FRANCOISE SABLONS

Entretien avec JEANINE RIVAIS

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          Jeanine Rivais : Pouvez-vous expliquer comment vous en êtes venue à la forme actuelle de votre travail ?

          Françoise Sablons : Je ne sais pas. C’est une envie. Il y a dix ans, j’ai quitté Paris pour aller habiter dans le Jura. Et j’ai commencé à peindre intuitivement. Un temps, toute seule. Puis les choses ont pris forme. Depuis lors, je travaille avec ma déraison.

 

          J. R. : Diriez-vous que nous sommes au début du monde, à l’origine du monde ? Au moment où la forme existante est celle de l’œuf ; où se forme l’embryon sans être encore tout à fait constitué ; et qui petit à petit va vers la vie adulte ?

          F. S. : Non. En fait, je suis angoissée. Mon angoisse, c’est d’être toute seule au monde. Dans mes tableaux, la plupart de mes personnages sont sans décor. Comme s’ils étaient sur une terre où ne subsiste rien d’autre qu’eux. En fait, ils symbolisent un peu ce que je redoute : ils sont perdus, tout seuls au monde. 

 

          J. R. : J’ai donc pris le problème à l’envers ? Au lieu de penser qu’ils sont à l’origine du monde, j’aurais dû dire qu’ils sont les seuls survivants ?

          F. S. : Non. Ils sont ma peur, mes angoisses. J’ai tout le temps peur d’être perdue. Par exemple, quand je vois des cosmonautes sortis de leur capsule et seuls dans l’univers, c’est ce qu’il y a de plus terrible pour moi ! Mes personnages sont donc toujours isolés dans des endroits indéfinissables.

 

          J. R. : Oui, cela semble évident. Et sans doute dans un monde en feu, vu la récurrence des rouges…

          F. S. : Oui, j’emploie beaucoup de rouges tout le temps. Contrairement à l’impression qu’ils donnent, je mets en fait peu de couleurs sur mes tableaux. Il m’a fallu trois ans pour m’apercevoir que mes personnages étaient blancs. Une seule couleur, pour qu’elle prenne toute sa pertinence. Contrairement à beaucoup d’artistes Singuliers, je mélange très peu les couleurs. 

 

          J. R. : En fait, ils sont non pas blancs, mais gris.

        F. S. : Non. L’impression de gris tient au fait que je leur donne du volume, je les mets en rondeurs…

 

          J. R. : Cependant la plupart semblent heureux de vivre. Ils ont un bon sourire, ils regardent vers le visiteur… L’un d’eux a l’air d’un extraterrestre. Ses yeux donnent l’impression de sourire, sa bouche est épanouie. En fait, on voit bien que son ventre est tailladé, mais on n’a pas l’impression qu’il souffre !

          F. S. : Non, non, non ! Je ne les crois pas gais. Est-ce vous qui projetez cela ? Je ne sais pas que dire. Je suis faussement ingénue, faussement aimable. En fait, le monde est angoissant et mes personnages le disent. L’éventration, ce n’est pas rien ! Pour un qui sourit, il y en a trois qui souffrent ! 

          Ce que j’aime aussi, c’est faire de grands défilés où les personnages se côtoient, générant une dynamique. Et après, l’un d’eux, comme Le Tatoué, celui du bout, s’arrête et regarde. Il y a à la fois le fait que puisque l’on est au monde, il faut bien aller jusqu’au bout. Et en même temps, il y a la pause ; le moment de l’angoisse où l’on s’interroge. Dans la série des « Mises au monde », les femmes sont rondes ; mais le bébé qu’elles mettent au monde se demande si c’est vraiment une bonne idée. Quand je fais des scènes, ce sont toujours des scènes de panique.

 

          J. R. : Oui, cela est visible dans les œuvres où vous avez créé des lieux géographiques. D’ailleurs, j’entends bien dans votre voix que vous êtes angoissée. Mais vous ne pouvez pas empêcher votre spectateur, de voir, avec sa subjectivité, des choses autres que vous !

          F. S. : Mais je n’impose rien. Si l’on me pose des questions, je réponds honnêtement. Ce qui m’arrange, c’est qu’une personne se dise que ce tableau lui parle et qu’elle ait son histoire à raconter dessus. Si elle ne me pose pas de questions, je reste dans mon coin et je ne dis rien. Si elle me dit « Tout va très bien », je répondrai « bravo ». Mais si elle me demande où j’en suis, la conclusion ne sera pas la même.

 

          J. R. : Je conçois tout à fait que vous vous défendiez ; que vous vous protégiez. Ce que je veux dire, c’est que, lorsque certains de vos personnages sont manifestement en prison, lorsque le décor est tellement raboteux que l’on sent d’emblée qu’il est négatif, alors l’évidence de l’angoisse exsude d’eux. Mais quand on les prend sans lieu géographique, il semble que la situation ne soit pas aussi désespérée que vous l’indiquez ! 

