UN PEU D'HISTOIRE :

 

**** L'esclavage aux États-Unis (1619-1865) commence peu après l'installation des premiers colons britanniques en Virginie et se termine avec l'adoption du XIIIe amendement de la Constitution américaine.

 

          Des traités ambigus font que la traite des Noirs supposée interdite se prolonge jusqu'à la Guerre de Sécession. La question esclavagiste (mais non celle de l'intégration des Noirs dans la communauté nationale) est définitivement réglée à l'issue de ce conflit, lorsque la victoire de l'Union permet en 1865, l'extension à l'ensemble des États-Unis, de l'abolition de l'esclavage proclamée par Abraham Lincoln le 1er janvier 1863. Ce texte devient ainsi le 13 décembre 1865 le XIIIe amendement de la Constitution fédérale. À cette même date, le Ku Klux Klan est fondé dans le Tennessee.

 

          La ségrégation raciale aux États-Unis est imposée après la "période de reconstruction" succédant à la guerre de Sécession qui se termine avec le Compromis de 1877 par lequel il est mis fin à l'occupation des ex-États confédérés par les troupes du Nord. Les anciens États sudistes mettent alors en place les lois Jim Crow qui contournent les XIIIe, XIVe et XVe amendements à la Constitution ayant aboli l'esclavage et accordé le statut de citoyens aux Noirs américains. Néanmoins, malgré l'arrêt de la Cour suprême de Virginie de 1880, qui interdit l'exclusion des Noirs des jurys populaires, ceux-ci sont systématiquement écartés de ces fonctions. Ils sont par conséquent laissés à la merci du système judiciaire blanc. Dans certains états, tel l'Alabama, l'État utilise le système pénal afin de rétablir une sorte de servage, en condamnant les Noirs à des années d'emprisonnement, durant lesquelles ils travaillent gratuitement pour des employeurs privés tels que la Tennessee Coal, Iron and Railroad Company, une filiale de la United States Steel Corporation, qui paye l'État en échange de leur travail forcé. Après une décennie pendant laquelle la situation politique et sociale des anciens esclaves noirs s'améliore, ils vont de nouveau être confrontés à des violences illégales d'intimidation. En 1896, la Cour suprême légitime cette nouvelle législation, en formulant la doctrine "Separate but equal" («séparés mais égaux »).

 

          Les lois Jim Crow sont abolies avec le mouvement des droits civiques dans les années 1960, sous la pression duquel une nouvelle législation est votée. En 1967, la Cour suprême juge anticonstitutionnelles les lois interdisant les mariages mixtes entre individus de couleurs différentes.

 

**** La "Grande Dépression", ou "crise économique de 1929", commence avec le krach boursier aux États-Unis, et s'étend progressivement au monde entier. Ses causes sont multiples : surproduction agricole et industrielle liée à la reconstruction européenne après la Première Guerre mondiale, spéculation boursière débridée aux États-Unis, et crise du crédit bancaire à la suite de la défaillance de remboursement des emprunts faits par les particuliers et les entreprises.

Le gouvernement américain, dirigé par le Républicain Hoover, ne réagit que tardivement. Les États du monde touchés par la crise, s'enferment derrière des barrières douanières, qui l'aggravent en paralysant les échanges. Les gouvernements, faute de moyens, baissent leurs dépenses. La misère s'installe dans les villes et les campagnes du monde entier.

À partir de 1933, le nouveau président américain, le Démocrate Roosevelt, décide le "New Deal", politique de relance de la demande et de l'organisation de l'économie. Par contre, en Allemagne, Adolf Hitler, au pouvoir depuis janvier 1933, décide le réarmement du pays et l'organisation de l'autarcie. La Grande Dépression est en grande partie responsable de la Seconde Guerre mondiale.

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"Ce n'est pas parce qu'on est battu d'avance qu'il ne faut pas essayer de gagner".

Harper Lee.

                    

"Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur" se situe à Maycomb, petite ville d'Alabama, au milieu des années 30. Donc à un moment où l'Alabama est un état foncièrement raciste, où politiques nationale et régionale se sont gravement dégradées, et où la misère bat son plein.

 

Sa femme étant décédée depuis plusieurs années, Atticus Finch élève seul ses deux enfants, Jem et Scout. Il est avocat, homme intègre et rigoureux.

