Trois livres, trois chefs-d'œuvre ! Ainsi peut-on résumer à ce jour, l'œuvre de la jeune écrivaine Karen Viggers.

          Née à Melbourne, elle est vétérinaire et docteur en étude de la faune sauvage. Elle exerce dans des milieux naturels, y compris l'Antarctique. Mariée et mère de deux enfants, elle vit à Canberra où elle partage son temps entre son cabinet et l'écriture.

          "La Mémoire des embruns", son premier ouvrage, a été classé numéro un des ventes du Livre de Poche et a obtenu le Prix des Lecteurs 2016. Et, à l'unanimité, les critiques ont écrit sur ces trois ouvrages, des mots superlatifs :"Absolument sublime", "L'une des écrivains les plus importants du début du XXIe siècle", etc.

 

          Retour sur trois quarts de siècle de vie 

 

          Il faut dire que "La Mémoire des embruns", envoûtant, triste et beau à la fois, avec ses huis clos et son air du grand large, était une première évasion, proposée par une vieille dame au seuil de la mort et qui choisit, contre les intentions de sa famille et le bon sens le plus élémentaire, le lieu chargé de souvenirs où elle veut rendre son dernier souffle. 

          Mary est âgée, sa santé se dégrade. Un jour, lui parvient une lettre dont elle sait qu'elle va changer sa vie et bouleversera celle de son fils Tom. Elle n'hésite plus. En cachette de sa fille, égoïste et mal aimable, avec qui elle est perpétuellement en conflit et qui voudrait l'envoyer en maison de retraite, elle décide de passer ses derniers jours à Bruny, île de Tasmanie. Là-bas, elle a vécu ses plus belles années auprès de son mari, à l'époque gardien du phare auprès duquel leurs enfants ont grandi. Ayant acquis la complicité de sa petite-fille Jacinta qui la conduit en voiture, elle part donc, après avoir réglé tous les détails de son futur séjour. Aidée par le gardien de l'île dont elle a payé les services quotidiens, un homme solitaire depuis son retour d'Antarctique et le divorce dû à l'absence, Mary va revisiter les lieux de son ancienne vie pour tenter de faire le point sur son passé.

          Elle va donc parallèlement retrouver son île, et apprivoiser ce jeune gardien qui soucieux de son indépendance, la visite à contrecœur. Les retrouvailles avec cette terre qu'elle a tant aimée prennent des allures de pèlerinage. Revivant ses souvenirs et ses regrets, ses joies et ses peines, elle veut trouver la paix avant de mourir. Mais le secret qui l'a hantée durant des décennies menace d'être révélé et de la tuer avant l'heure.

          Affolement de la famille constatant sa disparition. Mais Tom, le seul de ses enfants à comprendre ses désirs, devine immédiatement où elle est partie et va s'assurer qu'elle va bien. Lui-même, mal dans sa peau, tente de se réadapter à la vie "normale" après avoir passé des mois sur une station scientifique en Antarctique. Il comprend son désir le plus cher et après s'être rassuré auprès du gardien, il décide de respecter les dernières volontés de sa vieille mère. Et, lui qui est un taiseux cédant toujours pour avoir la paix, va obliger sa sœur à les respecter également.

Là, toute seule dans un chalet, Mary va se replonger dans plus de soixante-dix ans de réminiscences et de non-dits. Mais peu à peu, son corps s'affaiblit. Jusqu'au jour où… 

La lettre maléfique qu'elle n'a jamais pu se décider à brûler, est retrouvée par hasard dans sa valise. Ainsi, Tom apprendra-t-il le secret que toute sa vie, elle a si jalousement gardé. S'y brûlera. S'obligera à aller au-delà. Et un jour, il ira frapper à une porte et dira : "Bonjour… c'est Tom". 

 

          Par ses descriptions extraordinaires de magnifiques paysages, par ses personnages extrêmement attachants, ce livre est un véritable appel au voyage, à la découverte. Le lecteur est emmené dans ces contrées lointaines, hostiles et déconcertantes, vers ce mystérieux phare, avec la mer en fond sonore, autour duquel la nature sauvage et brutale est omniprésente et où le vent semble être un personnage à l'égal des êtres qui luttent contre lui, d'où le bien-être éprouvé  quand il se calme enfin.

C'est un livre émouvant, sensible. Le style est simple, plein de sincérité et de justesse. Les personnages sont profondément humains, à la fois fragiles et forts. Une saga familiale passionnante et riche.

