BIOGRAPHIE DE LAURENT GAUDE 

Né en 1972, Laurent Gaudé vit à Paris. Après le bac, il suit des études littéraires de lettres modernes. Il prépare une thèse en études théâtrales avec, à sa demande, pour maître de thèse, l’auteur et metteur en scène dramatique Jean-Pierre Sarrazac.

Il est passionné de théâtre. Et il commence en 1996 à écrire ses premiers "vrais" textes. En 1999, est publiée sa toute première pièce, "Combats de possédés" (Actes Sud). A partir de cette date, il écrit tantôt des œuvres théâtrales, comme "Pluies de cendres", tantôt des œuvres d’un tout autre genre, comme "Onysos le furieux" qui est un monologue épique. Il attire l’attention de Lucien et Micheline Attoun, à Théâtre ouvert, organisme dont la mission est de découvrir les formes d’écriture contemporaine. 

Il fait éditer ses pièces en tapuscrits, et les envoie à une revue théâtrale publiée par Actes Sud, et intitulée "Du théâtre, la Revue" ; où la responsable de la section théâtre décide de les publier, donnant à ce jeune auteur un rôle important dans la célèbre maison d’édition. En 1999, sont publiés "Cendres sur les mains" et "Le Tigre bleu de l’Euphrate". Puis des romans : "Cris" (2000), "La Mort du roi Tsongor" (2002), "Le Soleil des Scorta" (2004). 

Tout va alors très vite pour ce jeune écrivain : "Combats de possédés" est traduite en allemand et jouée à Essen. "Onysos le furieux" est présentée au Théâtre national de Strasbourg ; et "Pluies de cendres" au Studio de la Comédie française à Paris. Côté romans, tout va également pour le mieux, puisqu’en 2002 il remporte le Prix Goncourt des Lycéens, pour "La Mort du roi Tsongor" et en 2003 le Prix des Libraires. Puis, en 2004, le Prix Goncourt pour "Le Soleil des Scorta". Et le metteur en scène Jean-Jacques Annaud travaille depuis plusieurs mois à un scénario à partir de "La Mort du Roi Tsongor."

Son dernier roman à ce jour est "Eldorado", paru début 2006. 

**********

 

Où se déroule cette histoire ?

 

          **Parce que la mémoire atavique est si puissante en chacun, dès le début du livre, le lecteur la situe spontanément en Afrique. Dans un entretien, Laurent Gaudé déclare : "Pour situer mon histoire, j’ai utilisé notamment des voyages au Moyen-Orient, bien que l’action se déroule plutôt en Afrique Noire". 

          Mais à aucun moment, ce continent n’est cité. De même, n’est-il fait aucune allusion à la couleur de peau des personnages. C’est une sorte de réflexe, d’intuition qui fait que le lecteur les voit noirs ! D’autant que la magnifique image de couverture, laisse supposer qu’il en va ainsi.

 

          **Des lieux où se déroule l’histoire, le lecteur ne connaîtra que Massaba, la capitale, où vit le Roi Tsongor. De la ville, cœur de l’intrigue, située sur la principale d’une série de collines séparées par une vaste plaine, il est dit qu’elle est magnifique, que "des caravanes entières venaient des contrées les plus éloignées, pour apporter épices, bétail et tissus". Regorgeant donc de richesses, auxquelles vont s’ajouter celles, infinies, du prétendant à la main de Samilia. 