L'héroïne principale de cet ouvrage est Scout, une petite fille très intelligente, qui passe son temps à lire, ou à grimper aux arbres, déteste l'école car elle a le sentiment de n'y rien apprendre puisqu'elle sait déjà lire. Elle abhorre les robes à dentelles ou à smocks et s'habille en salopette. Franche et impertinente, elle a horreur du mensonge, du mal, de la bigoterie, ce qui l'amène à se battre souvent contre les garçons et lui vaut une réputation de bagarreuse. Et de fréquentes réprimandes, lorsqu'elle répond sans respect à Tante Alexandra, vieille demoiselle très rigide, qui lui reproche ses tenues et ses fréquentations. Jusqu'au jour où les deux enfants subissent une admonestation d'Atticus, parce que "Tante Alexandra (lui a demandé de leur) faire comprendre qu'ils ne sont pas d'un milieu ordinaire, mais l'aboutissement de plusieurs générations de personnes qui avaient reçu une bonne éducation" ; et qu'ils doivent "essayer de se comporter comme la petite dame et le gentleman qu'ils sont". Mais ce genre de dialogue "n'est pas" Atticus, ni son modèle d'éducation. Car en fait, ce père est pédagogiquement très en avance sur son temps : Il refuse de leur infliger des tabous sociaux contraignants. Mais, de même qu'il les réclame pour la société, il attend de ses enfants, et pour eux, la justice et la tolérance.

 

Parce qu'elle grandit, Scout réalise qu'il ne lui suffit plus de se battre avec ses pieds et ses poings, mais qu'elle peut aussi se battre avec des mots. Elle décide donc d'écrire un livre. Devenue narratrice, elle "décrit son enfance" en disant "JE". Dans cette première partie de l'ouvrage, elle nous parle de ses jeux avec son frère un peu plus vieux qu'elle et qu'elle traite de "sale morphodite" ; des questions qu'elle lui pose au sujet de leur mère dont elle n'a gardé aucun souvenir, étant si petite lorsque celle-ci est morte ; des relations qu'elle entretient avec le voisinage ; de sa honte lorsque s'étant moquée d'un garçon qui n'avait pas de repas à midi, elle apprend ce que peut être la pauvreté dans la dignité ; de sa surprise lorsque son père lui offre, ainsi qu'à son frère, une carabine, leur tenant un discours non moins inattendu : "Je préférerais que vous ne tiriez que sur des boîtes de conserves, dans le jardin, mais je sais que vous allez vous en prendre aux oiseaux. Tirez sur tous les geais bleus que vous voudrez, si vous arrivez à les toucher, mais souvenez-vous que c'est un péché de tuer un oiseau moqueur"(¹). A quoi, Miss Maudie consultée par la fillette, sur le sens du mot "péché" qu'elle entend pour la première fois, ajoute : "Ton père a raison. Les moqueurs ne font rien d'autre que de la musique pour notre plaisir. Ils ne viennent pas picorer dans les jardins des gens, ils ne font pas leurs nids dans les séchoirs à maïs, ils ne font que chanter pour nous de tout leur cœur. Voilà pourquoi c'est un péché de tuer un oiseau moqueur".

Scout relate l'apparition au début de leurs vacances d'été, de Dill, neveu de Miss Rachel Haverford, leur voisine ; l'aménagement de leur cabane "entre les branches de deux immenses margousiers dans le jardin" ; de leurs disputes et leurs complicités… Et puis, comme tous les enfants aiment se faire peur, elle raconte comment ils vont essayer pendant plusieurs étés de faire sortir de sa maison "un spectre malveillant", Boo Radley, dont "les gens racontaient qu'il sortait les nuits sans lune et jetait un coup d'œil par les fenêtres… Il mesurait deux mètres à en juger par ses empreintes… Il mangeait les écureuils crus et tous les chats qu'il pouvait attraper… mutilait les poulets et autres animaux domestiques"… En somme, de sombres histoires nourrissent leur terreur et celle des enfants du quartier. Au point que, dans la cour de l'école contiguë à la maison des Radley, ils ne ramassent même pas les noix qui tombent de leurs deux grands pacaniers ! Par contre, une fois seuls, nos trois larrons "partent en mission", la peur au ventre pour essayer d'apercevoir cet homme ! Grand est leur étonnement, lorsqu'ils trouvent de menus cadeaux dans le creux d'un tronc d'arbre ; que Jem retrouve son pantalon grossièrement rapiécé lorsqu'il va le récupérer après avoir dû l'abandonner sous un grillage, lors de l'une de leurs expéditions nocturnes autour de la maison "hantée". Pour ne pas parler de sa violente peur rétrospective, lorsqu'elle apprend que la couverture posée sur ses épaules lors de incendie de la maison de Miss Maudie, l'a été par… Boo Radley ! Et dire qu'elle aurait pu le voir !

