LA LUTTE CONTRE L'OBSCURANTISME D'UN BOURREAU BAVAROIS DU XVIIE SIECLE
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L'auteur est original, puisqu'il est le descendant des Kuisl, la plus célèbre dynastie de bourreaux bavarois qui régna authentiquement du XVIe au XIXe siècles. Tour à tour journaliste et scénariste de télévision, il se consacre désormais à son métier d'écrivain. Deux ouvrages seulement, constituent à ce jour la totalité de son œuvre : "La fille du bourreau" et "La fille du bourreau et le moine noir".
Une postface édifiante
Dans la postface à son récit, l'auteur explique comment dès l'âge de sept ans, il a été plongé dans l'histoire de sa famille, comment sa grand-mère le "dévisageait de ce regard songeur avec lequel elle divise en Kuisl et non-Kuisl toute sa famille, y compris plus de vingt descendants". Comment la famille "considère comme kuisliens certains signes extérieurs comme le nez en bec d'aigle, les sourcils épais et noirs, la carrure athlétique et la chevelure fournie, le talent musical ou artistique, ainsi qu'une tendance qui confine à la nervosité". Et même comment un cousin passionné de généalogie ajoute notamment "ongles recourbés (griffes) ; et sentimentaux mais quelquefois brutaux". Il raconte comment cet atavisme l'a tellement influencé qu'à la mort du cousin, il est lui-même devenu généalogiste, étudiant "des caisses d'arbres généalogiques et de copies de registres ecclésiastiques, tous documents originaux, dont quelques-uns du XVIe siècle". Et comment il "parle à (son) fils de sept ans de ses étranges ancêtres. De belles histoires, des histoires tristes, des histoires qui font peur".
Il précise ensuite que son livre est non pas un ouvrage universitaire, mais un roman. Dont la plus grande partie est authentique, insistant sur le fait que la plupart de ses ancêtres étaient cultivés et férus de médecine, d'où leurs difficultés à s'installer dans les villes, et l'interdiction de passer les examens de médecine, "sans cela, ils auraient pu prouver toute l'avance qu'ils avaient sur les charlatans à diplômes".
Enfin, il "avoue" que certains détails ne sont peut-être pas tout à fait conformes à la réalité ; que le bourreau n'aurait peut-être pas eu assez d'empathie pour prendre soin de la sorcière ; que, malgré son amour, le jeune docteur n'aurait peut-être pas épousé la fille du bourreau. Peut-être… peut-être… Qui sait ?
Un prologue percutant
Schongau 1624. "Le 12 octobre était un bon jour pour tuer. Il avait fait pleuvoir toute la semaine, mais ce vendredi après la kermesse, le bon Dieu était revenu à la raison". Ainsi commence cette histoire et le premier chapitre où Johannes Kuisl va officier ce jour-là, lui qui "était considéré comme un bourreau expérimenté. Rapide, vigoureux qui n'atermoyait pas". Mais "en dehors de sa famille, personne ne savait à quel point il se bourrait la gueule avant chaque exécution"… Ce jour-là, donc, il allait décapiter une jeune fille infanticide. Grande fête en ville, les badauds comme toujours, riant, lançant des encouragements ou des moqueries à la femme qui, sur la charrette la conduisant à la plate-forme de décapitation où l'attendaient le bourreau et son fils, hurlait sa peur malgré les prières d'un prêtre jésuite. Et pourtant, on lui "avait administré trois litres de vin afin de la tranquilliser, et en général, la potion faisait le reste"… Le bourreau qui, d'ordinaire, décapite sans coup férir, dut s'y prendre à trois fois ! Enfin, la tête roula sur le plancher en bois… "Juste avant d'être saisi d'un évanouissement propice, Jacob Kuisl prit une résolution… jamais de sa vie il ne suivrait les traces de son père, jamais il ne serait bourreau".
Schongau 24 avril 1659, trente-cinq ans plus tard
Ce jour-là, un jeune garçon est repêché mourant dans la rivière. Sur son épaule, a été maladroitement tracé un signe de sorcellerie. C'est FORCEMENT l'œuvre de Martha Stechlin, la sage-femme qui connaît les simples et les mystères féminins, les potions et les herbes. Qui touche les femmes à des endroits indécents et sait comment faire disparaître le "fruit du ventre, ce cadeau de Dieu". Vite, il faut la faire avouer, la torturer, la soumettre au bûcher. Le bourgmestre et ses conseillers ne peuvent pas attendre, sinon Schongau va connaître le déshonneur et les marchands d'Augsbourg gagneront tous les marchés !
