L'ELIXIR DE LA SARABUSE

de MICHEL RUBIN

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Lorsqu'un écrivain fait envoyer son roman récemment publié à un critique, qu'attend-il de ce dernier ?  Qu'il accroche dès l'incipit, lequel répond à un certain nombre de questions essentielles : où l'histoire se passe-t-elle ? à quelle époque ? qui la raconte ? quels sont les personnages ? Qu'il déniche les tenants et les aboutissants de l'histoire ; mais surtout qu'il soit capable de vaincre l'imprévisibilité du récit, la mise en avant d’un univers imaginaire où évoluent une multitude de personnages à travers de multiples situations. Qu'il s'immerge dans les aléas et les variations de son roman. Qu'il entre de plain-pied dans ses intrigues : pour ce faire, si l'on en croit Albert Camus, "Les personnages sont généralement des êtres de papier, des êtres de fiction totalement inventés. Ils sont "créés" par différents éléments du récit : Les actions, les paroles, les portraits. Ce ne sont pas des personnes mais le lecteur doit croire à leur existence : On parle d'"Illusion romanesque"". 

Bizarrement, dans son incipit qu'il appelle "préambule", Michel Rubin se désolidarise des origines de ce manuscrit sur lequel, dit-il, "je suis tombé, dont l'écriture semblait incontestablement être la mienne, en dépit de la signature d'un inconnu…". Mais, "examinant attentivement ce vieux cahier pour me remémorer son origine, j'ai d'emblée été confronté à un très grave problème d'amnésie… le maudit texte datant de plus de vingt ans, est demeuré obstinément récalcitrant à réintégrer ma mémoire". Voilà donc le lecteur prévenu : Michel Rubin est-il l'auteur de cet ouvrage intitulé "L'Élixir de la Sarabuse" et signé par un inconnu : un certain Roger Tricot… ? Ou l'ouvrage est-il -par quel mystère ?- tombé entre ses mains ? Il refuse de trancher, mais se décide à raconter l'histoire, tout en s'inquiétant de ce qui peut arriver au lecteur, qu'il prévient, en conclusion du livre, des risques de le lire, car, dit-il, "S'il vous prend la malencontreuse idée d'utiliser mon chaotique récit… sachez que vous vous engagez dans un sentier très cahoteux…" Danger, donc ! Car "… la Sarabuse, elle court toujours !" 

 

          A ses risques et périls, le lecteur s'aventure, en conséquence, à lire copie de ce manuscrit de celui qui est le narrateur et dit "je" presque jusqu'à la fin : Tout commence dans la petite ville de Saint-Longin-sur-Sanguine, où RogerTricot dirige une agence de pompes funèbres. Ses moments de loisirs sont consacrés à une société d’artistes locaux, qu’il a fondée avec quelques amis : En font partie le fossoyeur et sculpteur Brichou, lequel travaille exclusivement le papier mâché pour les madones dont l'une est une vierge noire qu'il a baptisée "Notre-Dame de tous les rêves", et sur la pierre, le marbre et le granit pour les têtes de Gaulois !  Quant à la cartomancienne, aquarelliste et poétesse Régine du Villard, "qui ne reçoit que les femmes, parce que les hommes sont trop cons", "seul le côté poétique de la voyance l'intéress(e). Elle excell(e) à faire naître une ambiance indéfinissable et fascinante". Enfin, monsieur Bidet, assureur, garçon de courses et grand lecteur de livres d’art et d’ésotérisme. Il reçoit chaque semaine les amis dans son minuscule appartement, où l'ambiance est toujours à la rigolade renforcée par l'abondance du rosé d'Anjou. Il y a aussi Juliette, Madame Tricot, dont "la participation "s'est imposée dès le début comme la grande pâtissière de l'équipe". Il aurait pu s'y ajouter Boulodrome qui "est un bon type", mais "sa charge de Président de la Pétanque l'empêche toujours de participer à (leurs) causeries". Et en aucun cas, il n'aurait pu y avoir "l'infâme Jules Massicot" dont les méfaits à l'égard des amis ne se comptent plus, puisqu'ils vont jalonner toute l'aventure, et qu'au final, ils seront de funeste mémoire ! 