 

          Découverte et résilience 

 

          Après ce beau morceau d'anthologie, Karen Viggers a proposé à ses lecteurs "La maison des Hautes Falaises" : La mort subite de son bébé a plongé Lex Henderson dans une profonde dépression, et a irrémédiablement détruit son couple. Journaliste célèbre, il quitte son travail, et va se réfugier à Wallaces Point, un petit village de la côte nord australienne, où personne ne le connaît. Hélas, la maison qu'il a achetée a naguère appartenu à Les Wallace, un ancien baleinier et les autochtones pensent qu'elle aurait dû être acquise par un de ses descendants, et non par un étranger dont personne ne sait rien ! Qui plus est, un étranger qui boit plus que de raison et parvient mal à se faire accepter par cette population rurale aux us et coutumes tellement différents de la vie citadine à laquelle il est habitué ! Par contre, malgré la météo capricieuse et souvent violente, il trouve peu à peu la paix à fréquenter l'immensité côtière vide d'êtres humains, se baigner dans l'Océan, observer les baleines stationnées momentanément dans les anses côtières, lors de leur migration. 

          Contre toute attente, il rencontre un jour Callista, une jeune artiste peintre, bohème, à l'opposé de l'épouse dont il a divorcé ; passionnée pour cette région, et vivant dans une cabane en marge du village. Une relation chaotique s'instaure entre ces deux jeunes gens, mais tous deux ont en eux trop de mal-être pour aller d'emblée l'un vers l'autre : lui à cause du bébé mort, elle à cause d'une fausse-couche aux conséquences dévastatrices. Néanmoins, Karen Viggers a su donner à chacun la profondeur nécessaire pour les rendre attachants. De heurts en ruptures, de réconciliations entre leur désir d'avancer et les rechutes de leur culpabilité qui les relie à leur passé respectif, grâce au milieu sauvage dans lequel Callista le fait évoluer, leur relation a-t-elle une chance de réussir ? 

          Et voilà qu'un jour, lors d'une promenade en un bord d'océan particulièrement sauvage, une énorme masse noire entr'aperçue à travers la brume, attire leur attention. Ils découvrent une baleine échouée sur la côte. C'est l'occasion pour l'auteure de laisser un peu le couple hors de son huis clos, pour se lancer dans une aventure à la fois exotique et tragique : le sauvetage de la baleine. L'auteure va consacrer de nombreuses pages à l'histoire des baleines chassées depuis des siècles lors de leurs migrations ; à la mauvaise conscience des descendants de ces baleiniers ; au bien-fondé de la protection nationale de ces mammifères marins et à l'écosystème de ces animaux aussi gigantesques que majestueux, mystérieux et tellement fascinants. Des photographies anciennes trouvées dans la Maison des hautes Falaises ont montré à Lex Henderson  à quel point pouvait être dure la vie de ces baleiniers à l'époque où la chasse était une affaire de survie, réalisée par des hommes qui risquaient leur vie pour chasser cet animal. Conquis par cette histoire, Lex prend parti pour sauver celle qui vient de s'échouer. Et il a du mal à comprendre pourquoi Callista défend les chasseurs de baleines ? S'ensuit une réflexion sur les réactions des hommes qui veulent sauver à tout prix celle qui est échouée (les écologistes en particulier, qui semblent avoir en Australie, une intransigeance proche de la dictature), sur l'influence des touristes le cœur sur la main, etc. De sorte que, pendant des heures, malgré le froid intense, les sauveteurs vont s'acharner sur l'animal de plus en plus affaibli jusqu'au moment où à force de balises et de sangles, ils parviendront à la reconduire en haute mer ! Avec, pour les uns, la bonne conscience d'avoir œuvré à un sauvetage ; tandis que pour les autres, ceux qui connaissent intimement les mœurs de ces cétacés, l'amertume d'avoir "joué le jeu", tout en sachant qu'une fois au large, la baleine affaiblie perdra tout sens de l'orientation, et mourra ! 

 

          "La Maison des Hautes Falaises" est un beau roman, où se succèdent douceur et brutalité, vulgarité et pudeur. Et, s'il faut admettre que l'histoire de la baleine et les hésitations de Callista comportent quelques longueurs, tous les personnages, y compris les secondaires, sont vivants, décrits avec fraîcheur et humour. Magnifiques sont les descriptions de vastes horizons, de vallées cristallines ou perdues dans la brume, la richesse de la faune sauvage, la beauté de la flore… De sorte que cet environnement agit puissamment sur nos deux héros abîmés, les aide à se reconstruire, éprouver une résilience jusqu'au dénouement tout à fait surprenant.