 

Bref, cet ouvrage, véritable bijou qui donne au lecteur l'enchantement de vivre les aventures des deux enfants auxquelles contribue grandement leur acolyte estival ; de partager leur imagination déchaînée… De suivre leur quotidien serein, naïf et pur ; leur découverte de la vie, des adultes, des autres … cet ouvrage, donc aurait pu n'être qu'un poétique roman d'enfance.

 

N'était qu'un jour, cette paisible histoire va basculer : la vie heureuse, insouciante va prendre fin lors d'une dispute avec Cecil Jacobs, qui lance à Scout que son père "défend les nègres". La voilà d'autant plus furieuse qu'elle ne peut même pas lui faire retirer ses paroles, parce qu'il lui faut tenir la promesse faite à son père de ne plus se battre ! Et lorsqu'elle demande à celui-ci : "Tu défends les nègres, Atticus ?" et qu'il lui répond "Bien sûr. Ne dis pas "nègre", Scout, c'est vulgaire", son esprit d'enfant a du mal à comprendre pourquoi on l'accuse comme s'il faisait quelque chose d'illégal. Lorsqu'elle lui demande pourquoi il le fait, alors qu'il a été commis d'office, la réponse soulève de multiples questionnements : "Pour plusieurs raisons", dit Atticus. "La première étant que si je ne le faisais pas, je ne pourrais plus marcher la tête droite, ni représenter ce comté à la Chambre des représentants ; ni même vous interdire quoi que ce soit à Jem et à toi". Il est déjà terrible pour des enfants d'entendre toutes sortes de médisances de la part d'élèves de leur âge ; mais lorsque les insultes viennent d'une adulte, de Madame Dubose, une voisine qu'elle déteste et qui hurle "Votre père ne vaut pas mieux que les nègres et la racaille qu'il défend" ; alors elle est si bouleversée qu'elle ne fait rien pour empêcher Jem malade de colère, de casser avec sa baguette de majorette, tous les boutons de camélias de cette atroce "relique de l'armée confédérée" ! Mais Atticus les ayant désavoués, elle désire partager avec son frère la punition qui lui sera infligée.

            La deuxième partie de ce livre est consacrée au procès de Tom Robinson, accusé d'avoir violé une jeune fille blanche qui témoigne contre lui, ainsi que son père Bob Ewell. Plongés dans le monde des adultes qu'ils comprennent mal, Jem, Scout et Dill, tassés avec le pasteur dans la tribune du public noir suivent pas à pas les étapes du procès. Ils interviennent même, à leur façon, une nuit, lorsque leur père obligé de "protéger" la prison délaissée (comme par hasard) par les policiers, se trouve face à une bande de blancs venus lyncher le prisonnier. Lorsque Atticus, seul contre le reste de la population blanche, applique les idées fondamentales d'"égalité pour tous" qui lui sont si chères, et démonte les accusations du père et de la fille en dénonçant leurs mensonges, et prouvant que l'accusé infirme, est incapable d'agresser quiconque, ils sont persuadés que Tom Robinson va être gracié. Mais c'est compter sans les idées préconçues du public blanc ; et la décision inébranlable des jurés : lorsqu'un blanc accuse un noir, il est impensable de le désavouer. Tom Robinson, bien que prouvé innocent, est condamné, et parce qu'il a tenté de s'échapper, abattu. Ce qui a fait écrire à un journaliste que "c'est un péché de tuer des infirmes, qu'ils soient debout, assis, ou en train de s'évader. Il compar(e) la mort de Tom Robinson au massacre absurde des oiseaux chanteurs par les chasseurs et les enfants…".