          Conscients d'un manque, lors d'une soirée où Monsieur Bidet s'est exclamé "Il nous manque un truc important ! Au lieu de dire "notre art", il faudrait dire "l'art ceci" ou "l'art cela". Il est grand temps d'inventer un adjectif ad hoc pour qualifier notre art", les amis se mettent à chercher. Essentiel, il faut trouver un mot qui se termine par isme comme dans tous les courants artistiques ! "Le préfixe méta s'impos(e) d'emblée…", et après moult palabres, Roger Tricot propose : "Pourquoi ne pas bricoler l'adjectif ludique pour le transformer en ludien ?". Et il écrit METALUDIEN. Finalement, pas d'isme, mais voilà le mot désormais utilisé à toutes les sauces ! 

 

La vie continue, monotone, faite du quotidien, bien sûr, même s'il tient si peu de place ; de soirées chez Monsieur Bidet au cours desquelles se succèdent, toujours bien arrosés, lectures de poèmes, échanges d'idées et narrations d'histoires, jusqu'au jour où cherchant en vain le nom oublié d'un dragon, puis ayant fait appel au ouija, ce dernier se dirige vers certaines lettres, jusqu'à former S.A.RA.B.U.S.E. Euréka ! Pourquoi ce nom d'un dragon ne servirait-il pas pour le titre de revues, pour ceci, pour cela… Utopies, évidemment ! Mais que ne feraient pas les amis pour un peu de rêve ? 

Un jour, Brichou est chargé de réparer l'autel qui, suite à un affaissement, menace de s'effondrer. Après force libations, il surprend son auditoire en déclarant : "Il y a un drôle de truc… Il y a une ouverture d'un mètre trente de haut, sur soixante-dix centimètres de large. Ca fait comme un couloir qui descend en pente douce. Ca ne se rétrécit pas ; au contraire, ça s'agrandit même un peu…". Le temps d'avaler un breuvage à ne boire qu'une fois sous peine de mort, et appelé "Elixir", d'enfiler les vêtements convénients et autres accessoires, voilà les amis en file indienne dans ledit couloir. Et leur arrivée impromptue dans un pays inconnu nommé Pastabie. Télépathie ;  enlèvement par de jeunes guerrières ;  mise à mort par un crachat de Bréchu du dragon Sarabuse ; rencontre de la plus belle des Pastabiennes, la reine Solvane ; dégustation des mets les plus inattendus, dont les miels de chicranes ; découverte de la copie de la petite vierge noire de Bréchu, devenue "déesse Pastabia, vénérée créatrice" du monde pastabien, dont il suffit d'arracher la tête pour déguster "un liquide quasi-fluorescent" qui suscite "un instant de jouissance inouïe" ; explorations diverses et rencontre avec… la Sarabuse apparemment ressuscitée ; exploration d'une grotte et d'un couloir, et… Le lecteur l'aura deviné, retour dans la crypte de la chapelle… Multiples questionnements, bien sûr, sur la réalité ou non de cette incursion, sur la possibilité d'une chute dans un "gouffre spatio-temporel" ?... Mais plus important : quelle pouvait être la composition du fameux Elixir de la Sarabuse ??? 