          Paradoxalement, le lecteur saura peu de choses du reste du pays de Tsongor, pas même son nom. Il semble vaste : Tsongor dit : "En vingt ans de conquêtes, J’ai arpenté la terre tout entière et j’en ai fait mon jardin", mais ne seront évoquées que les étapes choisies par Souba, le fils cadet envoyé par son père mourant pour lui construire sept tombeaux : Des villes aux noms qui chantent : Saramine, citadelle suspendue au-dessus de la mer ; Solanos, ville au bord du fleuve, "avec ses berges couvertes de palmiers-dattiers, comme une oasis au milieu de la rocaille". Entre les deux, des forêts, des archipels, des déserts et des montagnes aux confins du royaume. Des lieux hostiles aussi, comme cette crique putride où le ressac amène sans cesse des tortues incapables de repartir, et destinées à mourir là, immense charnier livré aux prédateurs. En fait, et bien que l’auteur évoque des territoires inconnus, tout se passe comme si le royaume de Tsongor était une sorte d’île géante, dont les limites sont "les dernières terres inexplorées. Aux confins du monde. Après cela, il n’y avait plus rien, que l’océan et les ténèbres…". Un pays au cœur de nulle part, en somme. De la population extérieure aux villes, il n’est rien dit non plus. Comme si tout entière elle était citadine. Et une fois passés les lavandières et les paysans qui reconnaissent en lui le porteur de la nouvelle de la mort du roi, Souba ne rencontre personne pendant d’interminables périodes. La seule autre allusion aux paysans a lieu lors du périple de Samilia, partant pour l’inconnu.

 

          ** Le temps : De même n’est-il pas dit que l’histoire se déroule dans des temps anciens. Comme le lieu, le temps est indéterminé. Mais l’onomastique (¹) des personnages et des lieux, le mode de vie, les caravanes, les immenses richesses, éveillent en nous des images, nous ramènent aux Mille et une Nuits, aux temps immémoriaux des seigneurs tout puissants. 

En fait, ce roman est bâti sur le principe théâtral des trois unités : unité de lieu (Massaba avec la plaine qui l’entoure). Unité de temps (la veille du mariage de Samilia, fille de Tsongor, et découlant de cette perspective, la guerre ininterrompue pendant les décennies qui suivent). Unité d’action (la guerre).

 

 

Les protagonistes de l’histoire 

 

          Les deux personnages principaux sont liés de façon indéfectible par leur propre histoire : Tsongor et Katabolonga.

          Jeune homme, Tsongor a quitté en le haïssant, le roi son père, qui lui refusait tout héritage, bien décidé à construire son propre empire, "plus vaste que celui qu’on lui refusait… (A) parcourir des terres nouvelles. Porter le fer. Entreprendre des conquêtes aux confins des terres connues". Et pendant vingt ans, il n’a rien fait d’autre que la guerre. "Vingt ans de campements. De combats. A "élaborer des stratégies. Porter des coups…" Rattachant chaque fois à son royaume les territoires et les habitants vaincus. En somme, le roi Tsongor, avide de nouvelles terres pour être sûr de surpasser son père, "vieillit à cheval. Le fer à la main". Jusqu’au jour où, parvenu dans le pays des terribles Rempants, alors qu’une fois encore il est vainqueur, et qu’il atteste de sa victoire en tuant, pillant, violant, il voit sortir d’un bois un ennemi, "Nu. Sans armes. Le visage haut. Sans trembler". Qui demande à lui parler. Et qui se présente ainsi : "Je suis Katabolonga… (Je suis venu) te dire ce qui doit être dit. Tu as rasé ma maison. Et tué mes femmes. Tu as piétiné mes terres… Je suis Katabolonga et je te tuerai. Car, par ma hutte piétinée, par mes femmes tuées, par mon pays brûlé, ta mort m’appartient ". Chacun s’attend à ce que Tsongor le tue. Mais non ! Un étrange pacte est alors scellé entre ces deux ennemis. Car Tsongor se contente de répondre à la menace : "Ma mort t’appartient. Elle est à toi. … Je te propose d’être le porteur de mon tabouret d’or… Tu veilleras sur moi. Le jour où tu voudras reprendre ce qui t’appartient… je ne me battrai pas. Tu me tueras…". Réaction insolite, si l’on repense à la façon féroce dont il a banni Galash, l’un de ses soldats, qui l’a maudit après la victoire de Solanos ; lui enjoignant de quitter son royaume, le condamnant à vivre solitaire sur les terres inexplorées, au-delà du fleuve Tanak.

