh ! Mais qu'importe ! Il s'agit d'un roman, et quelques détournements sont bien permis ! D'autant que cet ouvrage est conçu d'une belle écriture, sensible, intelligente, d'une grande puissance romanesque et d'une indéniable vérité documentaire et historique. 

Car l'auteur emmène le lecteur dans la France de la fin du XIXe siècle. Des extraits de journaux et de lettres à son frère ou à ses amis sont intercalés, permettant de situer l'histoire du peintre à divers moments de l'Histoire. Ces passages coupent le récit, l'allègent tout en l'insérant dans son contexte : construction de la Tour Eiffel et âpres discussions pour la détruire ou la conserver ; aménagements du baccalauréat pour lequel seules les candidates les plus persévérantes peuvent se présenter en candidates libres ; idée d'un tunnel sous la Manche unanimement condamné ; scandale de Panama, etc. …) ; naissance et affirmation du mouvement impressionniste… Certaines allusions de Vincent rappellent que la majorité des artistes comme la plupart des Français du commun, sont ouvertement antisémites ( les peintres qu'il fréquente, les Goncourt, Maurice Barrès, Pierre loti etc.). Quant au récit des avatars de la vie de Marguerite, qui n'a pensé à Camille Claudel et à la féroce répression de son père ? Le plus choquant, au long du livre, tenant au fait que le docteur Gachet monnaie ses talents médicaux contre des œuvres d'artistes naissants dont Van Gogh (ainsi obtient-il pendant le court laps de temps de la présence de Vincent, qu'il fasse deux fois son portrait). 

Mais à aucun moment ne se démentent l'amour et l'admiration de Marguerite, et lorsqu'elle décrit ses tableaux avec tant de cœur, d'enthousiasme et d'intelligence, il apparaît logique que Jean-Michel Guenassia se soit inspiré pour le titre de son livre de l'une des œuvres les plus célèbres du peintre, qu'elle évoque : "La Nuit étoilée". 

Jeanine RIVAIS 

(¹) Cf.  Quatrième de couverture de l'ouvrage.

(²) Wikipédia. 

(³) Adèle Smith : "Van Gogh ne se serait pas suicidé". 

LA VALSE DES ARBRES ET DU CIEL" de JEAN-MICHEL GUENASSIA : Editions Albin Michel. 298 pages. 19,50 €

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 76 DE DECEMBRE 2016 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.