 

Et retour à la sage vie de Saint-Longin-sur-Sanguine. Tout de même, Monsieur Bidet qui avait, en Pastabie, ramassé quelques belles pierres colorées et qui a rendu visite au bijoutier de la ville, a pu s'acheter comptant une "Coccinelle blanche de moins de deux ans". Se succèdent alors des reproches, des envies, puis des projets de voyages ! Pourquoi pas au Mont Saint-Michel ? Or, l'infâme Jules Massicot choisit ce moment pour mettre la sacristie sens dessus dessous, en prétendant que l'un des amis lui a volé son poêle, ce drap mortuaire qui accompagne les enterrements. Lequel lui est rendu, après avoir servi pour une récente cérémonie ! Excuses nécessaires, inintelligibles. Rires moqueurs. Mais… le lendemain, les amis retrouvent "Finette, la jolie chatte blanche de Brichou, pendue à la poignée de la porte" de leur petit musée. Et, à quelque temps de là, alors que monsieur Bidet, Régine du Villard et Brichou s'embarquent joyeusement dans la coccinelle, ils "trouvent une mort atroce dans le croisement de deux routes départementales à quinze kilomètres de Saint-Longin". Mais le moins étonnant est que "le véhicule adverse" qui les a écrasés, "était un camion de transport de ferrailles de la société Massicot et fils" !   

Immense chagrin du solitaire Roger Tricot revivant son enfance, racontant ses "retrouvailles' avec sa grand-mère, incapable d'oublier les années heureuses et ses amis, ressassant les infâmies de Jules Massicot. Jusqu'au jour où le maire vient lui annoncer que l'infâme s'est suicidé. Finalement, obligé moralement de déménager ! Mémoires ! Regrets ! 

Mais entre dans l'histoire un ancien copain de régiment de Boulodrome -lequel a écrit à Roger Tricot une lettre d'une écriture très semblable à la sienne- (Tiens tiens !), un dénommé faux marquis, monsieur Michel-René Rubin des Brethennières. Tiens, tiens, là encore ! Le naïf Boulodrome lui ayant montré, parmi les œuvres du petit musée, la fameuse vierge noire, "Notre-Dame de tous les rêves", le faux marquis a entendu "un gargouillis… Ca fait glouglou dans le ventre de la madone". L'ayant "décapitée", il a bu au "goulot" l'élixir dont Boulodrome lui avait pourtant dit : "une molécule de trop et tu seras expédié plus loin que la mort dans des lieux mille fois pires que l'enfer". Et voilà le marquis Rubin disparu ! Mais Roger Tricot a le désagréable sentiment d'avoir connu ce personnage ? Mais où ? Quand ? 

          "Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante". Autour de cette phrase de Nietzsche, l'auteur (sans qu'il soit vraiment possible d'affirmer qu'il s'agit de Roger Tricot ou de Michel Rubin) s'époumone autour de "chaos" et "cahot" ; récrimine ; affirme ; dénie ; annonce la disparition par le feu allumé par un autre infâme, Massicot fils, de la totalité des œuvres du musée métaludien, et la mort par crise cardiaque de son ami Boulodrome ; met le lecteur au défi de s'y retrouver dans ses élucubrations et lui fait la nique à propos d'un "Manifeste de l'Art métaludien" écrit par monsieur Bidet et brûlé lui aussi ; termine sur un soupçon de phrase qui suggère qu'à toutes les sagesses, il préfère "le grain de sable", celui qui détraque la machine, en somme ! Et pourtant, de tout cela, Roger Tricot (cette fois, c'est bien lui), n'a cure : il va aller à Saint-Claude visiter des cousins, et ne manquera pas, pour l'occasion, d'aller regarder quelques pipes ! 

 

Avec l'Elixir de la Sarabuse", Michel Rubin (mais comment être sûr que c'est bien lui ?) entraîne son lecteur à travers un jeu du vrai et du faux ; du sérieux et du ludique ; de l'humour et de la gravité ; de l'austérité et de la passion de convaincre… En fait, il lui fait parcourir les méandres d'un récit qui va le convaincre, l'exaspérer, le mettre en rogne mais l'obliger à reprendre l'aventure à la ligne délaissée ! En somme, le critique qui avait reçu l'ouvrage a noté : Un Bon et Beau roman ! 

Jeanine RIVAIS

 

MICHEL RUBIN : L'ELIXIR DE LA SARABUSE : Edition La Comédie française. 203 pages. 14,89 €