          Bientôt, Tsongor renonce à guerroyer. Se met à construire des villes, des routes, des canaux… Elever ses enfants… bref régner en bon roi soucieux de la prospérité de son royaume. Et les années passent, au cours desquelles Katabolonga, assumant son rôle honorifique de porteur du tabouret d’or, suit partout le roi, "comme l’ombre du remords. Lui rappelant sans cesse ses crimes et le deuil". Mais apparemment devenus amis, "liés d’une amitié profonde et silencieuse".

Autres personnages qui jouent un rôle important dans cette aventure : les enfants de Tsongor : Quatre fils et une fille. Les aînés, les jumeaux Sako et Danga, nés à quelques minutes d’intervalle et de ce fait, se disputant le droit au trône. Puis Liboko, proche de leur unique sœur, Samilia, qui doit se marier le lendemain, sans avoir jamais vu son fiancé. Enfin, le cadet, Souba que Tsongor va charger d’une mission capitale : A sa mort, lui construire "sept tombeaux. Par le monde. En des endroits reculés que personne ne peut atteindre… Sept tombeaux secrets et somptueux". Puis revenir à Massaba et emporter son cadavre dans le tombeau de son choix. 

          Et puis, les deux protagonistes à l’origine du bouleversement de cette histoire : Kouame, le prince des Terres du Sel, qui a décidé de "mettre aux pieds de Samilia tout ce qu’il possède. Son royaume. Son nom. Et se présenter à elle aussi pauvre qu’un esclave". Et puis, causant tout le malheur qui va suivre, Sango Kerim à qui, petite fille, au cours de leurs jeux enfantins, Samilia avait promis de l’épouser. Et qui, à la veille du mariage annoncé, vient exiger de la jeune fille et de son père, qu’ils tiennent la parole donnée il y a bien longtemps. 

          Viennent enfin les habituels protagonistes d’un pays, les ministres, le peuple.

 

L’histoire 

 

          Apparemment, Tsongor a su se faire aimer de ce peuple, puisque depuis des semaines, à l’annonce du mariage, chaque membre du royaume a offert son obole à la jeune fiancée, de sorte que "c’était un gigantesque amas de fleurs, d’amulettes, de sacs de céréales et de jarres de vin. C’était une montagne de tissus et de statues sacrées. Chacun voulait offrir à la fille du roi Tsongor un gage d’admiration et une prière de bénédiction…". Mais le mariage étant pour le lendemain, les cadeaux du fiancé vont arriver, il faut donc que les rues et les places soient absolument vierges de toute offrande, et "les serviteurs du palais, toute la nuit, n’avaient cessé de faire des allers-retours entre la montagne de cadeaux de la place et les salles du palais. Ils transportaient ces centaines de sacs, de fleurs, de bijoux…". 

          Cette procession interminable et heureuse atteste donc que la paix régnait sans conteste sur le royaume de Tsongor. En tout cas, au petit matin, veille du mariage, et jour où le prince Kouame devait venir offrir ses présents, tout dormait paisiblement dans le palais. Même Katabolonga, chaque jour le premier levé "n’était touché d’aucune anxiété", à l’aube de cette journée qui s’annonçait harassante. Pourtant, lorsqu’il pénétra dans la chambre royale après avoir traversé le palais d’habitude solitaire mais aujourd’hui animé de mille ouvriers silencieux, "il se figea brusquement. L’air qui lui caressait le visage lui murmurait quelque chose qu’il ne parvenait pas à comprendre". Ecoutant le silence, -et là, peut-être commence la magie- il eut soudain le pressentiment que ce jour où devait régner la liesse, se terminerait en tragédie, qu’"aujourd’hui, il tuerait le roi Tsongor. Que ce jour serait le dernier où il porterait le tabouret d’or". Quant à Tsongor, lorsque Katabolonga l’ayant éveillé, lui dit "C’est pour aujourd’hui, mon ami", il répondit "je sais",  pensant simplement aux mille tâches royales qui l’attendaient. 

