ALAIN KIEFFER

Entretien avec JEANINE RIVAIS

********************

          Jeanine Rivais : Voulez-vous nous parler de vous, et nous dire comment vous en êtes venu à votre forme actuelle de travail?

         Alain Kieffer : Comment en suis-je venu à la céramique ? J’ai suivi un chemin sinueux, comme beaucoup d’artistes, je crois ! En fait, je cherchais un matériau, et un jour mon amie m’a offert cinq kilos de terre. C’est ainsi que tout a commencé ! Le virus s’est développé peu à peu, avec une ligne différente des autres, en ce sens que j’essaie d’exploiter le défaut.

 

          J. R. : Qu’entendez-vous par là ?

          A. K. : Chaque fois que j’ai un défaut de cuisson, ou d’émail ; une incompatibilité ; j’essaie de la travailler, la maîtriser, l’approfondir et l’exploiter. 

 

          J. R. : Comment ? En la provoquant sur la pièce suivante ? 

        A. K. : En essayant de la répéter, la travailler ; et en essayant de l’harmoniser avec d’autres défauts qui sont à côté, de manière à ce qu’ils deviennent des qualités.

 

          J. R. : Qu’est-ce que ce défaut aléatoire doit posséder pour mériter d’être ré-exploité et rendu « volontaire » ?

          A. K. : Je dirai sa singularité. Qu’il devienne quelque chose à part, quelque chose d’unique ; qui va au-delà de l’esthétisme de la vie de tous les jours et de la société.

 

          J. R. : Que doit-il présenter pour vous provoquer à tel point ? Et qu’est-ce que ces caractères apportent à l’œuvre suivante ?

            A. K. : Il faut qu’il ait de la matière. Pour moi un émail bullé est  beau, il vit, il a des rides, des imperfections. C’est une façon d’apporter du charme ; comme sur un visage qui présente quelques défauts. C’est ce que j’essaie d’apporter à mes œuvres.

 

           J. R. : Pourquoi cette obsession du poisson ? Dont certains, d’ailleurs, ressemblent à des poules ! 

          A. K. : Cela remonte en fait à ma tendre enfance, lorsque j’avais 6 ou 7 ans et que j’ai eu entre les mains Le monde du silence de Cousteau. J’ai commencé à dessiner des poissons dans mes carnets, inventer des cloches sous-marines miraculeuses, qui permettaient de respirer sous l’eau. J’ai dirigé mes études vers la biologie en vue de faire de l’océanographie. Mais finalement je suis « tombé » dans la céramique. C’était une excroissance presque logique et normale.

 

          J. R. : Si je regarde bien vos poissons, la plupart sont des murènes ou des zancles, c’est-à-dire des poissons féroces ou extrêmement esthétiques.

          A. K. : Je n’essaie pas en fait de puiser dans la faune et de déformer un poisson existant. Ce que j’essaie de lui donner, c’est un regard humain, et par ce biais, un regard sur l’humanité, sur ses envies, sur les évolutions qu’elle est en train de subir.

 

          J. R. : Mais la murène est extrêmement humaine ! Souvenez-vous du livre de Malaparte où, pendant la Seconde Guerre Mondiale, les nobles italiens n’ont plus rien à manger : on leur sert lors d’un banquet la murène du Musée océanographique. Et quand ils enlèvent le couvercle du plat, ils ont l’impression de manger un bébé ! Quand je vois certaines de vos œuvres, en particulier l’une d’elles qui montre ses dents, elle me fait exactement penser à ce poisson. 

          A. K. : Qui sort de son petit rocher et vous surprend ?

 

          J. R. : Oui ! Ces poissons représentent-ils seulement une recherche esthétique, ou faut-il creuser plus loin, en fonction de ce que vous m’avez expliqué ? Faut-il penser à une morale dans votre histoire ?

       A. K. : Ce n’est pas une recherche esthétique. En fait, je peux peut-être résumer ma démarche par un jeu de mots : c’est une espèce de monde entre deux zoos : la faune marine et le cercle de l’humanité. Tous ont, en fait, une attitude, un regard, quelque chose d’extrême, qui les rend presque humains. Cela parle de la communication, de la télévision, ou de la volonté de cadrer au maximum les gens comme dans le cas des sondages. Nous sommes donc à un moment d’équation entre ces deux poissons ennemis. Se confrontent le poisson d’eau tiède et l’aspect sexuel des parties de poulpe en l’air. Il y a là tout un travail au terme duquel je me sens profondément poisson ! 

