Le Général est mort. Le Croque-mort sélectionne la plus belle planche pour assembler son cercueil. Voilà qui pourrait être un fait-divers bien banal, n’était que le spectateur a affaire à un philosophe humoriste, parlant à sa planche comme à un égal ; discourant avec elle comme avec une amie, tantôt fâché, tantôt admiratif ; développant au-delà de l’automatisme de ses gestes, de longues argumentations, pour en venir à une conclusion sans contredit : Homme ou planche, les vers vont chercher à pénétrer !   

            A ce moment précis, dominant ces enchaînements à la fois banals et morbides, le mort se met à gémir, à parler, à hurler ! De ses déclarations, l’auditeur peut déduire qu’il s’est agi d’un dictateur ; que sur son ordre, de nombreuses personnes ont été torturées et sont mortes. En off, s’élève une musique populaire : le Croque-mort, sorti “voir”, revient tout plein d’un combat de coqs auquel il vient d’assister : l’image de l’un des coqs continuant de lutter, les yeux crevés, frappe le Général qui s’en empare comme d’une allégorie : pour ses morts également, leur souffrance était éphémère, parce qu’ils n’en avaient pas conscience”. Ce mort sans remords n’a qu’un seul regret, n’avoir pas assisté à cette agonie ! Les idées se bousculent alors, réminiscences de scènes et de rencontres, paysages ayant jalonné sa vie, kaléidoscope “tristement marrant”, volonté d’oublier... Soudain, le mort semble avoir hâte de mourir, être désireux de s’y bien préparer. Le tout, ponctué par l’obsession du croque-mort d’avoir à temps terminé “ce machin” (à aucun moment, il ne prononcera le mot “cercueil”, comme s’il était tabou). Jusqu’à ce qu’entre les deux hommes, éclate une énorme dispute, car le mort “veut” un miroir pour se voir mourir, observer la progression de sa décomposition physique. Crescendo, à mesure que se couche le soleil, tonne la voix lyrique du Général ; s’accumulent les précisions en une espèce de jouissance pathologique à se regarder mourir, à se sentir pourrir ; un froid détachement par rapport à l’idée de sa propre mort ! Comme s’il s’agissait de celle d’un autre, en fait ! Pourtant, face au miroir, le mort hurle sa peur. L’homme a-t-il enfin rattrapé le dictateur ? L’auteur de tant de morts prend-il enfin conscience que son tour est venu?     

          Arrive la mort, sous les traits du Fossoyeur. Il aime la belle ouvrage et le trou est très profond : il sera noir à souhait ! Le cercueil est terminé. Le Général sait que cette fois, sa mort sera définitive. Il se couvre le visage et meurt. Lui qui a été “sanguinaire et insolent, il finit dans l’abandon absolu. Lui qui avait le pouvoir est devenu à son tour une charogne. Justice !”   

           Bien sûr, Marcos Malavia, d’origine sud-américaine ; participant donc d’une culture où chacun côtoie la mort comme un hôte familier, est allé bien au-delà de la simple métaphore exprimée par la mort d’un dictateur. Choisir, pour explorer les arcanes de la Mort, un personnage qui a causé celle d’autres gens et revit intensément les événements liés à son pouvoir, l’emmène dans de profondes considérations métaphysiques. Sa quête est poignante, parce qu’elle se fait en outre autour d’une mort “datée”, conçue comme d’aujourd’hui où n’existent plus de repères ; raisonnée à partir de la mystique d’un siècle finissant.     Par ailleurs -étrange hasard que l’auteur ne pouvait naturellement prévoir- au moment où à Londres, un autre dictateur, -un “vrai”, celui-là- proclame devant les familles de ses victimes de naguère, son arrogance et son absence de remords, la pièce de Marcos Malavia devient une sorte de fable contemporaine. Elle a, de ce fait, une intensité et une résonance toutes particulières !

J.R.

CE TEXTE A ETE ÉCRIT EN NOVEMBRE 1998, APRÈS AVOIR ASSISTÉ A LA DERNIÈRE REPRÉSENTATION. 

 

LA MORT DU GÉNÉRAL : Texte et mise en scène : Marcos Malavia. Théâtre de l’Épée de bois (Cartoucherie) de VINCENNES.  

Le Général : Jean Gillibert.  

Le Croque-mort : Raymond Gil.

 Le Fossoyeur : Abderahman Oulhaddi.