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LES HOMMES QUI N’AIMAIENT PAS LES FEMMES. MILLENIUM

De STIEG LARSSON

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La BIOGRAPHIE DE STIEG LARSSON  est très brève : De son vrai nom Karl Sti-Erland, l’auteur était suédois. Il était né en 1954. Il est mort en 2004, d’une crise cardiaque foudroyante.

Ce destin dramatique a créé une sorte de légende autour de sa trilogie : Impossible, en effet, de trouver une interview qui expliquerait comment il en est venu à l’écrire. Ni ce qui s’est passé dans sa vie, au cours de la gestation de ces trois ouvrages autour desquels, en raison de son absence tragique n’a été faite aucune promotion préalable.

Journaliste, il a écrit plusieurs essais sur l’économie ; et des reportages de guerre en Afrique. Il était le rédacteur en chef d’ « Expo », une revue suédoise, observatoire des manifestations ordinaires du fascisme, et luttant contre l’extrême droite en Suède. Pour prouver son engagement réel contre le fascisme, il co-écrivit, en 1991, deux livres, Extrémisme de droite, puis Les démocrates suédois : le mouvement national. Il donna des conférences partout dans le monde, y compris à Londres, invité par Scotland Yard. À plusieurs reprises, il fut menacé de mort dans son pays. A un moment, suite à l’assassinat d’un confrère qui avait dénoncé les agissements de l’extrême droite, il bénéficia même d’une protection policière.

On sait également qu’il était fou de science-fiction; qu’il avait dans ce domaine publié deux fanzines « Sfärern » et « Fijagh » ; qu’il participa à l’exécutif de la plus grande association nordique de science-fiction, la SFSF (Skandinavisk Förening för Science-Fiction), avant d’en devenir le Président en 1980. Mais l’on peut constater que, de cette passion, il ne reste aucune trace dans ses ouvrages.

Il est décédé juste après avoir remis à son éditeur les trois tomes de la trilogie « Millenium » : « Les hommes qui n’aimaient pas les femmes », « La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette », « La Reine dans le palais des courants d’air ». Il disait avoir écrit cette trilogie « comme assurance retraite ». Ce qui ne manque pas d’humour très noir !

De lui, ne subsiste qu’une unique photo qui a illustré ses nombreux textes ; et qui montre un personnage à l’air gentil, un peu rêveur, un peu  rétro.

Selon la télévision suédoise, Stieg Larsson aurait rédigé un testament en 1977 et cédé tous ses droits à la « Fédération des travailleurs communistes » alors que jusqu'à présent, les droits d'auteur ont été versés à son père et à son frère. Sa compagne, Eva Gabrielsson n'a jamais touché de royalties, bien qu’ils aient vécu ensemble pendant plus de trente ans, parce que la loi suédoise ne reconnaît pas le concubinage. En fait, ils ne s’étaient jamais mariés pour éviter de donner des renseignements sur eux-mêmes, en raison des engagements politiques de Stieg Larsson.

Eva Gabrielsson disposerait d'un début de manuscrit inédit mais refuse de livrer à la famille l’ordinateur de l’écrivain décédé. L’éditeur estime d’ailleurs qu’il serait peu délicat de demander à un tiers de terminer une histoire commencée avec un talent tellement personnel. Et le frère (qui a déjà perçu des millions de couronnes) a déclaré qu’il n’y aurait pas de quatrième tome. Mais s’il parvenait à obtenir l’ordinateur, s’en tiendrait-il à ses déclarations ? Triste scénario pour un auteur devenu post mortem un véritable phénomène éditorial, puisque le succès de son œuvre ne se dément pas !

 

Nous ne traiterons aujourd’hui que du premier tome de la trilogie. Mais il y a fort à parier que vous avez déjà lu, ou que vous allez lire la suite. Car, à vrai dire, si la couverture, noire sur rouge sang, avec le regard haineux d’une fillette n’incite guère à acheter le livre, une fois celui-ci ouvert… impossible de le refermer ! Car il atteint une intensité dramatique qui, comme tous les bons livres, pousse le lecteur à aller plus loin, « pour savoir »… avec pourtant la volonté paradoxale de ralentir et arriver moins vite à la fin ! Même si, dans ce cas, puisqu’il s’agit d’une trilogie, il est probable que les protagonistes ne mourront pas : Des fils, en effet, ont été noués, des questionnements méritent des réponses ; et surtout, chacun a envie de retrouver Mikaël et Lisbeth. Lisbeth principalement, afin de savoir ce qui a fait d’elle une rebelle, et une asociale ? Lisbeth qui, par ses qualités de volontarisme et son esprit indépendant et désobéissant, est devenue immédiatement en Suède un symbole féministe. Et finalement, cette couverture n’est pas anodine, car elle situe d’emblée les influences de la culture populaire suédoise sur Stieg Larsson, qui était un fan de Fifi Brindacier, avec ses deux tresses et son visage ingrat, à laquelle il est fait allusion plusieurs fois dans l’ouvrage, en relation avec Lisbeth. Et le surnom de Michael, « Super-Blomkvist » a été inspiré par un personnage de cette série enfantine.