          Conçu en une écriture fluide, avec un talent inimitable, "La Maison des Hautes Falaises" est une ode à l'Australie, calme ou déchaînée, qui est en fait l'héroïne de l'ouvrage ; mais en même temps une réflexion tellement humaine et empathique sur l'amour et la perte d'un être aimé. Une véritable invitation au voyage ! 

 

          Histoire et ethnographie 

 

          Et puis, paru récemment, l'ultime à ce jour, "Le Murmure du vent" qui raconte l'amitié entre deux femmes de génération différente : La jeune Abby, étudiante, chercheuse, qui suit et surveille dans les monts Brindabella, les kangourous des montagnes pour l'organisation qui gère le parc naturel ; vivant à la dure, dormant dans sa voiture, le sac à dos toujours prêt ; et Daphné, une vieille dame  malade qui a passé la plus grande partie de sa vie dans le bush australien ; mais a dû quitter sa maison d'où elle a été expropriée, pour habiter en ville quand l'Etat a décidé de construire un centre d'astronomie dans ce qui est devenu un parc préservé. 

          Comment les deux femmes vont-elles se rencontrer ? Abby pérégrine dans le parc, tandis que la fille de Daphné la ramène parfois à leur ancienne maison pour lui permettre de se ressourcer. Et un jour où sa fille s'étant éloignée, Daphné fait un malaise, Abby surgit soudain et la sauve ! 

          Sur fond de paysages australiens ou de tristesse citadine, entre Abby dont la mère est morte très tôt et Daphné qui lui rappelle sa grand-mère, naît une grande amitié. Abby parle de solitude, de vie familiale perturbée par le suicide de sa mère, de gestion des populations de kangourous. Daphné raconte son histoire alors que les Aborigènes vivaient encore dans cette partie de l'île avant d'en être chassés par les Blancs. Elle parle de celui qu'elle a aimé si fort avant d'épouser Doug pour fonder une famille ; décrit les plaines, les paysages et les mœurs d'alors ; montre les amulettes qu'elle découvrait parfois dans des anfractuosités de rochers et qu'elle conserve pieusement dans ses boîtes à souvenirs. Très vite, leur relation devient fusionnelle, chacune se ressourçant auprès de l'autre, grâce à leur attachement commun à la terre.

          C'est pourquoi, quand Abby rencontre Cameron, tout en lui l'agace : Jeune journaliste, au charme distingué, plein de morgue citadine, il cherche pour sa thèse, un sujet d'article susceptible de susciter la polémique. La querelle sur la protection ou l'abattage des kangourous, ne serait-elle pas un sujet en or ? Après une interview dans le parc, qui se termine dramatiquement parce qu'au retour, roulant trop vite, il écrase un kangourou dont elle doit gérer les blessures, il cherche à la revoir. Mais elle fait tout pour le décourager. Mal remise d'une déception amoureuse, elle n'est pas du tout prête à se réinvestir dans une nouvelle aventure ! Pourtant, si dure est la solitude qu'elle finit par s'attacher à lui, tout en préservant toujours son indépendance ; et leur relation brinquebalante sera faite de ruptures, de retours, parce qu'en fait, aussi tendre soit-il, Abby aura toujours peur !

          Un livre, une fois encore intelligent, très écolo au bon sens du terme ; très poétique ; où alternent des scènes d'une grande tendresse et douceur, ou au contraire très dures ; où l'évolution sentimentale alterne avec l'amitié, les blessures cachées. Et, omniprésents, les kangourous à la fois exotisme et plaie de l'île. 

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Les nuages changent si vite

Toi et moi si lentement

et les montagnes moins que tout.

Mark O'Connors

L'Olivier. Poèmes réunis

          Ces trois vers mis en exergue, résument bien la teneur des trois ouvrages de Karen Viggers : la nature, les individus, la faune et la flore. Dans chacun, elle fait vivre l'Australie car, dit-elle, "La nature est un thème important dans tous mes livres parce que je la vois comme étant un élément central de l'existence humaine, à la fois physique et spirituel. La nature peut être sauvage et imprévisible, mais elle peut être importante pour guérir et se retrouver soi- même. Nous voyons souvent l'humanité comme distincte de la nature, alors que nous ne faisons qu'un avec elle". 

