ROUGE BRESIL,  de JEAN-CHRISTOPHE RUFIN

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L’AUTEUR : 

          Jean-Christophe Rufin est né en 1952. Il est médecin. Il a été, en 1977, l’un des pionniers de l’association Médecins Sans Frontières, pour laquelle il a, depuis, dirigé de nombreuses missions en Afrique, en particulier en Ethiopie ; et en Amérique Latine : il a séjourné plusieurs années au Brésil.

Avec cette forme généreuse d’action, il a en quelque sorte prolongé un héritage familial, puisque son grand-père, médecin lui aussi, avait soigné les blessés de la première Guerre mondiale ; puis avait été déporté à Buchenwald pour avoir, en 1940,  caché des Résistants dans sa maison de Bourges.

          De son expérience humanitaire, Jean-Christophe Rufin a tiré plusieurs ouvrages, notamment un essai (Le piège humanitaire, 1986) et son troisième roman (Les causes perdues, Prix Interallié 1999). Ses autres romans, traduits dans le monde entier (L’Abyssin, Sauver Ispahan) traitent également du Tiers Monde.  Son dernier ouvrage est Rouge Brésil, publié et Prix Goncourt en 2001.

 

Avant d’aborder le récit, faisons un peu d’HISTOIRE : 

En 1555, la France est gouvernée par le roi Henri II. Il a épousé Catherine de Médicis en 1552. Il poursuit la guerre contre Charles Quint qui abdiquera en 1556. Il met fin aux guerres d’Italie, signe l’Angleterre et l’Espagne des traités de paix. Il est donc tranquille sur les frontières, d’autant que le roi Philippe II d’Espagne est sur le point d’épouser la Dauphine de France.

Par contre, à l’intérieur, tout ne va pas pour le mieux : Le développement du Calvinisme entraîne le pays vers les guerres de religion qui culmineront à la Saint-Barthélemy (1572), et déjà, l’économie souffre du départ de nombreux Protestants. 

 

          Le Portugal a commencé au XIIIe siècle une expansion qui culmine autour de 1550, avec Jean III, sous lequel la culture, la vie intellectuelle et commerciale sont à leur apogée. En 1530, il a entrepris la colonisation systématique du Brésil qu’il a partagé en 15 districts appelés « capitaineries » confiées à perpétuité aux notables de la cour, dotés d’immenses pouvoirs. 

          Mais la France est depuis longtemps intéressée par ces territoires, et y fait de fréquentes incursions. De sorte que Jean III retire les terres aux nobles et les place sous la responsabilité d’un gouverneur général qui fait établir un système de défense côtière, importe des esclaves pour remplacer la main-d’œuvre locale souvent hostile. En 1554, est fondée la ville de Sao Paulo.

 

Jusque-là, la France ne s’est pourtant pas montrée trop conquérante sur le nouveau continent, et n’y possède qu’un point d’ancrage et un fort. Mais en 1555, sûr que « bien qu’un pape espagnol ait jadis partagé le Nouveau monde entre les Ibériques, nul ne nous a jamais montré le testament d’Adam, par quoi il eût privé la France de la jouissance des Amériques », Henri II souhaite organiser une nouvelle expédition, avec mission de profiter de la conjoncture pour coloniser cette fois le plus de terres possibles à la barbe des Portugais. 

 

LE RECIT : 

Le livre commence dans une taverne de Rouen. Un officier, le Capitaine Thoret, chevalier de Malte, est en train de convaincre les clients de l’intérêt qu’ils auraient à participer à la colonisation du Nouveau Monde : don de terres à perpétuité, richesses encore inexploitées à découvrir, en particulier « Pau Brazil », le fameux bois rouge (d’où est tiré le titre du livre). En la circonstance, il a le plus grand mal à vaincre les réticences de ces possibles colons, effrayés à la perspective d’être mangés par les peuplades cannibales dont tout le monde sait qu’elles occupent les territoires convoités. Au cours de la vive discussion qui s’ensuit, surgit le problème récurrent à toutes les conquêtes : comment se faire comprendre des indigènes ? Pour cette expédition, il semble insoluble puisque le seul marin susceptible de servir de traducteur refuse catégoriquement de repartir. Soudain, un inconnu se lève, se présente : Bartolomeo Cadorim de la République de Venise. « Emmenez donc des enfants…dit-il.  Au cours des nombreuses expéditions qu’a organisées mon pays, les plus prospères ont été celles où des enfants de cinq à six ans de préférence, ont servi de truchements, car nul n’est capable d’apprendre aussi vite qu’eux une langue étrangère… » Il va falloir se résigner à adopter cette solution !

