LE ROMAN POLICIER, QU'EST-CE QUE C'EST ?

 

Jeanine RIVAIS

 

Vu à travers trois célébrissimes auteurs américains (Harlan Coben, Michael Connelly et Patricia Cornwell ) ; et une non moins célébrissime auteure française (Fred Vargas)

 

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           Les définitions les plus académiques et les plus fantaisistes qualifient le roman policier –en argot "le polar" (terme apparu dans les années 70). Mais toutes s'accordent pour dire qu'il s'agit d'"un genre littéraire dont la trame est constituée par l'élucidation d'un crime (de natures diverses : meurtre, suicide, viol, cambriolage…), généralement en milieu urbain ; au cours d'une enquête officielle menée par une brigade policière ou par un détective privé. Avec six principes "obligatoires" : le crime, le mobile, le coupable, la victime, le mode opératoire et l'enquête. (¹)

 

          Avec des nuances, apportées par les aficionados ! "Je décrète que le 'polar' ne signifie nullement "roman policier". Polar signifie 'roman noir violent'. Alors que le roman policier voit le mal dans la nature humaine, le polar voit le mal dans l'organisation sociale transitoire : un polar cause d'un monde déséquilibré, donc labile, appelé à tomber et à passer. Le polar est la littérature de la crise". Ou encore : "Le récit à suspense ou thriller (du verbe anglais to thrill : trembler, frémir) (roman d'angoisse donc) est le récit d'une traque, d'une souricière, d'une torture morale ou d'un engrenage fatal. Le thriller n'est pas forcément policier : thriller érotique, d'espionnage, d'épouvante, juridique, psychologique, de science-fiction, fantastique, etc.". (²)

 

          Le terme français de "roman policier" est un terme générique qui, par extension, recouvre beaucoup de catégories de romans. Il est réducteur de la diversité du genre, alors que sur ce point, la langue anglaise est beaucoup plus expressive : "Detective novel", "detective story", "police novel", avec des ajouts selon l'ambiance du livre : "detective and spy novel" (roman policier d'espionnage), etc. 

 

 

Le genre, sans les appellations, remonte à la lointaine époque de la Chine impériale avec "Le juge Ti qui exista réellement au VIIe siècle comme héros d'un roman policier chinois, "Dee Goong An" ('Trois affaires criminelles résolues par le juge Ti"). Mais il n'a pas eu d'influence sur la littérature occidentale". (³)

Beaucoup plus près de nous, avec l'émergence de la civilisation industrielle qui draina vers les villes nombre d'individus hors-la-loi ou trop souvent sans foi ni loi, le récit policier change le mystère en problème et, rapidement, se présente comme un genre rigoureusement codifié, orienté vers la résolution d'une énigme.

           Passons donc au XIXe siècle, sur "Emma" de Jane Austen qualifié de "roman policier sans meurtre" ; sur Edgar Poe et son "Double assassinat dans la rue Morgue" (1841) ; Conan Doyle et les multiples aventures de Sherlock Holmes ; Agatha Christie surnommée "La reine du crime" et ses inénarrables Miss Marple et Hercule Poirot… Puis, au début du XXe siècle, en Europe, sur Gaston Leroux et son détective Rouletabille ; Maurice Leblanc et Arsène Lupin ; Léo Malet et Nestor Burma ; l'Anglais Peter Cheyney et Lemmy Caution ; le Belge Simenon et Maigret (1931)... Avec ce dernier, la recherche des indices devient moins importante, au profit des questionnements qui tentent de comprendre les mobiles du crime et la personnalité des criminels. La psychologie et l'atmosphère entrent en jeu. 

Bien sûr, les décennies passent. Et avec elles, une nouvelle vague d'auteurs américains déferle, apportant une lecture du roman policier assez désenchantée pour être résumée par une phrase de Raymond Chandler dans "The simple Art of Murder" (1950) : "Ce monde ne sent pas très bon, mais c'est celui où l'on vit". Désormais, le détective tient la première place. "Son sens moral qui est très fort, ne se cale pas principalement sur la légalité. Le juste déborde sans arrêt le légal. Et ce sens moral n'a rien d'une vision moralisatrice se prétendant 'pure' au-dessus de l'action : Il est nécessairement 'impur', au cœur de l'action, éclaboussé par les pourritures du monde" (4). Ainsi naissent, Sam Spade le dur-à-cuire de Dashiell Hammett ; Philip Marlowe de Chandler, personnage complexe et attrayant et son imperméable fatigué, si magnifiquement interprété par Humphrey Bogart ; Cercueil et Fossoyeur les deux policiers noirs de Chester Himes, au volant de leur vieille Plymouth au moteur trafiqué patrouillant en permanence dans les quartiers les plus sordides de Harlem ; David Fulmer et "les ombres insondables de la Nouvelle-Orléans" ; James Lee Burnes et ses "balades bucoliques dans son cher état Louisiane" ;  Patrick Süsskind dont le personnage doté du nez absolu a fait du "Parfum" un succès mondial… Et, parce que le roman policier est un reflet de chaque société, si actuel malgré sa mort prématurée, Stieg Larsson et sa trilogie de Millenium (5)… Mille autres… 