          Pour le lecteur occidental, cette jeune auteure représente un lointain pays dont les noms de la faune, la flore, voire la géographie, le font rêver. D'autant que nombre d'entre eux sont originaires du monde aborigène ; depuis "le doux hululement de la nonoxe bookbook", "le chant du pitohui gris", "le chant mélodieux au phrasé complexe du méliphage à calotte fauve" , aux uraètes, aux puffins fuligineux, au "papillon bogong" dont les Aborigènes raffolaient, etc. Ou bien des "épais lomandras aux frondes raides, des minuscules banksias et des pousses vertes de casuarinas, aux bosquets de gommiers des neiges", ou encore le canal d'Entrecasteaux qu'ils appelaient Alonnah Lunawanna… Tant d'autres termes enchantent les pages ! 

          Karen Viggers emmène ce lecteur dans ces contrées lointaines, hostiles et déconcertantes, vers ce mystérieux phare, vers le bush et ses eucalyptus géants, vers la magie des immensités glacées de l'Antarctique… Pour lui, elle dépeint un environnement sublimé par les baleines qui longent les côtes tous les ans dans toute la beauté de la nature, qu'elle soit calme ou déchaînée. Pour lui, elle parcourt le bush où paissent des bandes de marsupiaux avec les petites têtes des joeys pointant du ventre des mères.  L'atmosphère fascinante de chacun des romans nourrit ses rêves, le dépayse, l'attire,  tout en lui faisant sentir à quel point des paysages aussi prégnants peuvent faire ressortir les passions, les sentiments, mais aussi apaiser les souffrances, aider à surmonter les épreuves.

           Cette connaissance du pays. et de l'esprit de ses habitants tient au fait qu'elle-même a souvent expérimenté ce qu'elle évoque. Ainsi, dans un entretien, dit-elle : "…dans les années 90, j'ai visité deux fois l'Antarctique pour étudier les phoques crabiers… Mon premier voyage a duré sept semaines… Pendant ma deuxième visite je suis restée tout l'été à étudier les fjords gelés des Westfold Hills… Passer du temps dans cette immensité sauvage et désolée était une expérience  profonde, et il m'était difficile de retourner à une vie normale même après de courts séjours. J'ai vu à quel point les gens qui avaient vécu dans l'Antarctique étaient changés, et pas forcément en mieux". Ainsi, dans "La Mémoire des embruns", peut-elle décrire parfaitement le mal-être de Tom, et du gardien de l'île de Bruny, Léon Walker ; et l'éloignement progressif d'avec l'épouse restée au pays ; ainsi que la conclusion presque incontournable : le divorce ! 

          Elle évoque également son amour pour le vent, la pluie et la solitude ;  l'attraction qu'elle ressent pour les phares sur les rivages désolés ; celle des côtes si diverses ; celle encore du bush et ses immensités vides d'humains, même si, dit-elle, "de tels lieux peuvent sembler romantiques, mais ne sont pas exempts de dures épreuves". 

 

          Une œuvre en trois parties, en somme, mais dont les racines sont uniques : l'Australie. Une sorte de triptyque où se retrouvent sur chaque face, romantisme, poésie, exotisme, histoire, civilisation… Avec des pistes de réflexion nourries par une documentation approfondie. 

          Et avec, chaque fois, pour titiller le cœur du lecteur, une belle histoire d'amitié intergénérationnelle, d'amour contrarié, un passé familial difficile, la dure remontée après le deuil ou la désillusion. Une écriture magnifique dans trois décors somptueux. A découvrir absolument.

Jeanine RIVAIS

KAREN VIGGERS : "La mémoire des embruns", "La Maison des Hautes Falaises", "Le murmure du vent": Le livre de poche, 8,40 €  

Dernière minute : Il semble qu'un quatrième ouvrage soit paru en Australie: "The orchardist's daughter" (2019), qui "est presque arrivé" (en France), dit une publicité ! 

 

Cette découverte peut être aussi l'occasion de lire ou relire "Les oiseaux se cachent pour mourir", somptueuse saga australienne de COLLEEN McCULLOUGH, Editions Pierre Belfond.

 

CE TEXTE A ETE PUBLI2 DANS LE 81 DE JUIN 2019 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.