 

          Le Chevalier de Villegagnon, Chevalier de Malte et Vice-Amiral de Bretagne, nostalgique des Croisades, est chargé de l’expédition. Il partira avec trois navires qui emporteront dans leurs flancs un certain nombre de chevaliers de Malte, mais aussi « une espèce de tout ce que la civilisation a inventé ici : des boulangers et des laboureurs, des cardeurs, des ébénistes, etc.", des animaux, bien sûr, et des plantes. Une dizaine de truchements. Le lot habituel de gibiers de potence tirés de prison pour la circonstance. Et sans le savoir un espion à la solde de Venise et du Portugal.

         Pendant que s’élabore la cargaison et que se complètent les engagements, le Capitaine Thoret et un moine, Dom Gonzagues, sont chargés de visiter les orphelinats de la région pour y recruter les « truchements », c’est-à-dire les futurs intermédiaires qui devront apprendre la langue des autochtones. Sans beaucoup de succès, jusqu’au jour où une certaine Marguerite vient proposer à Dom Gonzagues ses deux « neveux ». En fait, il s’agit d’un garçon, Just ; et d’une fillette, Colombe dont elle a la charge depuis que leur père les a déposés au château ancestral de Clamorgan. Elle veut se débarrasser à tout prix de ces deux héritiers gênants. C’est pourquoi elle garde la concernant et concernant les deux enfants, le plus grand anonymat : Just n’aura plus qu’un prénom ; et Colombe déguisée en garçon  deviendra Colin, sinon elle n’aurait pas le droit de partir. Or, Marguerite devine qu’il serait vain d’essayer de les séparer parce qu’ils sont unis par un profond amour fraternel. Elle les persuade qu’ils vont voguer vers l’Italie où ils ont passé une partie de leur enfance, pour rejoindre leur père. ils ne prendront conscience que progressivement de la tromperie, mais continueront alors de croire que ce père qu’ils n’ont pas vu depuis des années, vit déjà dans ces terres nouvelles où on les emmène. 

          Le voyage qui dure plusieurs mois ne se passe pas bien : la peste sévit à bord du vaisseau amiral. Le Chevalier de Villegagnon et sa suite transfèrent leurs pénates sur un autre vaisseau. Sur lequel, très vite, il impose sa discipline ascétique, des pratiques religieuses incontournables… tandis que, par démagogie, il s’efforce de faire connaissance avec tout l’équipage. 

Just qui s’est battu contre Martin, un autre truchement qui l’avait insulté, ignore tous de ces changements car les deux ennemis (devenus d’ailleurs bientôt amis), passent la majeure partie de la traversée aux fers dans la cale. Colombe alias Colin s’arme un jour de courage pour demander à Villegagnon la grâce de son frère. Pour l’obtenir, elle lui confie leur nom, sans toutefois préciser qu’elle est une fille. Le nom de Clamorgan est un véritable talisman : le Chevalier libère les prisonniers, et prend comme pages  les deux « frères ». Il affirme ignorer ce qu’est devenu leur père, mais il est formel : en aucun cas il ne saurait se trouver dans la future « France Antarctique » vers laquelle se dirige la flotte !

          La terre, enfin : un paradis verdoyant, au fond d’une baie idyllique au-dessus de laquelle s’élève une sorte de « pain de sucre » ! Au centre de la baie, une île assez grande pour y construire un fort…

          A peine débarqués, commencent des travaux titanesques auxquels tous les hommes sont tenus de participer, cependant que des messes sont obligatoires, et que s’établit une vie plus que rudimentaire dans des huttes de fortune ! La première équipe dont fait partie « Colin », part à travers la jungle, à la rencontre des indigènes. Lorsque cette rencontre est effectuée, l’accueil au village est remarquable, surtout pour l’adolescente que les femmes ont immédiatement « reconnue » comme l’une des leurs ! Colombe plonge dans cette vie primitive, où chacun est nu ; où jouent un rôle primordial la nature et le respect de traditions parfois fort surprenantes, (dont, par exemple, celle de sacrifices humains lors de certaines fêtes).

