ENFANT 44

 

de Tom Rob SMITH

 

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          Nous sommes en 1953, à la fin du régime stalinien, au cours d’un hiver tellement rigoureux que les habitants de la campagne sont réduits à manger l’écorce des arbres pour tromper leur faim. L’Union soviétique vit la fin du règne de Staline qui va mourir au cours de cette histoire. Béria, chef de la police politique, va être exécuté. Nikita Khrouchtchev va prendre le pouvoir.

 

          Mais avant ce dernier événement, la machine à torturer et à tuer fonctionne à plein régime. Les prisons, la Loubienka en particulier, sont bondées ; les hurlements s’entendent jusque dans les rues avoisinantes, et le sang roule dans les caniveaux. Totalement pris dans le système, Leo Stepanovitch Demidov, héros national de la guerre, et membre éminent du MGB, le service de contre-espionnage, multiplie les arrestations, sans se poser de questions. Il assume ces arrestations, les accusations fabriquées, tortures, exécutions sommaires… parce que, dans un régime aussi parfait que celui de l’Union soviétique, le crime ne PEUT PAS exister, et que tout citoyen ne respectant pas les règles est forcément un traître, passible de mort.

 

 

Jusqu’au jour où il est chargé d’aller persuader une famille que son enfant retrouvé mort, nu et éventré sur la voie ferrée proche, n’a pas été assassiné. Qu’il s’agit d’un accident, puisqu’il "n’est pas permis de douter des principes fondamentaux de la nouvelle société : la délinquance n’existe plus".

Presque au même moment, il doit arrêter Anatoli Brodski, un "espion" en fuite ! Leo qui, après une course poursuite dans la neige et la glace, a rattrapé le fugitif, s’oppose à l’exécution des amis chez qui, supposément à leur insu, celui-ci a passé la nuit. Malgré cela, Vassili, un collègue qui le jalouse, tue le couple, et menace leurs deux fillettes. Leo le frappe. Rentrés à Moscou, "le suspect" interrogé "avoue". Il est exécuté.

Ces deux évènements conjugués vont faire prendre conscience à Leo, que, d’une part, il a participé à étouffer un crime, que d’autre part l’"espion" exécuté par Vassili, n’était en fait qu’"un simple vétérinaire. Rien d’autre".

La haine implacable de Vassili va faire de lui un banni : Tombé en disgrâce, ayant refusé d’accuser sa femme Raïssa d’être une dissidente, Leo est cassé de son grade et privé de son pouvoir, et tous deux sont condamnés à l'exil. Ses parents perdent les privilèges qu’il avait obtenus pour eux, et sont désormais soumis à toutes les humiliations.

 

Le couple se retrouve à Voualsk, petite ville perdue dans les montagnes de l'Oural. Là, Leo, bien qu’assigné aux basses besognes, va découvrir qu’une autre enfant est morte dans les mêmes conditions que le petit garçon de l'"accident" de Moscou. Il tente alors de convaincre son supérieur, le général Nesterov, que ces crimes sont l’œuvre d’un seul et même tueur. Nesterov, inquiet de savoir si l’arrivée de Leo "dont l’allure débraillée" (peut) "très bien n’être qu’un stratagème", n’est pas un piège, si cet "inconnu, qui peut leur nuire, à lui et ses hommes, de façon considérable", n’est pas là pour l’espionner ? Il refuse de l’aider.

Mais, finalement, il commence lui aussi à se poser des questions. Très vite, il se convainc que ces meurtres ne peuvent être que l’œuvre d’homosexuels. Il déclenche alors une monstrueuse chasse aux "homos" qui sont "jugés" par centaines, torturés, exécutés parfois, condamnés au goulag dans le meilleur des cas. Effrayé de ce qu’il a provoqué involontairement, la conviction de Leo devient de plus en plus profonde, à mesure qu’il découvre d’autres meurtres d’enfants, dans les mêmes conditions, tout au long de la voie ferrée.

           Commence alors une longue traque pour Leo et Raïssa, désormais ennemis du peuple, obligés de déjouer les engrenages de l’omniprésente police stalinienne. Nesterov, revenu de son refus, va officieusement, aider le couple. Il se rend dans les villes où ont eu lieu les meurtres, pour essayer de trouver un fil conducteur. Mais, il ne découvre rien de concluant, et à la fin de quelques jours de repos pris pour mieux prospecter, il est dénoncé pour avoir "indûment" paniqué lorsque son fils s’est égaré. Il est arrêté. Le dossier des recherches est découvert dans son bureau par Vassili… Leo est attiré dans un guet-apens. Nesterov qui ne dispose que de quelques minutes avant d’être emmené, lui résume la situation : puisqu’il n’a jamais été pris, le tueur "a un emploi. Il a l’air normal. (Puisque) le nombre de meurtres est plus élevé à Rostov, alors c’est là qu’il vit et qu’il travaille. Son emploi est l’unique lien entre tous ces lieux. Il voyage pour son travail et il tue pendant ses voyages…" D’où l’idée qu’il doit aller d’un point à un autre pour assurer la liaison entre deux lieux interdépendants : des usines ? De sa connaissance de la région, Nesterov déduit qu’il ne peut s’agir que de l’usine automobile de Rostov et de Rostelmash, la plus grande usine de tracteurs de l’URSS. Il faut donc aller à Rostov-sur-le-Don, se procurer la liste des coordonnateurs, TROUVER un nom !

