IL PLEUVAIT DES OISEAUX

De JOCELYNE SAUCIER

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          Jocelyne Saucier est née au Nouveau Brunswick, au Canada, en 1948. Après des études en sciences politiques à l'Université Laval, elle s'engage dans une carrière journalistique en Abitibi où elle vit depuis trente ans. Et depuis, ses écrits croulent sous les récompenses ! 

 

          Elle a écrit quatre romans en quinze ans. "Il pleuvait des oiseaux" est le quatrième. 

 

          En 1996, elle publie "La Vie comme une image", roman finaliste au Prix du Gouverneur général du Canada. 

 

          En 2001,"Les Héritiers de la mine", paru, est finaliste du Prix France-Québec. 

 

          En 2007, "Bascule", un roman encore inédit à ce jour, connaît une adaptation théâtrale, par les Productions Zybrides2. 

 

          En 2011, "Il pleuvait des oiseaux" décroche le Prix des cinq continents de la francophonie et est en lice pour le Grand Prix du livre de Montréal 2011. 

 

En 2012 : Elle obtient le prestigieux Prix du roman Ringuet de l'Académie des Lettres du Québec, dont le jury définit cet ouvrage comme "une métaphore de notre société embrasée par sa folie". Elle obtient le Prix littéraire des collégiens. Le 4e Prix des Irrésistibles, remis par les clubs de lecture des bibliothèques de Montréal. Le Prix des lecteurs de Radio-Canada.

 

Tous ces prix étalés sur quinze années témoignent que cette auteure sait, d'un ouvrage à l'autre, faire œuvre de grande humanité, rester en marge de la mode ; promener ses protagonistes d'une ville à l'autre, ou carrément dans la campagne la plus profonde ! "Ce que j'aime", c'est inventer un univers", écrit-elle, ajoutant qu'elle n'aime "ni l'autofiction, ni le mélodrame" . Puis elle conclut : "J'évite le pathos. Les personnages vivent par eux-mêmes". 

 

Quand lui est venue l'idée d'un quatrième roman, Jocelyne Saucier n'envisageait pas d’écrire sur les "Grands Feux" (¹). "Je voulais faire un livre sur le thème des disparitions parce que je me suis aperçue que, dans mes livres précédents, il y avait un thème récurrent : la disparition. Un personnage disparaissait, ça provoquait une cassure et le roman se bâtissait sur cette cassure, sur les gens qui étaient restés".

 

(¹) Qu'étaient donc ces "Grands feux" à partir desquels elle bâtit la trame de son dernier ouvrage ? 

29 juillet 1916 : Dans les forêts du Nord ontarien, les flammes prennent de l’ampleur. Le brasier sera bientôt connu sous le nom de Grand Feu de Matheson, l’un des feux qui ont ravagé la province au début du XXe siècle. "C'est celui qui a été le plus meurtrier. Deux cent quarante-trois morts. Ce sont les chiffres officiels. Ils ne comptent pas les prospecteurs, les trappeurs, et les errants, ces êtres qui n’ont pas de nom, pas de nationalité, qui n’existent pas, qui vont d’un endroit à l’autre. Le pays était neuf, il attirait des aventuriers de toutes sortes. On en retrouvera quelques-uns dans des ruisseaux asséchés, mais la plupart ne formeront qu’un petit tas d’os calcinés que le vent emportera loin des chiffres comptables. Cinq cents morts, ont dit certains.

Et puis, six ans après celui de Matheson, le 4 octobre 1922, il y a eu le Grand Feu de Haileybury, le plus spectaculaire car il a réduit à néant le chef-lieu du district, la seule ville du nord de l’Ontario qui eût quelque sophistication. Elle avait des tramways, une cathédrale, un couvent, des écoles, un hôpital, tous en pierres de taille, des édifices qu’on croyait à l’épreuve du feu et qui se sont effondrés comme fétus de paille sous la muraille de flammes. Il n’y a que l’allée des millionnaires qui a été épargnée. Douze grandes fières demeures que s’étaient fait construire les nouveaux riches de Haileybury. Ils avaient fait fortune dans les mines d’argent de la petite ville de Cobalt, située à quelques kilomètres et qui avait brûlé trois fois dans des incendies isolés mais que le feu, par un de ces revirements inexplicables, allait négliger cette fois-là"…

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Ils sont trois hommes, Boychuck, Tom et Charlie. Leur âge est d'environ quatre-vingt huit ans chacun. Depuis bien longtemps, plus ou moins en délicatesse avec la loi et totalement asociaux, ils ont choisi la liberté, et se sont réfugiés au plus profond des bois. Là, ils ont construit trois cabanes, à portée de voix pour que chacun puisse entendre les autres ; mais séparées pour conforter ce besoin de solitude. Et ils se sont mis à vivre en accord parfait avec la nature. Ayant choisi leur vie, mais se laissant le choix de choisir leur mort, à en juger par la petite boîte pleine de poudre posée sur la table de chacun ! 