 

« Les hommes qui n’aimaient pas les femmes » est conçu comme un film, découpé en séquences, dont les pistes seraient tantôt parallèles, tantôt se succéderaient, se croiseraient, se chevaucheraient : Ce procédé fait que l’intrigue se noue non pas en faisant apparaître d’emblée tous les protagonistes comme dans la plupart des livres, mais en suivant tel personnage, son histoire, son état d’esprit. Plus tard, un deuxième apparaît. Ils sont étrangers. Leurs actions vont les amener à se croiser. Et bientôt, par la magie du montage, ils vont réagir l’un par rapport à l’autre. Le lecteur va faire leur connaissance. Entrer dans leur vie. Partager leurs problèmes :

**Les problèmes de Mikael Blomkvist, jusque-là journaliste et directeur de « Millénium », une revue marginale d’investigation. Les goûts littéraires, musicaux, sentimentaux de Mikael font de lui un individu « ordinaire ». Mais, dans sa profession, il est un travailleur forcené, courageux, perspicace, et lorsqu’il tient un sujet, tel un molosse qui ne lâche plus sa proie, il va jusqu’au bout de son affaire. Pourtant, cette fois-ci, il est en bien mauvaise posture, car il vient de perdre de façon retentissante un procès au cours duquel il a été dans l’impossibilité de se défendre, par respect déontologique du secret de ses sources. Il est condamné à trois mois de prison et à verser une somme d’argent colossale à Wennerström, l’industriel puissant qu’il a accusé d’avoir, en Pologne, monté une société fictive, et d’avoir gardé l’argent que lui avait prêté l’Etat pour spéculer et s’enrichir. Pour éviter le coulage de Millénium, Mikael se sent moralement obligé de démissionner du journal. Subséquemment, il va accepter l’étrange proposition d’Henrik Vanger.

**Les problèmes d’Henrik Vanger qui est un autre industriel, âgé de 82 ans, à la retraite, et authentiquement honnête, celui-là, dont la nièce a disparu près de quarante ans auparavant, probablement assassinée, probablement aussi par quelqu’un du village, voire quelqu’un de la famille. L’arrivée comme chaque année d’une fleur séchée d’origine anonyme parvenue pour la quarantième fois chez lui par la poste en ce 1er novembre, le décide à engager Mikael Blomkvist (dont on apprendra ultérieurement qu’il l’a connu enfant).

Pour être sûr que la réputation d’intégrité du journaliste n’est pas usurpée, il charge son avocat de contacter la plus importante agence de détectives privés, Milton Security, afin d’enquêter sur lui. Le directeur de l’agence, Dragan Armanskij, va charger des recherches, la jeune Lisbeth Salander.

**Les problèmes de Lisbeth qui est une jeune femme rebelle et perturbée, fantasque et pragmatique, que des avatars familiaux ont conduite en asile psychiatrique, puis amenée à se trouver sous la responsabilité administrative d’un premier tuteur, Palmgren. Alors qu’elle avait rassemblé, grâce à lui, un peu d’équilibre et de confiance en l’espèce humaine, suite à une attaque cérébrale de celui-ci, elle va se retrouver soumise à une véritable ordure, Maître Nils Bjurman qui va abuser d’elle avec une violence inouïe !

Mais Lisbeth, cheveux archi-courts et piercings dans le nez et les sourcils, tatouée sur tout son corps dont la maigreur anorexique est cachée sous d’amples tee-shirts arborant d’énormes inscriptions du genre « I am also an alien » ou une image d’E.T., « n’est pas du genre à appeler la police », et n’a rien d’une petite fille ingénue et passive : pratiquant la loi du Talion, elle rendra violence pour violence à Maître Bjurman. Ses collègues de bureau sans cesse irrités par son attitude de rejet l’appellent « la fille aux deux cellules cérébrales, l’une pour respirer, l’autre pour se tenir debout ». Elle est pour son directeur « comme une démangeaison inconfortable, repoussante et à la fois attirante… dont l’image est à peu près aussi crédible qu’une pelle mécanique dans un salon nautique ». D’une indépendance forcenée, elle ne tolère aucun contact physique autre que ceux qu’elle provoque, et pour assurer la distance entre elle et le monde, elle adopte envers les inconnus « l’air d’un cruel fauve des savanes ». Elle est capable de réagir après froide réflexion comme dans le cas de sa vengeance contre le tuteur corrompu ; ou au contraire à folle allure si les circonstances l’exigent, comme le jour où, malgré son apparente fragilité physique, elle trouvera, dans un moment dramatique, la force de presque tuer un homme forcené et pervers, pour sauver Mikaël !