          La journée s’écoula dans le calme fiévreux de l’approche des grands évènements. Lorsque le soleil commença à décliner, que le roi fut installé sur la terrasse pour admirer la scène, tous les regards se portèrent vers la plaine du sud, où était supposée apparaître la caravane de Kouame. C’est alors qu’ils virent s’embraser les collines, qu’ils distinguèrent des campements que nul n’avait vu s’installer… Mais nul non plus ne s’inquiéta. Seule, l’irritation gagna le roi, lorsque la meute de la porte ouest se mit à hurler, et qu’il se demanda pourquoi les ambassadeurs entraient par cette porte alors que la porte sud les attendait, avec la munificence d’une réception royale. "Mais ce n’est pas un cortège qu’il aperçut. Au centre de l’avenue, un homme avançait, seul, au pas régulier d’un grand chameau orné de mille couleurs". Cet homme demanda audience au roi qui quitta l’assemblée et se rendit à la salle du trône. 

          L’homme, après les politesses d’usage, se présenta : "Je suis Sango Kerim". Commença alors un quiproquo, entre le roi heureux de retrouver à la veille du mariage, l’ami qui avait partagé les jeux de sa fille, et à qui il souhaitait la bienvenue ; et l’homme qui, soudain, dissipait le malentendu en disant sèchement : "Aujourd’hui, je reviens car j’ai fini mon errance. Je reviens car Samilia est à moi… Feras-tu de ta fille une parjure ?" Comprenant enfin sa méprise, Tsongor répliqua "Elle se marie demain. Je te l’ai dit". A quoi Sango Kerim rétorqua : "Elle se marie demain. Mais avec moi". Et il se retira, laissant son auditoire plongé dans la plus vive consternation. 

          "Alors commença la grande nuit blanche du roi Tsongor". Seul avec Katabolonga, il évoqua la situation. Redoutant d’affronter Kouame et sa probable immense colère. Certain que Sango Kerim qui avait osé revenir, ne cèderait pas. Hésitant entre une problématique parole échangée par des enfants des années auparavant, et un engagement vis-à-vis d’un prince allié. Incapable finalement de choisir entre les deux jeunes gens. Revoyant, dans le même temps, le passé et ses crimes. Concluant que seule sa mort pourrait sauver son royaume. Car s’il mourait, "on ordonnera le deuil. Tout s’arrêtera. Un voile de silence épais tombera sur la ville…" Le peuple entier pleurera. Les notables, y compris les deux prétendants, viendront présenter leurs condoléances à ses enfants. La guerre sera évitée". Sa décision prise, il convoqua son plus jeune fils, Souba, pour le charger d’aller à travers le monde, en secret de ses frères, construire ses sept tombeaux. Il chargea Katabolonga d’informer sa famille de sa mort ; lui confia la responsabilité de respecter les rites funéraires jusqu’au retour de Souba. Mais il ne pouvait mourir sans avoir expié ses fautes. C’est pourquoi, et de nouveau nous entrons dans la magie, il décida qu’il mourrait sans être tout à fait mort. Il serait d’ici le moment de sa vraie mort, une ombre errante aux portes de l’au-delà, mais entendant les rumeurs du monde, comprenant ce qui se passait dans le royaume. Il serait tout ce temps un esprit sans tombeau. Il remit alors à Katabolonga la pièce de monnaie avec laquelle il avait quitté le royaume de son père. Seule, elle serait capable de le faire passer, enfin, dans cet au-delà. 

          Ayant terminé d’expliquer ses intentions à son fidèle serviteur, il lui tend un poignard, afin que celui-ci reprenne "ce qui est à lui". Mais Katabolonga est incapable de tuer celui qui est devenu son ami et laisse tomber le poignard. Comprenant qu’il ne recevra aucune aide, Tsongor le ramasse, s’ouvre les veines et se meurt en une plainte légère où il supplie de l’achever. Katabolonga saisit alors le poignard et en pleurant, le plonge dans le ventre du vieillard, et "lorsqu’il ferma les yeux du roi, en passant doucement la main dessus, c’est une époque entière qu’il referma". Le pacte ancien était réalisé.