          Pendant ce temps, l’île se transforme progressivement en un huis-clos tragique où des blancs implantés depuis longtemps et des indigènes pervertis ont introduit l’alcool et la prostitution. La construction du fort traîne en longueur. Néanmoins, à son retour, Colombe n’en croit pas ses yeux : tous les beaux arbres de l’île ont été abattus, et à la place sort de terre une construction hideuse entre les murs de laquelle évoluent ivrognes et fêtards !

          Conscient d’être incapable d’arrêter cette débauche, le Chevalier de Villegagnon envoie en France un émissaire, chargé de convaincre Calvin, l’ami de toujours, d’envoyer des hommes sérieux et des jeunes filles qui auront vocation d’épouser les hommes pour que règnent enfin dans la colonie l’ordre, la religion et l’harmonie !

          Un an plus tard, quand débarquent les volontaires, Villegagnon découvre avec effroi que la doctrine calviniste naguère tolérante est devenue « règlements, châtiments, police… » . Au fil des mois, les plus graves dissensions surgiront entre lui, fidèle au dogme catholique et les Protestants. Just semble s’éprendre de la nièce de l’un des plus fanatiques. Colombe est incapable de supporter plus longtemps la colère de Villegagnon enfin informé de son sexe, l’aveuglement de Just concernant les Protestants, l’intolérance des deux partis qui, entraînant rigorisme et querelles de plus en plus fréquentes, place la colonie au bord d’une guerre fratricide. Elle décide donc de repartir chez les Indigènes. Plus que jamais, le huis-clos devient tragique : Villegagnon, se méfiant de tout le monde et dont la raison semble vaciller, applique la torture à tout propos. Just continue sans enthousiasme  la construction du fort…

          Quelque temps après, Colombe apprend par Le Thoret venu la rejoindre que Just a été gravement blessé par la jeune Protestante parce qu’il refusait de tuer Villegagnon, et que les Huguenots se sont enfuis et réfugiés chez Martin, dans une autre colonie côtière. Il révèle à Colombe qu’il a connu son père, que celui-ci, ne désirant pas appliquer en Italie, le sac et le pillage, était tombé en disgrâce. Et que le Roi, sachant qu’il voulait contrecarrer ses plans, l’avait fait assassiner. Il lui parle aussi de Just que Clamorgan avait conçu avec une jeune femme de la famille Sforza. Il parle enfin, d’une petite fille, trouvée dans une maison saccagée. Clamorgan l’avait emportée et élevée comme sa fille… Il ajoute que, vu son âge à l’époque, Just se souvient forcément de cet épisode…

          Colombe plonge désormais au plus profond de la vie primitive, vivant complètement nue, participant aux expéditions organisées pour aller chercher des provisions dans la jungle, si ancrée dans les coutumes indiennes que, lorsque le chef de la tribu meurt, il voit « dans ses yeux, le regard du grand oiseau sacré qui retient l’âme des morts » ; et les Indiens comprennent que leur chef « survivra en elle ».

         , sachant que les Huguenots sont repartis vers la France, décide d’y partir également, afin de présenter, si besoin est, sa défense au roi. Just devient Gouverneur de la France Antarctique. « Sans travail, ni prières, ni châtiments, faute de protestants à étriper, d’amiral à craindre, et de Portugais à combattre », les colons tombent malades et nombre d’entre eux meurent ! Un jour, arrive un bateau que les tempêtes ont détourné de sa route vers Cuba : Sans vivres, avec très peu de rescapés, et seulement quelques haridelles à demi-mortes au fond des cales ! Mais le plus grave est qu’ils ont échappé de peu à une flotte portugaise qui se dirige vers la colonie.