 

          J. R. : Est-ce que vos titres sont redondants de ce que vous voulez exprimer ; sont-ils au contraire antithétiques ; ou sont-ils des jeux de mots à propos de chaque œuvre ?... Comment les concevez-vous ?

         A. K. : Ils sont différents, en fait. Ils sont le terreau de la création. Je travaille d’abord les titres par le biais d’associations d’idées, du genre marabout-de-ficelle… cadavres exquis, etc. Je joue beaucoup avec les mots.

 

          J. R. : Donc, le titre conditionne le poisson ? Et si vous n’arrivez pas à concrétiser ce titre, que se passe-t-il ?

        A. K. : En général, cela fonctionne bien. Je travaille beaucoup avec l’aléatoire. Les mots jouent entre eux et les associations vont librement. Les formes suivent, découlent automatiquement, s’imbriquent sans problème. Une fois que le verbe a été créé, que le titre crée la petite histoire du poisson à naître, tout coule de source. 

 

          J. R. : Tous vos poissons sont supposés être dans l’eau, mais tous ont la bouche ouverte : manquent-ils d’oxygène ? 

          A. K. : Cette remarque est bien bonne ! En fait, ils sont très diserts !

 

          J. R. : Ils tiennent des discours ? Que disent-ils ? Et celui qui a un hameçon dans la gueule, que dit-il ? Qu’il aime ou qu’il n’aime pas ?

          A. K. : En fait celui-ci relève du gag. Il passe en bas de chez moi une petite rivière, et j’ai imaginé mille fois quels poissons fabuleux on pourrait sortir de l’eau. Celui-ci avait été « pris » lors d’une pêche ! La ficelle est en fait une sorte de fixation ludique.

 

          J. R. : Ah ! J’ai vraiment cru qu’il s’agissait d’un hameçon ! Je m’y suis laissée prendre ! 

       A. K. : En fait, c’est le côté ludique de ces créations ! Ce sont presque des poissons portables ! On peut les emmener avec soi dans une autre pièce, il suffit d’avoir un clou à une poutre, et ils s’intègrent à leur nouveau lieu. 

 

          J. R. : Il y a donc ceux qui ont la bouche bée. Et puis, vous avez installé un gros poisson aux nageoires inattendues et non fonctionnelles mais qui elles aussi sont toutes ouvertes. Souffre-t-il particulièrement ?

         A. K. : Il ne souffre pas du tout. En fait, il représente la volonté de cloisonner les choses, cloisonner les gens. Il est le « poisson moyen », c’est-à-dire un poisson d’eau tiède, ni chaud, ni froid, ni brûlant. C’est une maman poisson, qui a deux enfants et demi, donc la maman moyenne. C’est pourquoi je l’ai appelée La fièvre des sondages. C’est la cible à abattre ! 

 

          J. R. : Et les trous sont les impacts ?

         A. K. : Non ! Il n’y a jamais de violence dans mon monde. C’est la cible marketing à abattre!

 

          J. R. : Parlant de marketing, j’en vois certains avec une antenne de télévision… Est-ce que votre travail se veut militant, dénonciateur de notre civilisation ? Et dans ce cas, comment procédez-vous ?

          A. K. : Militant, oui et non. Les choses sont simples : si on fait un mixage entre la médiatisation et l’aquarium, cela devient un médiaquarium. Et le médiaquarium a des choses à dire. Et si on va fouiller dans les profondeurs de l’écran télévisé, on trouve un poème de Baudelaire qui dit que « l’important c’est l’ivresse, que ce soit l’ivresse de l’alcool ou de la poésie ». L’important c’est d’être ivre. On peut penser que ce sont des messages subliminaux…

 

          J. R. : Qui arrivent tout droit du cosmos…

          A. K. : Exactement ! En tout cas, ce message pour moi, c’est la parole divine ! 

 

         J. R. : Je vois que vous maniez l’humour avec une grande habitude ! Dans quel état d’esprit travaillez-vous en fait ?

        A. K. : C’est une façon de jouer, tout simplement ! Je ne saurais pas expliquer davantage ma démarche !

 

        J. R. : Vous avez donc concrétisé vos petits dessins plats de l’enfance, et vous vous êtes bien amusé depuis tout ce temps ?

         A. K. : Oui ! En définitive, je n’ai pas la prétention d’aller scier des barreaux avec des scies bien aiguisées !

 

         J. R. : Je croyais que vous alliez dire « avec les scies de mes poissons » ! 

        A. K. : Bonne idée ! Il va falloir que je fasse un poisson-scie !

 

 CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.