          Le premier à venir présenter ses condoléances fut Kouame. Il assura à la famille qu’il attendrait la fin du deuil pour épouser Samilia. Mais avant qu’il se fût retiré, entra sans se faire annoncer Sango Kerim. D’emblée hostile, il s’adressa à Kouame : "Vous êtes venu. Vous ne le connaissiez même pas. Moi, je l’ai aimé comme un père". Et devant la réaction de Kouame qui lui ordonnait de se taire, il s’écria : "Je suis venu chercher Samilia ". Voyant s’envenimer la dispute entre les deux prétendants, Katabolonga se leva et dit : "… Je me lève devant vous et je dis ce qu’il voulait que vous entendiez. Le deuil est tombé sur Massaba. Enterrez vos désirs de mariage avec son cadavre. Repartez d’où vous venez… Tsongor ne veut insulter aucun de vous. Du fond de sa mort, il vous supplie de renoncer". 

          Alors, Kouame, avec honneur et respect, se retira en promettant d’attendre aussi longtemps qu’il le faudrait. Mais Sango Kerim, certain que son rival mettrait cette attente à profit pour se préparer à la guerre, déclara : "…Je n’attends pas, non. Je n’obéis pas à Tsongor. Les cadavres ne donnent pas d’ordres aux vivants…". Et, s’adressant à Samilia, il ajouta : "Demain, à l’aube, je me présenterai aux portes de la ville. Si tes frères ne te mènent pas jusqu’à moi, ce sera la guerre sur Massaba". 

          Souba, ayant annoncé son départ, les enfants décidèrent de passer ensemble une dernière nuit. Au matin, le jeune homme quitta Massaba à dos de mule. Et son périple prit des allures de voyage mortuaire, car chaque ville où il passait voyait en lui le messager de la mort du roi. Et du malheur tombé sur la cité. "A l’aube, Sango Kerim descendit des collines… Il alla à la porte principale qu’il trouva fermée. Il constata que Samilia n’était pas là. Qu’aucun des frères n’était venu le saluer… Que le drapeau des Terres du Sel flottait avec celui de Massaba… Soit", dit-il, "maintenant c’est la guerre". 

          Finalement, la mort sacrificielle de Tsongor ne changea rien. Bientôt, les deux armées s’affrontèrent. D’un côté, l’armée de Massaba était sous la direction de Liboko, Tramon, et Gonomor qui dirigeait les hommes- fougères. Alliée à celle de Kouame, dont le vieux chef Barnak conduisait les mangeurs de Khat, hébétés de drogue ; puis Tolorus menant les Surmas; enfin Arkalas et ses "Chiennes de guerre ", ainsi appelés parce qu’ils se paraient comme des femmes pour offenser leur ennemi. De l’autre, l’armée de Sango Kerim, formée des Ombres blanches, des Crânes rouges, et de sa garde personnelle. "Une armée composée de tribus que l’on ne connaissait pas à Massaba. Une armée bigarrée venue de loin, qui lançait sous le soleil implacable, des malédictions étranges en vue des murailles". 

          Après l’affrontement verbal entre les deux prétendants, les armées se tinrent prêtes à se jeter l’une contre l’autre. La guerre débuta.

          Mais déjà, au palais, commençait la dissidence, les deux aînés se disputant le droit de commander. Finalement, après une violente querelle, Danga décida de quitter la ville en secret. Et pendant la nuit, il rejoignit Sango Kerim. Avec lui, chevauchait Samilia. Lorsque Sango Kerim la vit, un sourire se dessina sur son visage, mais aussitôt, elle lui dit : "Ne souris pas car c’est le malheur qui se présente à toi. Si tu m’offres l’hospitalité de ton campement, il n’y aura plus de trêve… La guerre sera féroce… Je te demande l’hospitalité, mais je ne serai jamais à toi". Sango Kerim répondit : "Ce campement est à toi. Et si tu t’appelles malheur, alors oui, je veux étreindre le malheur tout entier et ne vivre que de cela". Quand Sako, Liboko et Kouame apprirent par les chants de l’ennemi la défection de Danga et de Samilia, Sako dit simplement : "Cette fois, c’est sûr, nous mourrons tous. Nous. Eux. Il ne restera plus personne". Et, dans l’éventualité d’un siège, il se fit apporter les plans de la ville. 

