Mary Ann Shaffer est née en 1934 à Martinsburg, en Virginie-Occidentale (États-Unis). Elle a travaillé comme éditrice, puis bibliothécaire et libraire.

C'est lors d'un séjour à Londres en 1976 qu'elle commence à s'intéresser à l'île de Guernesey. Sur un coup de tête, elle prend l'avion pour gagner cette petite île oubliée où elle reste coincée à cause d'un épais brouillard. Elle se plonge dans un ouvrage sur Jersey qu'elle dévore et éprouve dès lors une immense fascination pour les îles anglo-normandes.

          Des années plus tard, encouragée à écrire un livre par son cercle littéraire, Mary Ann Shaffer pense naturellement à Guernesey. Elle choisit d’écrire un roman sous la forme épistolaire en pensant que ce serait plus facile...il lui faut plusieurs années de travail pour que « Le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates », en anglais « The Guernsey Literary and Potato Peel Pie Society » voie le jour. Il est accueilli avec beaucoup d'enthousiasme, d'abord par sa famille, puis par son club de lecture et enfin par plusieurs éditeurs d’accord pour le publier.

          Malheureusement, peu après, sa santé décline et l'écrivain demande à sa nièce Annie Barrows, auteure de livres pour enfants, de l'aider à le finaliser. Ce roman restera donc unique, puisque Mary Ann Shaffer décède en février 2008, avant que son livre ne soit publié et traduit en de très nombreuses langues. 

          Annie Barrows est née à San Diego (Californie). Juste après sa naissance, sa famille déménage dans une petite ville de Californie du Nord. Très tôt, elle prend l’habitude d’aller à bicyclette à la bibliothèque au moins deux fois par semaine.

Elle obtient son diplôme à Berkeley, devient éditeur de critiques d'art, manuels pour les élèves du secondaire, fictions et revues de poésie ou de nouvelles. Après avoir édité une centaine de livres, elle se décide à écrire elle-même et publie ses livres pour enfants : the Ivy and Bean, ainsi que The Magic Half.

          Annie Barrows aide sa tante à terminer l'écriture du "Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates ». Cette participation est pour elle, totalement inhabituelle ; car ce n’est pas souvent que votre tante vous confie un manuscrit ! Mais finalement, après avoir craint de ne pas être assez objective sur la qualité de l’ouvrage, elle en vient à y prendre beaucoup de plaisir. 

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UN PEU D’HISTOIRE

          Le bailliage de Guernesey (anglais : Bailiwick of Guernsey) est une dépendance de la couronne britannique située dans la Manche au large des côtes françaises. En plus de l'île de Guernesey elle-même, il inclut Aurigny où furent installés pendant la guerre, quatre camps de concentration, et d'autres petites îles. Avec Jersey, elles forment l'archipel connu sous le nom d'îles Anglo-Normandes.

          Les îles Anglo-Normandes furent militairement occupées par l'Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, du 30 juin 1940, à la libération le 9 mai 1945. Elles furent les seuls territoires britanniques à avoir été envahis par la Wehrmacht pendant la guerre.

          Il n'y a pas eu de mouvement de résistance dans les îles à un niveau comparable à celui de la France occupée. Ceci est dû à un faisceau de facteurs, comprenant l'éloignement géographique, la densité des troupes allemandes (presque un soldat allemand pour deux insulaires), la petite taille des îles (ce qui diminue les possibilités de caches ou de dépôts) mais aussi l'absence de Gestapo pour ces territoires. De plus, une grande partie de la population en âge de combattre et donc la plus à même de mener des mouvements de résistance, avait quitté les îles pour intégrer l'armée britannique.

          Des manifestations de résistance passive eurent toutefois lieu, incluant des actes mineurs de sabotage, des aides pour cacher des prisonniers et les aider à s'évader (comme pour Albert Bedane, classé plus tard parmi les Justes) et la publication de journaux clandestins reprenant les informations de la BBC. Les habitants des îles ont aussi adopté la campagne de Winston Churchill, recouvrant les symboles nazis sur les affiches, … de la lettre V pour Victoire. Un autre acte de résistance passive fut d'écouter les émissions de radio de la BBC, ce qui était interdit lors des premières semaines d'occupation et, de manière surprenante vu la politique appliquée ailleurs en Europe occupée, toléré par la suite avant d'être de nouveau prohibé. Plus tard, cette politique fut même portée à un degré supérieur, avec l'interdiction d'écouter quelque programme radio que ce soit, y compris les radios allemandes et le programme anglophone nazi du propagandiste William Joyce ; et la confiscation de tout poste de radio découvert. Néanmoins, beaucoup d'habitants réussirent à cacher le leur aux autorités allemandes, ou à bricoler des récepteurs et purent donc continuer à écouter la BBC malgré le risque que cela représentait. Il faut noter aussi que l'information circulant entre voisins, il suffisait que seul, un petit nombre de personnes écoutent ces programmes pour permettre à une grande majorité de la population de se tenir au courant.