Seulement, voilà, le bourreau Jakob Kuisl, (petit-fils de Johannes et héritier de sa fonction, ce qui présuppose que son père, lui aussi Jacob Kuisl a tenu parole et n'a pas été bourreau) qui la connaît bien est persuadé de l'innocence de la vieille femme. Commence alors un jeu du chat et de la souris entre lui et les autorités ; lui qui doit la torturer, en la conjurant de tenir bon, de ne rien avouer, l'épargnant autant que faire se peut ; et toute la ville qui attend ses aveux pour la brûler. Il est aidé par sa fille Magdalena et le jeune médecin Simon Fronwieser, intelligent, ouvert et désireux d'apprendre (fils du médecin officiel, nullissime, jaloux et ennemi farouche de Jakob). Tâche d'autant plus difficile que deux autres garçons sont retrouvés morts et qu'une fillette est enlevée. Tous sont porteurs du signe maudit ; et le bruit court qu'un boiteux doté d'une main/squelette rôde dans les rues. C'est assurément le diable, et l'hystérie gagne la ville ! Au même moment, l'entrepôt du port rempli de marchandises précieuses brûle, et le chantier de la nouvelle maladrerie est détruit. En outre, approche à grands pas la Sainte–Walburge, "la nuit des sorcières", celle où toutes chevauchent leurs balais et copulent avec le diable ! Alors, vite, il faut brûler la sorcière !
Le bourreau comprend que, pour innocenter la sage-femme et éviter que d'autres comme elle ne soient brûlées, il lui faut trouver qui est à l'origine des meurtres et autres crimes. Il devient ce que nous appellerions un détective, aidé par sa fille et le jeune médecin. Tous deux sont fort amoureux l'un de l'autre, mais jamais la ville ne laissera un de ses autochtones –fils d'un "éminent" citoyen qui plus est-, épouser la fille du bourreau ! D'ailleurs, la tradition veut que les enfants de bourreaux se marient entre eux, et à Schongau, il ne fait pas bon déroger à la tradition !
D'autant que Magdalena elle-même est en danger. Malgré les remontrances de sa femme, rigide, à l’esprit pratique, qui pense et agit selon les règles, et qui n'a donc pas beaucoup de sympathie pour les rêveries de Magdalena, le bourreau a appris à lire à leur fille. Et elle connaît parfaitement les herbes. Ce que sa mère trouve tout à fait inutile. Et dangereux. "Une femme qui fourre son nez dans les livres est regardée de travers par les hommes". Si, par-dessus le marché, il s’agit de la fille du bourreau, un rien peut la faire condamner pour infamie et la mener au bûcher.
Un combat passionnant
Les choses vont se compliquer. Les questions s'accumuler : Qui tue les enfants en choisissant ceux qui ont été confiés à des familles parce qu'ils sont orphelins ? Et quel secret cachent ceux qui, jusque-là, ont survécu ? Qu'ont-ils vu qu'ils n'auraient pas dû voir ? Où se cachent Sophie et Clara la petite malade qui a, de justesse, échappé au "diable" ? Qui a volé chez Martha Stechlin la plante démoniaque, la mandragore dont le dessin se trouve sur l'épaule des enfants assassinés ? Par qui, et pourquoi les fondations de la maladrerie ont-elles été détruites ? Qui sont ces étrangers patibulaires qui parcourent les rues de Schongau ? Pourquoi cette bagarre entre ouvriers de la ville et Augsbourgeois, si violente que l'un de ces derniers est resté infirme ? Qui a mis le feu aux entrepôts du port ?
Toutes ces questions et mille autres obsèdent le bourreau et ses "aides". Certes, ils parviennent à en résoudre certaines, mais ils disposent de trop peu de temps, et surtout il faut que Martha grièvement blessée, malade, résiste à la torture jusqu'à ce qu'ils aient retrouvé les enfants ! Si elle avoue, tout est perdu, c'est le bûcher et peut-être le début de la chasse aux autres "sorcières". A chaque éclaircissement, ils approchent de la vérité, luttant contre l'acharnement des citadins à vouloir brûler la sage-femme et contre les spadassins qu'un notable a payés pour ces assassinats !
Ayant subrepticement dérobé le plan du champ sur lequel se trouve la maladrerie, Simon et Jakob découvrent le puits à sec et s'aperçoivent qu'au fond ont été creusés depuis la nuit des temps, des tunnels labyrinthiques. Au fond de l'un d'eux, ils découvrent Sophie terrorisée, et Clara malade et inconsciente. Suit une lutte terrible entre le bourreau et le diable qui les a suivis dans l'intention de tuer tout le monde, enfants et adultes ! Par deux fois, le bourreau vaincra le diable, jusqu'à ce qu'enfin mort s'ensuive ; pendant que le médecin tente de trouver une issue au fond des tunnels. Il sera sauvé, ainsi que les deux fillettes car quelqu'un au-dessus d'eux les entendra crier. En même temps, Simon découvrira –par hasard- la clef de l'énigme des dessins sur les épaules des enfants. Et puis, soudain, alors que les sauveteurs entourent Clara toujours très faible, "une forme noire comme de la poix émergea du puits en grimpant à la corde… Ce qui se dressa au-dessus du rebord du puits paraissait le diable incarné. Il était noir de suie de la tête aux pieds, les seuls points blancs étaient ses yeux. Les habits étaient brûlés et couverts de sang". Le premier effroi passé, chacun reconnaît… le bourreau que tous croyaient mort !