          De ce jour, dans la chaleur excessive qui oppressait Massaba et la plaine environnante où se déroulait la guerre, la mort fut omniprésente. Nuit après nuit, chaque armée se retirait sur ses positions. Jour après jour, les combats faisaient rage. Avec une horreur d’autant plus grande que les maléfices de l’un des chefs nomades enlevèrent toute raison aux "chiennes de guerre" qui se mirent à s’entretuer, prenant chaque visage ami pour son ennemi. "Partout, les hommes de Kouame et de Sako périssaient. Ils avaient peur. La vision de la charge qui les avait broyés avait fait naître en eux la terreur". 

          Ce soir-là, après la distribution du butin, l’un des chefs de Sango Kerim le supplia d’arrêter la guerre, puisqu’ils avaient remporté une victoire et qu’il avait près de lui la femme qu’il était venu chercher. Mais plus rien ne pouvait l’arrêter. Les habitants retranchés derrière les murailles de Massaba moururent tués ou affamés. Des mois, des années de lutte, ininterrompus, rendirent les deux armées tellement semblables, qu’un jour, pensant mourir le lendemain, Kouame se glissa dans le campement de Sango Kerim et pénétra dans la tente de Samilia. Persuadée elle aussi de sa mort prochaine, elle se donna à lui. Et il la quitta au petit matin, pensant revenir vers inéluctable destin. Mais de part et d’autre arrivèrent des renforts : Orios avec sa horde de Cendrés dans le camp de Sango Kerim. Et dans celui de Kouame, sa mère, "l’impératrice Mazébu. On l’appelait ainsi parce qu’elle était la mère de son peuple, et qu’elle et ses amazones chevauchaient des zébus".

           Les hostilités reprirent avec une énergie nouvelle. Massaba brûla. L’odeur des corps brûlés couvrit la plaine… Sur le visage de Samilia, voyant les flammes, "un masque de douleur était tombé. Elle ne parlait plus à personne… Elle avait maintenant la confirmation que le malheur était sur elle et ne la lâcherait plus". Les mois passèrent. Un jour, Kouame décida de rencontrer Sango Kerim au milieu de la plaine, et de lui proposer que Samilia mourût, puisque aucun des deux ne la posséderait jamais. D’abord indigné par cette proposition, lorsque Sango Kerim apprit que Samilia s’était donnée à Kouame, il abonda dans son sens. Mais refusant de se suicider, la jeune fille les mit au défi de la tuer. Elle leur annonça qu’elle ne serait jamais à l’un d’eux, et que, désormais, ils ne se battaient plus pour elle. Elle défia les soldats qui depuis des mois mouraient à cause d’elle, et lorsque pas un ne bougea, elle s’éloigna. De nouveau les deux armées s’entretuèrent, tandis qu’elle disparaissait. 

          Pendant ce temps, dans le palais, le cadavre de Tsongor interrogeait Katabolonga sur ce qui se passait au-dehors, car soir après soir, il voyait passer des hommes, s’en allant vers l’au-delà. Parmi eux, son fils Liboko, le visage écrasé, était passé devant lui sans le voir. C’était trop de douleur, et Tsongor supplia Katabolongo de lui rendre la pièce afin qu’il sombrât dans la vraie mort.           Mais le serviteur ne pouvait le faire. Il faudrait à Tsongor, assumer jusqu’au bout la douleur. 