Pour Leo et sa femme, le suspense va crescendo, au fil des dangers qui jalonnent leur quête de la vérité. Dans leur malheur, l’entraînement de Leo et sa connaissance des rouages du système politique les aident un peu à éviter d’être repris. Ils le sont pourtant, de nouveau, et envoyés par Vassili –toujours lui-, vers une destination inconnue, (avec ordre aux gardes de les exécuter dès que possible). Conscients du péril, et après avoir tué dans le train, deux dangereux individus, ils obtiennent le silence des autres déportés, et s’évadent. Epuisés après plusieurs jours de marche, ils tentent le tout pour le tout et entrent dans un kolkhoze, bien que persuadés qu’ils vont être dénoncés. Pourtant, malgré sa peur -car chaque villageois sait qu’il risque la peine capitale- la population va les aider, les emmener au cœur-même de la région où ont lieu les meurtres. Jusque devant la fameuse usine…

Leo réalise le tour de force d’y pénétrer, se procurer ladite liste… Mais ce qu’il apprend le replonge dans son invraisemblable passé, et l’amène face à face avec le plus inattendu des tueurs… Arrive également Vassili… Qui est sur le point de tuer le couple. Mais –et ce sera son ultime meurtre- Andreï, (puisque tel est le nom du tueur), le poignarde ; puis il "exige" que Leo tire sur lui. Et, parce que ce dernier en est incapable, Raïssa appuie avec lui sur la détente. Quand les officiers arrivent, Leo leur déclare : "Cet homme était un meurtrier. Votre supérieur est mort en tentant de l’appréhender… Vassili est mort en héros".

Prisonniers de nouveau, ramenés à Moscou… les deux époux ne survivront que grâce à l’avènement de Khrouchtchev.

 

                Le titre de cet ouvrage prépare peu le lecteur à ce qui l’attend. Parcourant les premières pages en sachant que l’auteur est anglais vivant à Londres, il se demande s’il ne s’agit pas d’une énième manifestation d’antisoviétisme ? Mais très vite, il se rend compte que ce livre est le reflet dépourvu de haine, de tous les récits lus ou entendus au cours des soixante dernières années, de la part de ceux qui ont vécu cette sombre période de l’histoire soviétique.

"Enfant 44" est un thriller très dur, très réaliste ; donnant à quiconque le découvre, l’impression de partager la terreur d’une population soumise à l’oppression de la dictature stalinienne. Tout est là : la délation, les arrestations arbitraires, les tortures générant immanquablement les pseudo-aveux, les exécutions sommaires, la propagande anti-occidentale, les leurres pouvant amener à des accusations de dissidence, l’espionnage de chacun par l’autre, rendant impossible de faire confiance à quiconque, pas même son conjoint ou ses enfants…

                Le fait d’avoir personnalisé son histoire, en choisissant un protagoniste politique pour mener l’intrigue du début à la fin, la rend beaucoup plus efficace qu’un simple essai historique. Car le lecteur peu à peu, s’attache à l’homme, progresse avec lui dans ses questionnements, vit son quotidien et celui des gens qu’il a longtemps terrorisés puis dont il partage la peur. S’essouffle à ses côtés à la poursuite du tueur. Respire enfin, lorsque celui-ci est mort. Tout va d’autant plus vite, que Tom Rob Smith ne s’attarde pas à décrire en détails les lieux traversés. Peut-être est-ce, par moments, un manque dans cet ouvrage ? Mais sans doute aussi, est-ce le moyen, en évitant de longues digressions, de rendre le suspense plus implacable, le rythme plus rapide ?

                Il y eut Soljenitsyne témoignant à de multiples reprises de cette époque déshumanisée. Il y eut Evguenia Guinzbourg, Varlam Chalamov, Alexandre Zinoviev… Bien d’autres. Il y eut de nombreux débats historiographiques comparant les camps nazis et soviétiques ; de multiples écrits tant soviétiques qu’occidentaux sur la vie dans les camps dont l’apogée se situa en 1953 ; sur la déstalinisation amorcée par Khrouchtchev… Il y a, aujourd’hui, très bien documenté, direct jusqu’à la brutalité, "Enfant 44", tiré d’un fait-divers authentique qui a terrorisé l’URSS de 1978 à 1990. Et, même si certains épisodes sont un peu rocambolesques (comme l’évasion du train par la lunette des WC), si l’identité du tueur et la fin de l’histoire sont un peu "tirées par les cheveux", ce livre est remarquable. A lire absolument.

                                                                                                              Jeanine Rivais.

 

" ENFANT 44 " de Tom Rob Smith. Traduit par France Camus-Pichon. Editions Belfond Etranger - Littérature étrangère. 400 pages. 22 €.

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 64 DE 2010 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.