LA HAINE DE L’ART”

DE PHILIPPE DAGEN

ou la soudaine colère d’un Moderne contre ... les autres...

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          Pourquoi, en consultant cet essai, le lecteur a-t-il l’impression agaçante de parcourir le journal intime d’un adolescent en révolte contre son (ses) père (s) ? Parce que, d’un bout à l’autre, Philippe Dagen y évoque Jean Baudrillart, Jean Clair et Marc Fumaroli, pour “les traiter” de conservateurs,  incapables de considérer sans malaise l’Art contemporain, prenant des positions semblables à d’autres liées à des compromissions d’époques troublées ; osant dire qu’au-delà de l’imitation du passé, point de salut !

           Et l’auteur -qui a sans doute partiellement raison- de se récrier, les huer, vilipender leur éthique, leurs états d’âme, leurs référents, brandir Poussin, Ingres... Et les Impressionnistes ! Ceux-là sont vraiment les bêtes noires de Philippe Dagen ! Il y revient souvent, pour “prouver” qu’ils sont à l’origine de tous les maux dont souffre l’art contemporain !

 

          Pour avoir lu -et apprécié-  depuis des décennies ses textes critiques parus dans "Le Monde" ; et relu pour confirmation ceux (les placards n’étant pas extensibles à l’infini) des cinq dernières années, il semble bien, pourtant que Philippe Dagen ne se soit jamais fondamentalement compromis avec ce qu’il est convenu d’appeler l’Art Contemporain ! Qu’il ait splendidement “oublié” (et qui l’en blâmerait ?) les colonnes de Buren et autres kilomètres d’affiches de métro de Combas, pour plonger comme ceux qui le hérissent, dans la Culture : 1994, Poussin au Grand Palais... 1995, Goya, Jean Valtat figure de l’Impressionnisme... 1996, chefs-d’oeuvre flamands... 1997, Giacometti... Certes, de temps en temps, il a rendu compte (Fiac 94...) du mal-être des marchands ; mais aucun manifeste susceptible de remuer les foules, rien de subversif capable d’obliger le public à se remettre en question n’est venu entacher cette longue liste de “bon ton”. C’est pourquoi cette indignation vertueuse exprimée dans "La Haine de l’Art" apparaît comme une surprise : Qu’a-t-il donc soudain contre la culture, lui dont les articles évoquent les mêmes choix que ceux contre lesquels il ratiocine ?

          C’est qu’il est “évolué” ; qu’il voudrait (qui ne le voudrait ?) des musées “vivants”, de richissimes collectionneurs assez “courageux” pour investir ouvertement leurs millions dans les oeuvres de leurs contemporains et non “les cacher honteusement dans leurs armoires” lorsqu’ils sont assez téméraires pour s’aventurer au-delà des Impressionnistes !

 

          Seulement voilà, collectionneurs de quoi ? de qui ? Et Philippe Dagen repart en guerre contre les Français incultes qui n’aiment pas l’Art contemporain, ne le défendent pas ; alors qu’en Angleterre, en Allemagne (Ah ! l’Allemagne, comme on y est contemporain !) ; et les USA, donc ! Et Philippe Dagen “oublie” -ou plutôt “ne sait pas”- puisqu’il n’a au fil des années jamais écrit un mot sur cette forme de création (son silence hurlait, même, lors de l’exposition de 1997 à la Halle Saint-Pierre ) qu’aux USA si passionnés de leurs racines, viennent de s’ouvrir à Baltimore le Musée d’Art visionnaire, à New-York un immense Musée du Folk-Art, etc., ce qui impliquerait qu’Art contemporain et création non intellectualisée ne sont pas contradictoires. Mais s’il avait eu vent de cette production marginale, il répondrait sans doute qu’elle n’a rien à voir avec les audaces du Musée Guggenheim, puisqu’elle s’adresse à autre chose que la cérébralité.

 

          Ignares, donc, les Français ; pire, haïssant l’art ! et si les musées de création hors-les-normes, ceux possédant des merveilles régionales, les lieux-cultes proposant Delacroix, Matisse... drainent des centaines de milliers de visiteurs, c’est que ces couards, ces ringards  (bien sûr, Philippe Dagen ne prononce pas ces mots, il a l’insulte noble) n’aiment pas ce qui fait appel à leur seul cerveau ! Il leur faut du coeur, du chaleureux, du “qu’ils comprennent”, un art qui doit atteindre et remuer tous les hommes” ! Dans son indicible mépris, l’auteur ne devine même pas que ses compatriotes ne haïssent pas l’Art contemporain, ils détestent seulement qu’on les prenne pour des imbéciles. Ils refusent d’admettre qu’une bûche et un bout de laine soient autre chose qu’une bûche et un bout de laine ; ou que quarante ans de “non-art” à rayures bleues et blanches génèrent des chefs-d’oeuvre et non pas des rayures ! (Ceci dit, l’emploi des rayures n’a pas empêché certains abstraits de réaliser des oeuvres remarquables ; mais il fallait pour ce faire, du talent et de la conviction !)