          Des mois, des années encore s’écoulèrent. Tandis que Samilia s’éloignait de plus en plus du champ de bataille, errant et vivant d’aumônes, la guerre continuait. "De Massaba, il ne restait plus rien. Kouame et Sango Kerim étaient devenus deux ombres sèches aux corps exténués. Alors, une dernière fois, ils réunirent leurs armées dans la plaine, une dernière fois ils s’adressèrent la parole". Sachant que ni l’un ni l’autre ne vaincrait, ils invitèrent les guerriers qui le souhaitaient, à cesser de se battre et rentrer chez eux. Et ce fut la mêlée finale entre une poignée d’hommes ivres de vengeance et de sang. Soudain, l’un des soldats de Kouame, éperdu de drogue et ne reconnaissant personne, s’approcha et de son glaive décapita Sango Kerim. A peine Kouame eut-il le temps de se réjouir que le même glaive le transperça, le jetant aux côtés de son ennemi tombé à ses pieds. Seuls restaient sur le champ de bataille quelques mourants et beaucoup de cadavres. Et le silence. La plaine appartenait désormais aux charognards.

          Plus aucun bruit ne venait troubler le sommeil de Tsongor qui avait vu passer devant lui tous ses fils, sauf Souba. Dans son demi-sommeil, Tsongor ne pleurait plus. Lui, le guerrier de naguère, bouillait de rage devant la stupidité de ces hommes qui s’étaient entretués jusqu’au dernier, détruisant toute vie, toute beauté. Mais il pleurait encore sur Samilia à qui il n’avait rien donné, ni la vie, ni l’amour, ni le bonheur qu’il lui avait promis. Samilia l’oubliée dont il ignorait ce qu’elle était devenue.  

          Un jour, dans la désolation du palais saccagé et livré aux singes hurleurs, Katabolonga resté seul à garder son ami, vit arriver Souba, sa mission accomplie. Souba qui, au cours de toutes ces années, avait parcouru le pays et construit sept tombeaux. Sept tombeaux représentant toutes les facettes de ce qu’avait été Tsongor : vénéré, aimable et haïssable : Dans la splendeur des jardins suspendus de Saramine, un hommage à Tsongor le glorieux. Dans la Forêt des Baobabs hurleurs, une haute pyramide pour Tsongor le bâtisseur. Aux frontières du royaume, dans l’Archipel des Manguiers, une île-cimetière pour Tsongor l’explorateur. Dans les Terres du Centre, parmi d’immenses salles troglodytes, le souvenir de Tsongor le guerrier, au milieu de milliers de statuettes de guerriers en terre. Dans le Désert des Figuiers solitaires, au milieu des dunes et du vent, une haute tour de pierre ocre visible à plusieurs jours de marche, pour Tsongor le père qui avait élevé ses cinq enfants avec générosité. Après Solanos, la ville au bord du fleuve, aux confins des terres inexplorées, dans la crique infestée de cadavres de tortues, un tombeau pour Tsongor le tueur. Enfin, au milieu de hautes montagnes pourpres, sillonnées de longs défilés, sur une terre belle et sauvage qui n’était pas à l’échelle humaine, un hommage à la grandeur de Tsongor. C’est là, dans ces montagnes que Souba et Katabolonga apportèrent le cadavre de Tsongor. Et le déposèrent au plus profond du tombeau. Puis, Katabolonga sortit d’une boîte la pièce qu’il glissa entre les dents de Tsongor : "Tout était achevé. Au terme de sa vie, Tsongor mourait avec pour seul trésor la pièce de monnaie qu’il avait emportée à la veille de sa vie de conquêtes… Il sourit avec tristesse, comme un supplicié. Il sourit en contemplant les visages de son fils et de son vieil ami et mourut pour la seconde fois ". 