 

Et… Harlan Coben, Michael Connelly, Patricia Cornwell , Fred Vargas. Les quatre incontournables de notre époque ! Pourquoi le sont-ils ? Pourquoi figurent-ils toujours en tête des auteurs actuels de romans policiers ? Pourquoi leurs livres se vendent-ils par centaines de milliers à travers le monde ? Pourquoi croulent-ils sous des Prix littéraires prestigieux ? 

 

*** Leur principal atout est, comme il est dit plus haut pour leurs prédécesseurs, qu'ils perpétuent la tradition en avançant d'emblée un personnage principal –toujours le même de titre en titre- qui est chargé de l'enquête. Et toute l'histoire va tourner autour de lui. Lui qui est donc récurrent et inimitable dans leurs aventures : atypique, au début, mais s'humanisant au fil de l'histoire ; écrasé par les problèmes de la vie, par le harcèlement de sa hiérarchie (comme Harry Bosch, ou le commissaire Adamsberg) ; privé de sa passion (comme Myron Bolitar qui au sommet de sa gloire de basketteur vedette a eu un genou écrasé par un furieux de l'équipe adverse) ; traumatisé par la disparition de Benton, son compagnon victime d'une psychopathe, comme Kay Scarpetta… Tellement humains, tous, finalement, que le lecteur se trouve chaque fois avec eux en totale empathie. Et il a beau savoir que la fin pour eux sera heureuse, qu'ils résoudront l'affaire, qu'il les retrouvera dans un autre épisode, il ne peut s'empêcher de trembler à chaque nouvel aléa de leur aventure. Et d'attendre la suivante.

          Ces très souvent antihéros, ont une façon bien à eux de venir à bout de l'intrigue. Mais quelle qu'elle soit, elle fait d'eux des individus "accessibles", avec leurs travers et leurs qualités, qui ont détrôné le statut mythique du héros/détective pour en faire des personnes mal dans leur peau, mal adaptées aux codes du monde contemporain. Ce changement des mentalités par rapport aux romans policiers des années 1930 à 90, prouve que leurs auteurs ont bien compris que c'est une manière efficace de parler des contradictions de la société actuelle dans la relation homme/femme, rêve/réalité, bien/mal… 

 

*** Chaque auteur a donc des "recettes", et si souvent elles se recoupent de l'un à l'autre, le style de chacun et la façon de les faire interagir entrent en jeu pour faire la différence : Pour Harlan Coben, tout commence par une réapparition d'un disparu, souvent lié à Myron Bolitar par des liens affectifs profonds, chacun ayant subi un choc qui l'a démoli, mais capable de rebondir grâce à un doigt d'humour. Pour Michael Connelly, elle est très simple : "Il faut prendre l'idée de départ et la changer", distiller tout au long du roman des détails qui semblent infimes, mais qui se révèleront importants dans les moments clés. Pour Patricia Cornwell, il s'agit de mettre en scène "la femme professionnelle, lucide et déterminée. La femme qui a su gagner les moyens de ses ambitions, la femme riche et belle, mais néanmoins capable de souffrir… Apporter à l'intrigue une qualité et une rigueur inégalées, décrypter les rapports humains en explorant les tréfonds de l'âme, mais aussi les situations simples de la vie quotidienne.." (6). Pour Fred Vargas, les polars "qu'(elle) écrit, (et intitule des "rompols") comme la plupart des romans à énigmes, perpétuent la tradition des contes et des légendes. Ce sont des livres fondés sur l'inconscient collectif : des histoires dont nous avons besoin pour vivre… bâties sur la même structure, autour d'un danger vital…"(7).