Trois ermites, donc, qui ne sont plus que deux, parce que Boychuck vient de mourir : "Mort et enterré. Mort de sa mort". Ils bricolent, pêchent, ne trappent plus les animaux à fourrure "depuis que les écologistes ont fait baisser les prix", mais gardent leurs dernières prises pour se garantir du froid par les hivers glaciaux… Ils méditent, s'assurent un minimum de produits "extérieurs" grâce à Bruno qui cultive une plantation de cannabis sur un terrain qu'ils lui ont défriché, et Steve qui, pas très loin, gère au nom d'un hypothétique propriétaire, un campement-restaurant : "Sans autre occupation" , en somme, "que celle de vivre". 

 

La disparition est un thème récurrent dans l'œuvre de Jocelyne Saucier. Ces trois hommes qui ont tourné le dos au monde ; qui se sont enfoncés dans la forêt quasi-inexplorée et s'y sont faits ermites, sont ceux qu'elle a choisis dans cet ouvrage pour perpétuer ce constat. 

Ils auraient donc poursuivi leur vie anonyme ; il n'y aurait rien à dire sur eux, n'était que débarque un jour chez Charlie une inconnue qui -guidée par une fumée opportune- les a trouvés malgré les mauvaises indications volontaires de Steve. Qui peut bien être cette intruse ? Serait-elle du Gouvernement ? L'accueil de Charlie est tout sauf chaleureux, d'autant que -fait inquiétant- aucun des trois chiens n'a aboyé. 

A partir de là, l'histoire bascule. C'est l'inconnue qui raconte le déroulement de la rencontre : "Je suis photographe" dit-elle, face au mutisme prolongé de Charlie. "Je fais des photos des personnes qui ont survécu aux grands feux". Tous très âgés forcément, et bien qu'elle ait compris qu'il n'en est rien, elle feint de croire que Charlie est Boychuck ! "Boychuck, il est mort et enterré. Charlie n'en dira pas plus", et il semble bien qu'elle doive repartir bredouille. Un orage qui éclate résout le problème : "Entre, tu vas te faire mouiller" et tous deux bondissent dans la cabane. Finalement, elle y dormira, "dans un lit de fourrures comme une princesse des contes anciens". Peu à peu, les jours suivants, elle va apprivoiser ces deux hommes restants, surtout après que Tom ait, dans son portfolio, "retrouvé plusieurs de ses connaissances". Elle leur raconte tout ce qu'elle a appris sur les "Grands Feux", en particulier que, de Boychuck, "l'image est restée, un garçon aveugle marchant dans les décombres fumants ; elle a alimenté les récits, hanté l'imaginaire des survivants : c'est l'image fondatrice de la légende Boychuck". Parce qu'elle est sceptique quant à la réalité de la mort de celui-ci, Tom et Charlie l'emmènent devant ce qui "pouvait être sa sépulture : de la terre remuée. Pas de croix, aucune inscription". La voilà donc obligée de partir ! Mais, intriguée et émue, elle sait qu'elle reviendra. 

 

Arrive le récit de Bruno dont la jeunesse l'empêche de comprendre comment les trois puis les deux hommes peuvent disserter aussi sereinement de la vie qui leur reste et de leur choix de décider ou non de leur mort ! Ce sera lui qui va également changer complètement leur existence en débarquant un jour chez Steve (c'est le tour de celui-ci de raconter) avec "une minuscule petite vieille, de la taille d'une enfant de douze ans, très fragile, une poupée de porcelaine, (qui) ne bougeait qu'à petits gestes"… C'est la tante de Bruno qui n'a appris son existence qu'à la mort de son père, parce qu'elle a été internée dans un asile d'aliénés, simplement à cause de sa "différence". Et, malgré ses supplications, la famille l'a laissée enfermée pendant soixante-six ans. Emu, Bruno l'a "enlevée" le soir où, après une courte et exceptionnelle autorisation de sortie, elle devait rentrer à l'asile. 

Bruno et Steve sont conscients que les autorités vont la rechercher, il faut lui trouver un nom : ce sera "Marie Desneiges". Bruno ayant rempli "en toute innocence" (!) les formalités avec la police, et avec sa mère qu'il a prévenue que sa "tante s'est échappée", les deux jeunes gens supputent les chances de la faire adopter par les deux ermites. Car, bien sûr, la solution sera de l'emmener chez eux ! 

Très émouvantes sont les scènes suivantes où Marie Desneiges pilotée par Bruno arrive devant la cabane de Charly… où se trouve la photographe qu'elle baptise immédiatement "Ange-Aimée" parce qu'elle ressemble à une compagne d'enfermement. L'"ermitage" comprendra donc bientôt trois "intermittents" et trois "résidents" dont deux "sous le charme de la petite vieille" puisque Charlie a déclaré : "On va vous construire quelque chose de confortable, ici à côté de ma cabane. On peut pas vous loger comme si vous aviez passé votre vie dans les arbres" ! Et elle comprend bien qu'à quatre-vingt deux ans, elle doit mentalement et physiquement conquérir sa liberté. Ce qui n'ira pas sans problèmes, car l'histoire de sa vie qu'elle raconte par petites étapes est à glacer le sang ! Pourtant, l'humour point lorsque les deux anachorètes comprennent qu'il lui faut des draps, des serviettes, et des rideaux ! La gravité aussi, lorsque Marie-Desneiges ayant confondu la boîte de… mort avec la boîte de sel, Charlie lui dit : (Cette boîte), "c'est ce qui donne son prix à un coucher de soleil quand on a mal à ses os, c'est ce qui donne le goût de vivre parce qu'on sait qu'on a le choix. La liberté de vivre ou de mourir, y a pas mieux pour choisir la vie".