          Plusieurs habitants des îles réussirent à s'enfuir (comme Peter Crill alors Bailli de Guernesey). Les évasions augmentèrent après le Jour J, alors que les conditions de vie dans les îles étaient devenues extrêmement difficiles à cause du manque de ravitaillement qui n’arrivait plus du continent, et les rapines de soldats allemands aussi affamés que les insulaires ; et que grandissait parmi les habitants, la volonté de participer à la libération de l’Europe occupée.

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L’OUVRAGE

L’histoire commence en Janvier 1946. Londres se remet lentement des séquelles de la Seconde Guerre Mondiale. L’écrivain Juliet Ashton, 32 ans et encore célibataire, dont l’appartement a été soufflé par une bombe qui a détruit en même temps tous ses livres, parcourt l’Angleterre pour y signer son dernier ouvrage, « Izzy Bickerstaff s’en va-t-en guerre », Izzy Bickerstaff étant son pseudonyme, et l’ouvrage regroupant toutes les chroniques hebdomadaires, humoristiques, acides et virulentes qu’elle a écrites sur les habitants en guerre. Mais il est temps de tourner la page, recommencer à écrire sous son nom véritable, car « si faire rire –ou au moins glousser- les lecteurs en temps de guerre, n’était pas un mince exploit, c’est terminé ». C’est pourquoi elle cherche en même temps un sujet pour son prochain livre. Il ne saurait s’agir d’une biographie, celle qu’elle a écrite sur Anne Brontë ayant été un total fiasco…

        Et voilà qu’un jour, elle reçoit une lettre d’un fermier de Guernesey, Dawsey Adams,  qui lui dit posséder un livre de Charles Lamb lui ayant appartenu, puisque son nom est écrit dessus. Ce livre, « Les extraits d’Elia, morceaux choisis » l’a tellement passionné qu’il souhaiterait avoir l’adresse d’une librairie de Londres pour commander les éventuels autres ouvrages de cet auteur ou des ouvrages écrits sur lui. Il ajoute : « Charles Lamb m’a fait rire pendant l’Occupation, surtout son passage sur le cochon rôti. Le Cercle des amateurs de littérature et de tourte aux épluchures de patates de Guernesey est né à cause d’un cochon rôti que nous avons dû cacher aux Allemands –raison pour laquelle je me sens une affinité particulière avec M. Lamb ». 

          Justement, Le Times vient de proposer à Juliet une enquête sur « les vertus pratiques, morales et philosophiques de la lecture ». Elle va donc chercher à en savoir plus sur cette société de lettrés qui, apparemment, n’en sont pas vraiment ; sur ces petites gens hors du commun, membres d’un « club » à la dénomination tellement loufoque. Aussi, dans sa réponse pose-t-elle trois questions, celles d’ailleurs que se pose d’emblée chaque lecteur ; «Pourquoi avoir dû tenir secret un dîner de cochon rôti ?  Comment un cochon a-t-il pu vous inciter à créer un cercle littéraire ? Et surtout, qu’est-ce qu’une tourte aux épluchures de patates, et pourquoi est-elle mentionnée dans le nom de votre cercle ? »

          S’ensuivront de nombreux échanges au cours desquels, Juliet apprendra de multiples détails sur un point dont peu d’Anglais avaient dû se préoccuper : l’occupation de l’île par les Allemands ; la réquisition des quelques hommes qui n’étaient pas partis sur le continent dès le début des hostilités ; l’envoi dans les camps de concentration de quiconque désobéissait aux règles instituées ; l’absence de nouvelles de l’extérieur ; surtout l’absence de nourriture. Et puis, épisode qui aurait pu être dramatique mais qui, finalement, se termina dans une franche hilarité : la naissance du Cercle littéraire… : Les courriers qui lui parviendront lui expliqueront comment la châtelaine du manoir a organisé d’« urgence » un repas composé d’un cochon de lait ; comment, dans la convivialité née de cette nourriture inattendue, l’heure du couvre-feu passa sans que personne ne s’en rende compte ; comment l’un des protagonistes pris de boisson se mit à chanter sur le chemin du retour, et comment surgit la patrouille allemande… Pour la première fois, Il est fait mention d’Elisabeth Mackenna ; de son audace et son sens de l’humour, de sa présence d’esprit lorsque, sans la moindre hésitation, elle déclara à l’officier qu’ils rentraient d’une réunion de leur Cercle littéraire et que, pris par la discussion, ils avaient oublié l’heure. (Elisabeth, qui avait donné naissance à une petite fille née d’une relation avec un officier allemand ; et qui avait joué un si grand rôle sur le moral des habitants jusqu’au jour où elle fut déportée pour avoir caché un prisonnier polonais. Drame non achevé au début de notre aventure, puisqu’elle n’est toujours pas revenue. 