Surtout, malgré son allure d’adolescente de 14 ans et son complet déphasage avec la société, Lisbeth possède une intelligence vive et mature, et un don exceptionnel, unique même : elle est une enquêtrice hors pair, capable de découvrir jusqu’à l’infime détail, les informations les mieux dissimulées. Par ailleurs, elle est, ce que seules savent deux ou trois personnes possédant les mêmes talents, une des « hackeuses » de tout premier plan dans le monde, capable de pénétrer les ordinateurs les mieux cadenassés. D’y détourner les secrets les plus intimes ; d’agir, si besoin est, ou si sa fantaisie l’y conduit, en même temps que le propriétaire de n’importe quel ordinateur.

 

Et c’est ainsi que, Mikael Blomkvist devenu détective malgré lui ; et Lisbeth Salander impliquée dans des recherches historico-familiales, vont se trouver côte à côte sur une île perdue du nord de la Suède. Celle où vit depuis plusieurs siècles, la famille Vanger. Officiellement, ils viennent pour écrire la biographie du vieil homme. Officieusement, pour découvrir l’assassin de sa nièce qu’il a lui-même cherché sans succès depuis la disparition de celle-ci, quarante ans auparavant. Plongés en une sorte de huis clos alimenté par des secrets inavouables et des haines familiales remontant à des décennies ; mettant sans cesse à jour de nouvelles zones d’ombre ; ne disposant pour avancer dans leurs investigations que de documents vieux de quarante ans, tous deux vont affronter des surprises inouïes, des aventures tragiques, souvent aux limites du supportable. Pas à pas, le lecteur suit leur travail de fourmi à travers des indices qui parfois s’avèrent ne pas en être, d’autres qui, au contraire n’ont l’air de rien mais seront capitaux pour leur enquête. Pas à pas, il partage avec eux les questionnements, les inquiétudes, les dangers et la surprise finale lorsque ce travail les aura amenés à prouver la véracité des agissements frauduleux de Wennerström ; et surtout à trouver la  clef de toutes les énigmes : le sort de la nièce d’Henrik Vanger. 

Le titre de l’ouvrage « Les hommes qui n’aimaient pas les femmes » trouvera sa justification à mesure que Lisbeth rencontrera l’un après l’autre, des pervers sexuels contre lesquels elle devra lutter.

 

Ce roman est-il un roman policier ? Incontestablement. Et cependant, le définir par ce seul genre serait trop réducteur. Ce qui en fait aussi l’intérêt est l’enracinement de l’histoire dans celle de la Suède. Pour tout un chacun, la Suède est un pays tranquille, presque idyllique. Découvrir qu’il n’en est rien ; que, comme ailleurs y courent les intrigues, les malhonnêtetés, les luttes de pouvoir, les collusions avec le nazisme qui sont allées jusqu’à l’assassinat d’Olaf Palmer, les années de guerre froide, etc. tout ceci est une surprise d’envergure politique. Surtout, gravitant autour de l’intrigue policière, foisonnent les sujets quotidiens, passés ou actuels, les problèmes économiques, le trafic des femmes et la prostitution, l’espionnage industriel ou politique ; sans oublier les magouilles autour des enfermements psychiatriques. Tout cela bien documenté, avéré, comme si Stieg Larsson voulait être sûr de n’être jamais pris en défaut, contrairement à la mésaventure de son journaliste qui, faisant confiance à quelqu’un qu’il croyait son ami,  pour une fois n’a pas vérifié ses sources.

Par ailleurs, la trame des romans policiers est généralement simple, basée sur une unique intrigue et ses rebondissements. Or, l’œuvre de Stieg Larsson est foisonnante, protéiforme, dense, d’une poésie dramatique inattendue. Et originale du fait que, contrairement aux polars habituels, l’enquête n’est pas menée par un vieux policier bourru, échaudé par tout ce qu’il a vu dans sa longue carrière ; mais par un jeune journaliste économique et une adolescente perturbée.

Au long d’un grand nombre de pages au bout desquelles il fait se rejoindre ses personnages, l’auteur noue les tenants et les aboutissants de l’histoire ; avance comme des pions les détails qui pourraient sembler inutiles mais génèrent la véracité, la crédibilité des protagonistes et de leurs actions : Le lecteur est-il un crack en informatique, féru d’espionnage ? Il admirera les dédales dans lesquels s’engage Lisbeth pour aboutir à un renseignement. Est-il, au contraire, de nature peureuse ou incapable de gérer un ordinateur ? Il sera à son corps défendant, mais poussé par la curiosité, entraîné néanmoins dans ces mêmes dédales ; et il suivra Lisbeth comme un être vivant l’invitant à participer à son histoire. A-t-il l’amour du travail méticuleux, du détail précis et scrupuleusement exact, il fera face avec Mikael Blomkvist à la noirceur sous-jacente à l’histoire, enchaînera les émotions, les épreuves, les déceptions qu’il traversera en même temps que le journaliste !