          F. S. : Vous savez bien que lorsque l’on peint, il faut y aller ; il faut avoir des convictions profondes ! 

 

          J. R. : Quand vous dites « il faut y aller », vous voulez dire que vous souffrez tellement, vous êtes tellement angoissée, que vous avez l’impression de projeter votre angoisse et que, grâce à la peinture, vous êtes soulagée ? 

          F. S. : Non, même pas. L’angoisse subsiste. 

 

         J. R. : Ces petits personnages qui sont blancs pour marquer votre détresse, n’ont donc aucun pouvoir thérapeutique ?

          F. S. : Non, pas du tout.

 

          J. R. : Alors, pourquoi continuez-vous ?

          F. S. : Je l’ignore. Je suis peut-être la proie d’idées fixes. Je ne cherche même pas à le savoir. Je ne veux pas le savoir. Je ne crois pas guérir quoi que ce soit en peignant. Je travaille. 

 

          J. R. : La plupart du temps, vos personnages ressemblent  un peu à des ectoplasmes…

          F. S. : Les enfants me disent souvent que je peins des morts. 

 

          J. R. : Plutôt des revenants, des sortes de fantômes. En tout cas, non achevés. Pourquoi, d’autres fois ont-ils l’air d’être des Indiens, ou carrément des animaux, souvent des poules ?

          F. S. : Non, non, non ! La volaille c’est en fait un patineur qui patine allègrement sur la terre et n’en a rien à faire ! J’ai des grands tableaux de volatiles qui ont l’air de dire : « Je ne vous entends pas, cela ne m’intéresse pas » ! Ce sont un peu des dieux mythiques qui n’ont rien à faire de nos douleurs, qui patinent allègrement sur nos misères, et montrent que l’être humain est dégluti pour être réingurgité. C’est faussement sympathique, faussement fun. Et le côté inachevé tient au fait que pour moi, ce qui compte, c’est l’affectif, ce sont les émotions. Je n’aime pas la dispersion. Je mets sur mon tableau uniquement ce dont j’ai besoin pour mon propos : je n’ai pas de nez parce que le nez n’est pas un moyen expressif ; pas d’oreilles parce que mes personnages ne sont pas à l’écoute ; pas de cheveux parce qu’ils ne sont pas nécessaires à l’équilibre et la dynamique du tableau. Si je n’ai besoin que d’un bras, je n’en mets qu’un. En fait, j’élimine tout ce qui n’est pas indispensable. Les fonds sont travaillés, mais unis. Certains artistes accumulent sur leurs tableaux toutes sortes d’éléments, fleurs, pommes, personnages qui s’enchevêtrent, etc. Moi, je détruis. Je veux qu’on ait le personnage les yeux dans les yeux, qu’on soit avec lui tête à tête. Qu’il soit en dialogue avec le spectateur. Je ne veux rien d’anecdotique. Je ne laisse donc que ce qui est nécessaire à mon propos, point à la ligne.

 

          J. R. : Oui, mais pourquoi des volatiles ?

          F. S. : Le volatile y figure parce que je ne voulais pas un être humain. Je voulais marquer la différence. J’aurais aussi bien pu prendre d’autres animaux, mais les volailles me permettent d’avoir des becs, des griffes…

 

           J. R. : De l’agressivité ?

         F. S. : Oui. Souvent les oiseaux sont posés, leur patte jouant le rôle de la main, comme celui que j’ai appelé Le Financier. Il est au-dessus, et il s’en fout. La terre est rouge. J’ai aussi une série de petites études qui vont devenir des grands tableaux, comme la petite sirène qui aimerait bien pouvoir sortir de ses profondeurs ; ailleurs, c’est le combat avec l’âge… 

 

          J. R. : Pourquoi éprouvez-vous le besoin de préparer des petits formats avant de passer aux grands ?

          F. S. : Je fais de nombreux croquis pour fixer les personnages ; puis les études pour fixer les couleurs, la dynamique et la forme. Je dirai que sur tous mes tableaux, je n’ai qu’une seule couleur. Les cartons me permettent d’installer l’ensemble. J’ai ainsi fait un couple en train de sortir du Paradis. La femme est confiante, elle y va. Pour les hommes, il y a souvent un nombril qui est leur état de naissance.

 

          J. R. : Pourquoi employez-vous si souvent l’expression « on y va » ?

        F. S. : Parce que je suis ainsi. Le matin, au réveil, je me dis « il faut y aller ». Si on réfléchit, on ne bougera pas ! C’est pour cela que je peins, je peins… A partir du moment où l’on tombe dans la raison, on se demande ce qui vaut la peine d’être fait. Alors, mieux vaut ne pas y penser. Cette idée est pour moi une constante. 

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.