A partir de là, le lecteur va éprouver une fascination pour le solitaire confronté à un monde interlope ; une haine ou un dégoût profonds à l'égard des criminels ; de la suspicion ; de l'émotion ; une vraie détestation pour les "morfos", ces flics non pas mauvais mais capables de considérer sans émotion, les horreurs auxquelles ils sont confrontés. Et, par opposition, une totale sympathie pour les "empaths", ceux qui sont bouleversés à chaque nouvelle découverte macabre et qui, ayant intériorisé leur douleur, seront d'autant plus motivés pour aller "jusqu'au bout". De page en page, l'improbable devient probable, l'impossible devient réalisable. Ce lecteur entre dans un monde de personnages aux traumatismes inaccoutumés mais plus vrais que vrais ; un univers brutal par lequel il est très vite captivé.

 

*** Ces auteurs, pour être crédibles et passionnants, doivent connaître parfaitement le milieu géographique dans lequel ils vont situer l'intrigue (souvent urbain, parfois provincial, rarement campagnard) ; le milieu social (journalistique, judiciaire, médical, sportif, la maraude de nuit avec des enquêteurs, le jeu, etc.), afin qu'ils puissent avoir recours au style descriptif, aux définitions, renvoyer à l'ensemble des techniques mises en œuvre par la justice et les forces de police et de gendarmerie pour établir la preuve du crime et identifier son auteur (anthropométrie, médecine légale, toxicologie, etc.).…

          Le lecteur fait ainsi connaissance avec la morgue, le travail de médecin légiste et les appareils ultramodernes dont se sert Kay Scarpetta. "Son travail est pour elle un véritable sacerdoce, épuisant physiquement et moralement. Elle mène ses autopsies avec rigueur et compétence, dans une quête inlassable de vérité, animée par une soif de justice pour ces victimes de la violence, ce mal qui ronge la société qui l’entoure. Grâce à son expertise, grâce également au respect qu’elle leur porte, elle parvient en quelque sorte à redonner la parole aux cadavres" (³)

Il peut suivre les principales étapes et l'ambiance d'un match avec, assis sur les gradins, Myron Bolitar devenu agent sportif qui s'occupe de la carrière de joueurs de haut niveau ; mais n'hésite pas à mener son enquête et à jouer les détectives et à partir au bout du monde, si l'un de ses clients a un problème.

          Il peut partager entre autres, la psychose des "tunnels" liée aux tragédies vécues naguère au Vietnam  par Hieronymus Bosch dit Harry, (dont le prénom est lié à l'admiration de sa mère pour "Le jardin des Délices" du peintre éponyme du XVIe siècle) ; et voir souffrir "ce  témoin de la diversité et de l'irascibilité du mal en l'homme tant ses investigations croisent des criminels nombreux et variés" (³).

         Il peut enfin s'étonner de la particularité du commissaire Adamsberg, "nonchalant, souple, d'un caractère rêveur et en apparence désordonné qui se distingue de prime abord par son absence de méthode d'investigation mais obtient pourtant des résultats spectaculaires grâce à son intuition et sa grande sensibilité" ; et le suivre à travers "une France intemporelle, des gens à la marge, une violence distanciée…" (7)

 

*** Il faut donc à nos auteurs complexifier, au maximum, les caractères principaux, afin qu'ils soient crédibles à toutes les étapes de l'avancée dans l'histoire ; et solides face aux "coups tordus" que ne manquent pas de leur concocter les coupables, tant qu'ils ne sont pas découverts ; ou face à des supérieurs qui ne se gênent pas pour les suspendre de leur fonction, au moindre problème.

Mais sans négliger les personnages secondaires, en particulier l'assassin dont les traits s'étofferont au fur et à mesure du travail physique, psychologique, intellectuel… fourni par les enquêteurs. Tellement véridique que le "public" (du livre) lui donne souvent un pseudonyme, surtout si c'est un tueur en série : "Le Poète", "Momo-Mèche-courte", "Crado-le-clown", "Le tueur au code", "L'étrangleur de Sunset Boulevard", "Le rôdeur des cimetières", etc