            Contrecoup de ce procès, il s'en faut de peu que Scout et Jem ne soient victimes des choix de leur père et de leurs attitudes courageuses : Jem est grièvement blessé, et Scout terrorisée, lorsque Bob Ewell essaie de les tuer à leur retour de la fête de l'école. Personne n'aura donc le moindre regret, lorsque le shérif annoncera que "Bob Ewell est étendu au sol, sous un arbre, un couteau de cuisine entre les côtes. Il est mort… Il est tombé sur son couteau !"

Mais qui donc a sauvé les enfants et rapporté Jem inconscient à la maison ? Supposer que pour ce faire, il ait tué Bo Ewell, serait le faire condamner pour son action courageuse. Ainsi que le dit Scout, "ce serait un peu comme de tuer un oiseau moqueur, non ?"

 

            En même temps qu'un roman universel consacré à l'enfance confrontée aux haines et aux tabous des adultes, "Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur" est une magnifique diatribe contre le racisme. C'est sans doute ce mélange de drôlerie et de gravité, de réflexions matures et de sottises spontanées, de rêverie et de réalisme qui en ont fait un livre culte qui s'est vendu à plus de trente millions d'exemplaires dans le monde entier. Le déroulement de l'histoire est parfaitement élaboré ; l'écriture est simple, spontanée. L'époque est parfaitement retracée ; et les personnages qui la vivent attachants ou rebutants, mais très vivants et originaux.

            Tant de perfection explique peut-être que cet ouvrage ait été l'œuvre unique de Harper Lee ? Laquelle "est restée un personnage extrêmement mystérieux. Un double mystère l'entoure. Le premier… vient de ce que critiques et lecteurs ont à tout prix voulu voir dans (cet ouvrage) un roman autobiographique, ce qu'a toujours contesté l'auteur (même si certains personnages lui ont été inspirés par des personnes ou des faits réels)… Le vrai mystère de Harper Lee est ailleurs. Cette romancière si talentueuse n'a en effet plus jamais publié le moindre roman, ni la plus petite nouvelle… Tout au plus a-t-elle laissé paraître quatre articles… De même, depuis près de quarante ans n'a-t-elle donné aucune interview. Elle vit dans un semi-anonymat entre New-York et Monroeville où elle habite avec sa sœur aînée…" (²)

                                                                                  JEANINE RIVAIS

 

(¹) L'oiseau moqueur : ou "mime polyglotte" est un oiseau endémique d'Amérique du Nord. Il est présent sur tout le territoire des Etats-Unis, partout où il trouve des habitats qui lui conviennent. Il appartient à l'ordre des passériformes et il est de la famille des mimidés. Il imite cris, chants et bruits divers. Le chant, composé d'une série de puissantes notes musicales, subit d'énormes variations. Il dure parfois un long moment et il incorpore de nombreuses imitations d'autres espèces. Le moqueur polyglotte chante fréquemment pendant la nuit, en particulier dans les zones urbaines où il peut bénéficier des éclairages artificiels. Chaque individu possède son répertoire particulier et seules quelques bribes sont communes. Les deux sexes chantent.

 

(²)   Extraits de la postface.

 

Le titre anglais "To Kill a mocking bird" (Tuer un oiseau moqueur) a obtenu le Prix Pulitzer en 1961. Ce roman présente la particularité d'être paru, en français, sous trois titres successifs (sans parler du titre de l'adaptation cinématographique, citée plus loin) : "Quand meurt le rossignol", en 1961, dans une traduction de Germaine Béraud ; "Alouette, je te plumerai", en 1989, dans une traduction d'Isabelle Stoïanov ; " Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur", en 2005, dans la précédente traduction d'Isabelle Stoïanov revue par Isabelle Hausser. La version 2012 présente une très intéressante postface d'Isabelle Hausser.

 

Le roman a fait l'objet, en 1962, d'une adaptation cinématographique sous le même titre anglais "To Kill a Mockingbird", titrée en français "Du silence et des ombres", dans une réalisation de Robert Mulligan sur un scénario de Horton Foot, avec notamment Gregory Peck dans le rôle de l'avocat Atticus Finch. Ce film, très fidèle et très sensible, a reçu trois Oscars. Vous pouvez le trouver en toute légalité sur Internet.

 

"NE TIREZ PAS SUR L'OISEAU MOQUEUR" : de Harper Lee, Postface d'Isabelle Hausser. Editions de Fallois Le livre de Poche. 445 pages. 6,60 €.

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 68 DE DECEMBRE 2012 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.