Par la suite, entourés de la cinquantaine de « seconds rôles » qu’ils côtoient, qui interfèrent avec leurs actions et leurs comportements, les deux protagonistes vont s’étoffer. Jusqu’à la fin de l’ouvrage, le récit va gagner en réalisme, en présence, en tension psychologique et physique, tout en laissant chaque fois une part non résolue que, par frustration, le lecteur, complètement impliqué, tentera de percer.

 

Par ailleurs, cet ouvrage est un livre de morale, un long exposé sur l’éthique : Ethique politique dénonçant les abus de pouvoirs, les prévarications, les terrorismes de tous ordres. Mais surtout éthique journalistique à laquelle Mikael est profondément attaché, et qui l’a mené à la situation d’une extrême gravité qu’il est en train de vivre. A ce propos, il est à noter que Lisbeth ne respecte pas toujours l’éthique professionnelle qu’elle est supposée suivre comme détective. Qu’elle se permet même quelques coups de canif assez graves. Faut-il la juger, lui en faire grief ? La fin, au contraire, justifie-t-elle les moyens ? A chacun sa conclusion !

 

Lisbeth et Mikaël sont-ils des héros ? Justement non. Ils sont une combinaison savante de quotidienneté, d’humanité, de non exemplarité, de force et de faiblesse. Ils sont deux personnes ordinaires amenées à se dépasser au fur et à mesure que leur enquête avance et que leurs deux vies sont de plus en plus en danger. Ils sont authentiquement humains, étrangers à toute caricature, évoluant en des lieux et dans des circonstances que tout lecteur pourrait lui-même avoir un jour à explorer ; face à des complications qui, pourquoi pas, pourraient très bien être les siennes : en somme, comme dans un jeu de rôle, ce lecteur « entre » dans l’histoire, en devient partie prenante. D’où une intense jubilation, le plaisir véritablement sensuel de côtoyer des personnages attachants, de faire sienne leur histoire.

 

En résumé, ce qui fait le charme, la puissance, l’intensité de cet ouvrage, c’est qu’il est un roman policier, certes, mais qu’il est beaucoup plus que cela : Contrairement à la plupart des « polars » américains, il est enraciné dans l’histoire de son pays, qui sert de toile de fond à l’intrigue. Et il est en même temps, comme aucun policier avant lui, un véritable portrait d’une société moderne composée de personnages vivant à l’acmé de leurs spécificités : hommes d’affaires véreux et politiciens déshonnêtes, pervers criminels, vraies ou fausses victimes, gens du communs profondément impliqués dans leur fonction, etc. Aucun n’est passif ou indifférent.

Le style de Larsson est paradoxalement simple et profond, mais le fait qu’il soit parfaitement documenté et puissamment réaliste, sans coups de théâtre intempestifs ; l’aisance avec laquelle les personnages se meuvent, communiquent malgré la complexité de leurs caractères, anime le récit, lui confère son authenticité. Et le pouvoir dramatique des rebondissements en est surmultiplié. Et si violence il y a, elle n’est jamais gratuite, elle prolonge au contraire l’intrigue ou la fait rebondir. L’auteur réussit, par la densité, la maîtrise de ses récits, et leur montée en puissance, à nous offrir de la grande littérature. Un roman qui survivra dans la mémoire du lecteur, bien longtemps après qu’apparaisse le mot « fin »

 

Il n’est donc pas étonnant que la trilogie ait, dès sa parution, fait l’objet d’une adaptation cinématographique, le tournage de « Les hommes qui n’aimaient pas les femmes » ayant commencé en mars 2008, les deux autres devant sortir en DVD. Ce premier tome est adapté par le cinéaste danois Niels Arden Oplev. Le rôle de Mikael Blomkvist est tenu par Michael Nyqvist, et celui de Lisbeth Salander par Noomi Rapace qui est bien trop jolie pour correspondre vraiment à « notre » Lisbeth. Le film, produit par la société Yellow Bird, devrait sortir dans les salles suédoises en 2009.

                                                  Jeanine Rivais.

 

« Les hommes qui n’aimaient pas les femmes. Millénium I» : STIEG LARSSON Editions Actes noirs Actes Sud. 22,80 €. 575 pages.

 

Ce texte a été publié dans le N° 59 de juin 2009 de la Revue de la Critique Parisienne