 

          Mais, revenons au début, où Juliet réclame l’aide du Cercle littéraire pour venir à bout de son article pour le Times. Ce Cercle « formé pendant –et à cause de- l’Occupation allemande », dont l’origine n’est toujours qu’à demi révélée. Ce sera la châtelaine Amélia Maugery, devenue à son tour correspondante de Juliet, qui racontera la suite : Le lendemain matin, lorsqu’elle s’était rendue chez le Commandant pour y payer l’amende, Elisabeth avait été dans l’obligation de répondre positivement à sa demande d’assister aux réunions du Cercle littéraire. D’où l’affolement et la décision d’acheter des livres par brassées pour les distribuer dans toutes les maisons, avec obligation de les lire. Mais Will Thisbee, continuait-elle, fut « responsable de l’association de la tourte aux épluchures de patates au nom du Cercle : Allemands ou pas, il n’avait pas l’intention d’assister à la moindre réunion, s’il n’y avait rien à manger ! Si bien que nous avons inclus un encas au programme. Et comme il ne restait qu’un tout petit bout de beurre, encore moins de farine et pas de sucre du tout à Guernesey, Will nous a concocté une tourte aux épluchures de patates. Purée de patate pour le fourrage, betteraves rouges pour sucrer et épluchures de patates pour le craquant… »

          Peu à peu, de nombreux habitants vont correspondre avec Juliet. Il y aura les « gentils », ceux qui ont assez d’humour pour raconter à leur façon les horreurs vécues pendant la guerre ; et (très peu nombreux, heureusement), les teigneux, les jaloux, parmi lesquels Miss Adelaïde Addison dont les lettres sont pleines de fiel, et qui ne participera à aucune des manifestations organisées dans le futur, autour de ces échanges. Le lecteur est confondu en découvrant les circonstances, les motivations des uns et des autres : véritable amour de la lecture bien sûr ;  mais aussi, par exemple, moyen de convaincre une veuve de vous donner le bras en marchant, parce que « les femmes aiment la poésie. Un mot doux et elles fondent » … Les réactions sont aussi diverses que les membres du Cercle : surprise des uns, émotion des autres, colère de l’un d’eux, lisant qu’un certain Catulle, un Romain fou d’une certaine Lesbia fut éconduit parce qu’« il n’aimait pas qu’elle câline son petit moineau duveteux. Jaloux d’un petit moineau qu’il était… » 

 

Av          ec ce détail de « Catulle jaloux du petit moineau », avec le valet ivrogne qui n’a jamais lu « que » Sénèque avec le sentiment que ses remarques s’adressaient à lui ; et qui s’est fait passer aux yeux des Allemands pour son maître, Lord Tobias Penn-Piers, etc. le lecteur aura compris que ce livre, conçu avec chaleur et humour, est une célébration du MOT écrit avec toutes ses nuances, et les mille façons dont il engendre les relations les plus surprenantes. Subséquemment, ce qui aurait pu être une bluette fait place à la romance parfois, mais surtout à un sérieux, une profondeur de sentiments qui ne se retrouvent que dans des situations d’extrême gravité. Car, si l’auteure a su instiller les ingrédients de la bonne comédie romanesque et romantique, elle manifeste également un intérêt sincère pour la période douloureuse de la guerre et l’après-guerre, où les prisonniers des camps rentraient si profondément meurtris qu’ils avaient peine à raconter ce qu’ils avaient vécu. Lorsqu’ils rentraient. Ce qui n’était toujours pas le cas d’Elisabeth. 