 

Et puis, un jour, Ange-Aimée décide de braver les réticences de Tom et Charlie, et d'entrer dans la cabane de Ted Boychuck. Surprise ! Elle découvre des toiles, "rien de naïf ou de malhabile. C'était un épais sfumato traversé de lignes noires derrière lequel on pouvait deviner la présence d'un artiste véritable. Sous le gris fumeux, des taches de couleur qui se rejoignaient en une ramification cerclée d'une ligne bleue indigo… Celle sur le chevalet avait en son centre une profondeur que les autres n'avaient pas". Marie Desneiges qui l'a suivie déclare : "Ils sont morts, tous, et ils sont nombreux dans la caverne"… Nouvelle surprise de la photographe qui n'a pas compris le sens de ces tableaux, alors que sa compagne, habituée à analyser chaque évènement, a immédiatement perçu qu'il s'agissait d'une sorte de journal peint par un survivant des feux!

Lorsque les deux femmes auront forcé le cadenas de la seconde cabane de Boychuck et découvert des centaines de toiles ; que Marie Desneiges aura décelé en toutes des épisodes des "Grands Feux" retracés par cet artiste si talentueux et dont personne, jamais, n'a deviné la puissance créatrice mémorielle témoignant à sa façon pendant des décennies des terribles moments vécus dans son adolescence ; des scènes qu'il a observées ; des gens morts ou vivants qu'il a rencontrés lors de ces sinistres "Grands feux"… alors, de nouveau, la vie basculera entre les amis. Car la photographe décide d'organiser une exposition-hommage à celui qui aurait dû être son dernier et célébrissime visage. Exposition qui comprendrait les toiles de Boychuck et ses photos des survivants : une centaine de vieillards : les yeux qui sont les plus importants chez eux, le manteau magenta d'une petite vieille qui lui avait raconté qu'"il pleuvait des oiseaux"… et les deux sœurs Polson que reconnaît Tom, si merveilleuses créatures que les gens se déplaçaient pour les voir, et dont Boychuck était tellement amoureux qu'il n'a jamais pu choisir entre elles ; etc. 

 

Impossible de parler de ce livre sans le raconter partiellement. Tout en sachant que de larges pans resteront dans l'ombre ! Néanmoins, émouvante, tragique, merveilleuse et attendrissante, la fin de l'histoire doit être préservée. Car elle emmène le lecteur, après avoir accompagné ces solitaires dans leur confrontation à la dureté du quotidien, devant les choix de vie ou de mort des principaux protagonistes. 

 

Que l'on supporte ou non l'idée de vieillir ; que l'on voie dans la vieillesse une fin ou un choix de vie balisé de petites joies qui en font le charme et compensent les faiblesses du corps, le livre de Jocelyne Saucier est une merveilleuse histoire d'amitié; voire de fraternité ; un formidable hommage à la vie. Souvent drôle, ou au contraire émouvant, jamais pleurard. Toujours profondément humain. C'est un livre plein de poésie sur la vieillesse, la mort, l'amour qui ne connaît pas d'âge, la nature ; et de tolérance à l'égard de la marginalité.

"Il pleuvait des oiseaux" est en même temps un témoignage historique car tout le récit des "Grands feux" est authentique, sans surcharge, sans "jamais en mettre trop" dit l'auteure, "car c'était déjà assez terrible comme ça". Un récit, donc, plein de délicatesse, avec juste ce qu'il faut de mystère et d'action pour donner au lecteur le désir de continuer à découvrir le parcours de ces êtres qui, au départ, pouvaient sembler bien ordinaires, mais qui, très vite conquièrent les esprits. 

 

Certains romans piquent le lecteur au vif ; d'autres le touchent et il regrette d'être parvenu à la fin. "Il pleuvait des oiseaux" est de ces derniers et il le gardera longtemps en lui. La présentation qui alterne des passages où l'auteur le prévient de ce qui va arriver, puis fait à tour de rôle parler les protagonistes, fait se succéder les passages de certitudes ("L'histoire est peu probable, mais puisqu'il y a eu des témoins, il ne faut pas refuser d'y croire. On se priverait de ces ailleurs improbables qui donnent asile à des êtres uniques" ); et ceux où les personnages prennent forme, avancent jusqu'au moment brutal où ils feront des choix différents. Jocelyne Saucier a, pour dire tout cela, pour célébrer la nature qui entoure ses personnages, des mots, un style, une écriture fine et ciselée. Un magnifique livre, à lire absolument.

JEANINE RIVAIS

 (¹) Documentation "France Québec".

 

"IL PLEUVAIT DES OISEAUX" de Jocelyne Saucier. 179 pages. 17 €

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 69 DE DECEMBRE 2013 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.