          Just sait parfaitement qu’avec la poignée d’hommes qui lui reste, il est incapable de défendre le fort. Il part donc demander aux Indiens de l’aider. Prévenue de son arrivée, Colombe fait couvrir « sa peau tendre et blanche de larges peintures de guerre noires et rouges qui dessinent des éclairs et des étoiles » et revêt une magnifique robe trouvée dans des coffres de la hutte. Les retrouvailles ne sont pas très faciles. Elle lui raconte tout ce qu’elle a appris sur leur père, et qu’à la vérité ils ne sont pas …frère et sœur… Quand il la prend dans ses bras, « le monde entier se trouve au fond de leurs yeux ».

          Il faut pourtant revenir à la réalité et défendre le fort. Utilisant les chevaux, Just transfère les canons sur le continent, et les poste de façon à couvrir complètement l’île. Quand les Portugais entrent en conquérants… ils ne conquièrent qu’un fort vide, sauf pour deux individus : Martin qui leur avait juré fidélité et Ribère l’espion supposé depuis le début ouvrir aux arrivants les portes du fort. Tous deux y perdront la vie, dans la rage où est le chef portugais, d’avoir été joué. Très vite, les Portugais deviennent conscients que les techniques militaires européennes ajoutées au savoir-faire guerrier des Indiens qui les cernent, ne leur laisseront aucun répit ; et que mieux vaut repartir ! Le fort est sauf. Just et Colombe retournent alors vivre parmi les tribus amies, tandis que Villegagnon arrive en France au moment de la « Conjuration d’Amboise », en 1560…

 

ANALYSE DE L’OUVRAGE : 

Jean-Christophe Rufin est parti des  épisodes réels les plus extraordinaires et les plus méconnus de l’histoire du Brésil. Tout est démesuré dans ce cadre de la Baie de Rio encore vierge, livrée  seulement aux jungles et aux Indiens cannibales. L’auteur se dit « écrivain-peintre, visuel » et il est vrai que son livre fourmille de paysages très pittoresques, de portraits pris sur le vif, et d’enchaînements événementiels longuement décrits avec verve. 

 

          Rouge Brésil est un ouvrage profondément écologiste : si l’on considère que les deux enfants sont (pour reprendre le terme du livre) les « truchements » de l’auteur, il est évident que Colombe, assez pure pour se plonger sans hésitation dans le primitivisme le plus total est sa favorite ; et que Just, après quelques errements psychologiques dus à sa jeunesse, sa qualité d’homme, le goût naissant du pouvoir et sa fidélité à Villegagnon, symbolise les hésitations que peut ressentir un individu avant de quitter le monde auquel il est habitué. Le livre met donc en scène deux conceptions opposées de l’homme et de la nature : les Indiens, amoureux d’une nature vierge et floribonde ; et Villegagnon, pétri de culture antique, porteur de la civilisation européenne conquérante et sans respect pour les lieux qu’elle investit : la preuve en est la destruction systématique des arbres de l’île et, sur le continent, l’abattage intensif du Bois rouge à destination des fabriques de tissus de France, etc.

 

          Rouge Brésil se veut également une fable très morale : D’un côté la civilisation européenne, conquérante et à prétention universelle qui, sous couvert d’être libératrice et civilisatrice est en fait meurtrière ; de l’autre le monde « indien », avec sa sensualité sans tabous, son sens du sacré et de l’harmonie de la nature, son respect des traditions. A l’instar de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, il s’agit donc d’un roman d’éducation, de tolérance et d’amour.

Par contre, parlant d’amour, le lecteur ne peut s’empêcher de penser que celui, fraternel mais très exclusif que se portent les enfants, frôle le caractère incestueux. Même s’il apprend à la fin du livre que Just a toujours « forcément » su que Colombe n’était pas sa sœur, le malaise subsiste tout au long des pages. Et leur relation finale (unique concession, peut-être, de l’auteur, à un « happy-end ») semble en opposition avec le cours logique de l’histoire qui aurait voulu l’union de Colombe avec un Indien. 

 

En conclusion, Rouge Brésil est un livre puissant, une aventure dont les rebondissements tiennent le lecteur en haleine du début à la fin, généreux et ambitieux, romantique et romanesque, humain et historique ; conçu avec une qualité d’écriture et un brio très rares de nos jours. Bref si un roman a jamais mérité le Prix Goncourt, c’est tout à fait lui !

Jeanine RIVAIS

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 45 D'AVRIL 2002 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.