 

          L’Occupation est le thème central de cet ouvrage, mais le sujet principal en est l’amour de la lecture, qu’il ait été profondément ancré avant le début de notre histoire, ou comme nous l’avons dit plus haut né des circonstances. Ce qui permet à Mary-Ann Shaffer de brosser les portraits amusants de ce monde inattendu, et résolument excentrique, débordant d’humour, mais aussi de réalité. Les lettres sont alertes, amusantes ou graves, comme celle de Mrs Clara Saussey racontant qu’elle n’a jamais rien lu d’autre que son livre de cuisine, et faillit « être renvoyée à ses casseroles » par les membres du Cercle, pour avoir choisi, un jour de réunion, de lire  « la manière correcte de rôtir un cochon de lait » : n’était-ce pas là une provocation sans doute involontaire, en tout cas une vraie torture pour tous ces ventres affamés ? Ou celle de Will Thisbee obligé de présenter « Passé et présent » de Thomas Carlyle, « un truc ennuyeux qui (lui) a causé des mots de tête épouvantables » et, lors de la présentation, a suscité des réactions très violentes a propos de la question de savoir si les hommes ont ou non une âme ? Etc. Le manque de moyens donne à ce milieu un charme désuet, où les échanges se font par lettres manuscrites, affirmant chaque fois le plaisir de les écrire, de les attendre et de les recevoir, ou par télégrammes qui résument l’avancée des relations, comme celui de Juliet à Isola : « Elisabeth a-t-elle vraiment giflé Adelaide Addison ? J’aurais tant voulu être là. Racontez-moi tout, SVP. Amitié. Juliet »

 

          Tantôt drôle et naïf par la façon dont chacun relate sa vision de l’aventure ; tantôt caustique lorsque Juliet feint d’être désolée d’apprendre que Miss Adelaide Addison, outragée, ne lui écrira plus ; tantôt émouvant, dramatique même, lorsque les membres du cercle reçoivent de France une lettre expliquant pourquoi Elisabeth ne rentrera pas et comment elle est morte ; tantôt tendre comme les relations de Kit, la petite fille d’Elisabeth avec les îliens et ensuite avec Juliet… ce livre est une page d’histoire, protéiforme, surprenante, et jubilatoire. Où la dérision, l’absurdité, le burlesque, le sous-entendu ou au contraire la déclaration ferme et définitive sont omniprésents, mais cèdent néanmoins toujours le pas au respect de l’autre. En plus d’être un registre délectable des excentricités de cette communauté, il est empreint d’une profonde humanité. C’est un chant d’amour, le chant rétrospectif et toujours actuel d’ailleurs, humble et discret des habitants qui ont su rester dignes, fiers, humains et généreux dans l’adversité. Il est une succession d’histoires alternant les épisodes gais ou cruels !

 

          Cette aventure aurait-elle pu se dérouler ailleurs qu’à Guernesey ? Dans un cadre britannique, assurément car elle est écrite dans la plus pure tradition anglo-saxonne. Dans semblable espace confiné, semblable huis clos peut-être, la promiscuité exacerbant les sentiments, les obligeant à demeurer à l’échelle humaine. Une chose est sûre, Juliet ne sortira pas indemne de cette aventure : elle était farfelue,  légère, futile même, à l’instar de ses amis et de son fiancé le richissime magnat de la presse américain : elle deviendra altruiste, délaissant une vie d’opulence qui, soudain, lui semble vide de sens pour celle, simple et campagnarde de l’île. 

          Et nous, lecteurs qui, à des degrés divers, avons vécu les affres de la guerre et de l’Occupation nazie, et qui sommes incapables d’en rire, nous sommes profondément touchés par cette page d’histoire qui, cinquante ans après, nous saute au visage de façon tellement inattendue, avec une telle force de persuasion que nous nous sentons rétrospectivement, les frères de cette communauté. 

                                                                      Jeanine RIVAIS

 

Charles Lamb (1774-1834), Poète et essayiste anglais. Il a écrit Essais d'Elia (1823) et Les Essais d'Elia Dernière (1833) qui incluent des titres comme "Les Deux races d'hommes", "Opinions de  Mme Bataille sur le Whist", "Mon premier jeu : "La raison d'un vrai génie", "Confessions d'un homme ivre", et "Complainte d’un célibataire  sur le comportement des gens mariés ». Un essai sur Charles Lamb a été écrit par Walter Jerrod (1865-1925) en 1905.

 

« LE CERCLE LITTERAIRE DES AMATEURS D’EPLUCHURES DE PATATES : Mary Ann Shaffer et Annie Barrows. Traduit de l’américain par Aline Azoulay-Pacvon. Editions NiL. 390 pages. 19 €

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LEN° 63 DU 2E SEMESTRE 2010 DE LA rEVUE DE LA cRITIQUE PARISIENNE.