          Et puis, les comparses gravitant autour du personnage principal, souvent liés, contrairement aux solitaires des polars de l'ère précédente, par des liens d'amitié : L'inénarrable et effrayant Windsor Horne Lockwood III (alias Win) ami depuis les bancs de la faculté, Esperanza Dias dite "Petite Pocahontas" et l'énorme Big Cindy, anciennes catcheuses devenues secrétaires : tous trois complices, dévoués corps et âme à Myron Bolitar. Marino le flic bourru, qui a tout vu, tout vécu, raciste, sexiste, buveur et batailleur, peut-être pas aussi discret ni professionnellement fidèle qu'il le devrait au goût de Kay Scarpetta ; et la nièce de celle-ci, Lucy Farinelli, génie précoce qui a toujours du mal à rester dans les normes, mais dont l'intelligence hors pair et les compétences informatiques lui ont permis d’entrer à Quantico, où sont formés les futurs agents du FBI. Les collègues occasionnelles d'Harry Bosch, Rachel Welling, et Eleanor Wish (celle qui le trahira à la fin de "The Black Echo", preuve que la vie réserve parfois de bien mauvaises surprises). Et le dévoué collègue du commissaire Adamsberg, Adrien Danglard, inspecteur méthodique au savoir immense, divorcé, père de cinq enfants dont il a la garde, et pour lesquels il est toujours soucieux malgré ses excès de boisson.

          Cette récurrence des personnages donne aux lecteurs le sentiment de reconnaître de vieux amis, de les accompagner au fil de leurs difficiles aventures. Avec un risque, car les plus entraînés parviendront vraisemblablement, après plusieurs romans, à identifier les codes et décrypter les ressorts cachés de l’intrigue. Les plus perspicaces (appliquant peut-être la fameuse devise de Sherlock Holmes citée dans "Le signe des quatre" (["Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité"]) (8), devineront alors assez rapidement qui est le coupable. Ce qui serait dommage, bien sûr et permettrait de douter du renouvellement de l'imaginaire de l'auteur ! 

 

**** Subséquemment, cette nécessité de varier les codes est l'une des principales préoccupations de ces auteurs : A eux, donc, de jouer différemment sur les nerfs de leurs lecteurs, suggérer des détails qui vont les égarer, multiplier les rebondissements, donner à leurs intrigues des tours inattendus, distiller des analyses psychologiques ! "Transpirer" physiquement et moralement au gré de leur imaginaire. Savoir que le personnage qui vit dans leur roman n'est que la partie émergée d'un iceberg dont le reste donne à ce qui transparaît, force et crédibilité.

Ainsi, d'un récit fictif qui traite de faits concernant un ou des enquêteurs, un ou des assassins ; d'un roman à énigmes (celle du crime et celle de l'enquête) ; d'une mystification destinée à égarer le lecteur sur de fausses pistes, indices, traces, empreintes… chaque roman policier ouvert au début à toutes les supputations, se ferme peu à peu comme on ferme l'objectif d'un appareil photo, jusqu'à parvenir à une unique possibilité : LE coupable découvert par L'enquêteur  ! Les quatre auteurs susnommés savent, à la perfection, cheminer de l'un à l'autre, pour notre plus grand plaisir. 

 

          Alors, amis lecteurs qui pouvez certes regarder quotidiennement "NCIS", "Les Experts", "New-York police judiciaire", "Un cas pour deux", "Columbo", etc. ; si vous voyez un jour sur la gondole principale de votre librairie,  "Une enquête de Kay Scarpetta", "Harry Bosch est de retour", "Un nouveau rompol de Fred Vargas", "Triller : Harlan Coben, ses plus grands succès", n'hésitez pas. Vous avez là, vous attendant, tout le bonheur de vos nuits (qui seront assurément) blanches ! 

Jeanine RIVAIS

 

 (¹)"Caractéristiques du roman policier"  : Bernard Boudeau.

(²) "Le roman noir/le polar" (inspiré du roman américain des années 30) : JP Manchette, interview dans "Charlie mensuel n° 126 de juillet 1979.

(³) Wikipédia.

(4) "Dans le polar américain, l'ordre ne se rétablit pas" : Sylvain Bourmeau. Libération du 23 novembre 2013.

(5) Relire dans la Revue de la Critique Parisienne N° 60 de 2008 (Club de lecture) : "Les hommes qui n'aimaient pas les femmes. Millenium" de Stieg Larsson. Et "Millenium, Stieg et moi" d'Eva Gabrielsson N° 66 de 2011 : 2 textes critiques de Jeanine Rivais.

(6) "Le Polar au féminin. En quête d'elles" : Sophie Mouton

(7) Entretien de Fred Vargas avec Michel Abescat et Hélène Marzolf (2008).

(8) Dans "Sans laisser d'adresse", Harlan Coben fait prononcer cette phrase à Myron Bolitar (p. 174et 340) et raisonner à partir ce cette phrase: "… Il faut le faire quand même, ai-je ajouté en en repensant à l'axiome holmésien de l'élimination de l'impossible… "(p. 187)

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 72 DE NOVEMBRE 2014 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.