Ailleurs, Magdalena qui a été enlevée par le "diable", ligotée, et aveuglée fait mine de dormir tout en essayant d'étirer ses cordes, espérant que les deux chourineurs de garde qui l'ont menacée des pires tortures et sont en train de la jouer aux cartes ne pourront pas mettre leurs menaces à exécution. Elle parvient enfin à se libérer, et en grand péril échappe de peu à ses deux poursuivants. Sur la route de Schongau, elle rencontre son père parti à sa recherche !! Tous deux sont épuisés, blessés, mais compte tenu des circonstances, "ils vont bien" !
Et, pour comble, arrive le Comte que le bailli a fait appeler, légalement véritable responsable des exécutions à Schongau, même s'il ne peut agir sans l'autorisation des conseillers auliques munichois. Ce qui prendra forcément plusieurs jours. Au soulagement du bourreau. Par contre, pendant l'attente, le Comte désire chasser, au grand désarroi des habitants, du bailli en particulier, pensant à "ce qui représentait un mois de nourriture et de gîte, mais aussi d'interrogatoires, de suspicions, d'espionnage" ! (Sachant qu')"au final, on n'en resterait pas à une unique sorcière" !
Alors que la fête bat son plein en hommage au Comte, Simon comprend soudain qui est le commanditaire des meurtres d'enfants ! C'est le conseiller aveugle Mathias Augustin qui n'a jamais admis qu'en mourant, son ami le vieux Ferdinand Schreevogl qui a déshérité son fils, ait donné à l'église le terrain de la maladrerie, au lieu de le lui donner. Sachant que le trésor du vieux se trouve quelque part sur ce terrain ! Ou plutôt, c'est son fils, un bon à rien qui, ayant cru que les enfants l'avaient reconnu, a payé les mercenaires pour perpétrer leur mort !
Le trésor, le bourreau l'a trouvé dans les souterrains. Il le montre au conseiller, mais ne le lui laissera que si celui-ci parvient à persuader le Comte qu'il n'y a jamais eu de sorcière, que les marques diaboliques n'étaient que des jeux d'enfants ; que les spadassins ont décidé seuls de tuer les petits et de brûler l'entrepôt… Moyennant quoi, Schongau sera sauvée. Dont acte. Et lorsque Mathias Augustin a fini de raconter "de façon imagée devant l'assemblée au grand complet les horreurs du grand dernier procès en sorcellerie en 1589, même l'intendant du prince électeur ne voulait pas que l'histoire se répète !"
Et, au matin du 5 mai de l'an du Seigneur 1659, alors que "les oiseaux gazouillaient, que la place du marché retentissait des cris des servantes et des bourgeoises", le bourreau reconduit Martha à sa maison dévastée, bien que Magdalena y ait remis un peu d'ordre.
Les mercenaires –ce qu'il en restait- ont été rattrapés et pendus. La maladrerie est sur le point d'être inaugurée, et il semble bien que son premier occupant sera le fils Augustin qui, de toute évidence, a contracté la lèpre !
Et Magdalena ? Son père a renoncé à la marier à son cousin, bourreau d'une autre ville, car elle est trop têtue, et "il ne mérite pas ça !" Et il a offert à Simon un coffret rempli de précieux livres de médecine…
Un "happy end" au XVIIe siècle ?
Nos héros ont donc réussi à percer tous les mystères ; résoudre toutes les énigmes ; conjurer tous les malentendus et toutes les conspirations. Schongau peut respirer ! Pour autant, ont-ils vaincu l'obscurantisme ? Les gens salueront-ils le bourreau au lieu de se signer et de marmonner des prières lorsqu'ils le rencontreront ? En plein milieu du XVIIe siècle, seront-ils moins terrorisés par la perspective de l'enfer et des croyances de toutes natures ? L'humanisme du héros principal convaincra-t-il les habitants de renoncer à leurs peurs irrationnelles ? Rien n'est moins sûr !
Ce livre est, en tout cas, simple, efficace, un brin naïf parfois, mais instructif et percutant. Il plonge dans les noirceurs et les infinies ressources de l'âme humaine. Et nul doute qu'ayant brossé cette magnifique figure du bourreau, brutal et humaniste, savant et rustre certes, mais tellement plein d'empathie ; et campé avec panache des personnages hauts en couleur et atypiques ; ayant écrit cet ouvrage où se succèdent suspense, amour, action, Oliver Pötzsch aura pour longtemps de belles histoires à raconter à son fils ! "De belles histoires, des histoires tristes, des histoires qui font peur".
Jeanine RIVAIS
"LA FILLE DU BOURREAU" d'OLIVER PÖTZSCH : : Edition Babel noir Actes Sud ; 9,90 € ; 491 pages.
"La fille du bourreau", a été traduit de l'allemand par Johannes Honigmann qui, grâce à la qualité de ses traductions a obtenu en 2000 et 2003 des bourses de l’association Maison Antoine Vitez, et en 2002 une bourse "Transfert théâtral" du Goethe-Institut. Paru en français en 2014, cet ouvrage a obtenu le Prix Historia du roman policier historique 2015.
CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 80 DE DECEMBRE 2018 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.