 

          En fait, à force de se mettre en colère contre “ses trois conservateurs” auteurs célèbres de livres critiques où ils prônent ce qu’il déteste ; à force de s’acharner à rejeter toute paternité culturelle (à croire qu’il appartient à la génération spontanée) et par voie de conséquence à nier “ses” racines patrimoniales (que par ailleurs il n’arrête pas de défendre) ; bref, à force de se vouloir “avant-gardiste”, Philippe Dagen passe complètement à côté de la réponse à une situation contre laquelle il s’insurge : Pourquoi les gens font-ils quatre heures de queue pour “aller au musée” visiter l’exposition Cézanne, La Tour etc. ; et pourquoi les “musées d’Art contemporain sont-ils si désespérément vides qu’un ministre ait besoin de “dix jours...” pour y amener du monde ? Si, dans son essai, il avait eu souci de pédagogie au lieu d’exhibitionnisme, il n’aurait pu ignorer au long de sa belle démonstration de personne cultivée (ce qui est indéniable) que ce n’est pas l’Art contemporain qui est rejeté : ce sont la prétention, la froideur, la non-créativité qui ont empêché les masses” de suivre les arcanes d’un art parfois créatif, mais enfoui sous le matraquage par médias interposés de gens mus par une volonté de faire toujours moins et de discourir toujours plus ! Que, si ce public indigne déteste tellement certains artistes -d’ailleurs, obligés de faire leurs preuves, d’aucuns n’auraient peut-être pas manqué de talent- c’est parce qu’avec son sens de la justice, et son bon sens tout simplement il a très bien senti que ces favoris du (des) Ministre (s) de la Culture, partant des galeries qui donnent le ton, ont laissé leur tête s’enfler proportionnellement à l’ascension vertigineuse de leur cote ; joué le jeu de la mode au lieu de se remettre en question ; se sont délectés du “fétichisme” dont les abreuvaient quelques profiteurs ! C’est à cause de ce parti-pris de ne faire fonctionner que la tête (et hélas, sonne-t-elle souvent le creux) de remplacer le faire par un dire étiré à l’infini et trop souvent hermétique, que le public a renoncé à aller dans des lieux d’où il se sentait rejeté ; et, s’il s’est raccroché à “la culture”, c’est non par passéisme mais pour se confirmer qu’il n’est pas si bête qu’on le lui rabâche , qu’il est capable d’aimer passionnément un art qui le respecte !

 

          Que chaque époque ait sa "patrimoniolâtrie”, son patrimonial nostalgique”, etc. ; que l’Education Nationale ne prodigue pas un enseignement qui ouvrirait nombre d’esprits, est évident. Mais Philippe Dagen devra se rendre compte qu’avec sa façon de se pincer le nez en pensant à l’infinie bêtise française, il est en train, avec son essai au demeurant très érudit et bien écrit, de conforter dans leurs positions tous ceux qui aiment aimer leurs artistes, ceux qui essaient comme il le suggère p. 169, d’acheter des œuvres d’inconnus ou presque (et pas forcément des bouquets de fleurs) ; ceux qui décident d’aller jusqu’au bout de son ouvrage bien que s’y sachant considérés comme nuls ; ceux enfin (sans doute les mêmes) qui aimeraient -POUR L’EXEMPLE- visiter sa collection, “pressentant” qu’elle ne sera ni comparable à la leur, ni à celle de l’intérieur de tel ou tel de nos intellectuels où règnent les draperies néo-mauresques, le tableau vernis qui fait cossu dans son cadre doré, l’aquarelle bretonne ou le mur blanc” ; ni, cela va de soi, à celles des trois “traditionalistes” qu’il hait si fort...

          Mais, les concernant, M. Dagen ne sait-il donc pas que, comme il a le droit d’éteindre sa télévision un soir de programme morne, il a celui de ne pas ouvrir des ouvrages lui déplaisant si souverainement qu’il lui faille un livre pour l’écrire !

Jeanine RIVAIS

 

Philippe DAGEN : “La haine de l’art” (essai). Editions Grasset, PARIS. 98 F.

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1997, A LA PARUTION DE L'OUVRAGE.