          Alors, Katabolonga invita Souba à partir et commencer sa vie, tandis qu’il se couchait au pied du tombeau de son maître et ami, afin d’y achever la sienne. Souba sortit au grand soleil, les yeux pleins de ce sourire malheureux, sachant qu’il était dû à la disparition de Samilia. Et là, enfin libre de vivre sa propre vie, il décida de construire un palais, qui porterait le nom de sa sœur. Un palais ouvert à tout le monde. De sorte que, peut-être, un jour, au cours de son errance, elle entendrait parler de ce palais qui portait son nom, et reviendrait. 

 

          Ainsi s’achève sur une note d’espoir ce roman sombre et douloureux tout au long de ses pages. Un espoir bien ténu, puisque Samilia continuait d’aller. "Les paysans contemplaient cette femme en noir qui allait tête baissée… Sans jamais parler… Elle vieillit sur les routes. Elle finit par atteindre les limites extrêmes du royaume. Et sans même s’en apercevoir, elle passa cette dernière frontière, s’enfonça dans des terres inexplorées. Alors, vraiment, elle ne fut plus rien. "Elle n’avait plus ni nom ni histoire. Elle avançait, têtue, sur les routes et les chemins. Jusqu’à n’être, pour tous, qu’un point qui disparaît dans le lointain ". Et, pour Souba, ce fut le début d’une attente, puisque désormais seul au monde, lui que son père avait préservé en l’éloignant de la guerre, il prenait de nouveau en mains la perpétuation de la mémoire familiale.

 

          "La Mort du roi Tsongor" est un roman épique et initiatique, brossé avec une grande virtuosité par un écrivain au style inactuel parce que descriptif, et atypique parce qu’à la fois simple et riche d’images. Une épopée plongeant ses racines dans une antiquité imaginaire ; créant des mythes autour des éléments fondamentaux propres à toute collectivité : l’orgueil, l’honneur, le pouvoir. Donnant à ces rapports de force une connotation morale, puisque le richissime roi Tsongor apprend que la richesse ne saurait garantir le bonheur et termine avec une unique pièce dans la bouche. Et que son fils, Souba, devenu au fil de son cheminement, de plus en plus " petit " et humble, au point de souhaiter être "seul. Invisible", trouvera la paix dans la certitude du devoir accompli, de la fidélité, et de la mémoire.  

 

          Un roman qui sait réconcilier le foisonnement, la luxuriance même de la paix et de la guerre avec la recherche métaphysique de Souba, solitaire, aride comme les contrées traversées. 

 

          Un roman qui mêle le quotidien à la magie, comme si ces deux éléments étaient indissociables (le pressentiment funeste de Katabolonga à l’aube d’une journée supposément heureuse ; le maléfice d’un chef de guerre qui rend fous ses ennemis ; la possibilité pour Tsongor de continuer à vivre après la mort).

 

          Un roman qui sait construire une réflexion sur la vie, la mort, la haine sans l’amour, la famille, l’humain en somme ; faire succéder avec une impressionnante puissance évocatoire, des moments de liesse, aux plus noires et sanglantes scènes de combats ; constituer le drame d’un royaume qui se déchire au cœur d’un continent ancestral ; donner un souffle à une superbe fresque où l’on retrouve à la fois les traits de la tragédie antique, et du récit épique (J’ai pensé à plusieurs reprises à La Chanson de Roland) décrivant les souffrances et les dissensions d’une fratrie royale séparée par le destin qui prend ici la forme du respect de la parole donnée.

 

          Un roman magnifique, qu’on lit sans s’arrêter. Remarquablement bien écrit, poétique, prenant, touchant, poignant souvent. A lire comme un conte. Car s’il est une autre qualité à attribuer à cet ouvrage, c’est la force de l’oralité, qui puise dans l’imagination collective, pour donner vie à  une saga maudite ; et qui, bien qu’apparemment " exotique " rejoint finalement le plus profond de notre culture et de nos racines.

Jeanine RIVAIS

(¹) l’onomastique (Science qui étudie les noms propres de personnes ou de lieux, leur étymologie…)

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 57 DE SEPTEMBRE 2007 DE LA REVUE DE LA CRITIQUEPARISIENNE