Jeanine Rivais : Alice Anglade, il a au moins six ou sept ans que nous ne nous sommes pas rencontrées. Qu’êtes-vous devenue pendant toutes ces années ?
Alice Anglade : Je pense que j’évolue constamment. Qu’à mes débuts, je n’aurais jamais osé créer des sculptures aussi volumineuses, qu’il faut être sûre de maîtriser. Maintenant, je ne pense pas que l’esprit de mon travail changera : des monstres, la confrontation avec la mère originelle, la critique de la société, celle des conformismes religieux ou familiaux… Dans le même temps, je poursuis ma série des zodiaques.
J. R. : Je me souviens bien que lors de notre première rencontre, vous travailliez exclusivement en noir et blanc rehaussés de doré.
A. A. : Oui, en effet. Mais je suis passée peu après à la couleur, avec des pigments naturels. Je cherche. J’explore.
J. R. : Quand vous nous montrez ce loup à la gueule ouverte, avec deux petits enfants assis sur ses genoux, sur ses bras plutôt, êtes-vous dans le monde du conte, ou dans celui de la cruauté de notre civilisation ?
A. A. : Je suis dans la confrontation avec la mère originelle, avec la famille traditionnelle, et le soi-disant amour des enfants…
J. R. : Vous voulez dire que chaque mère est une louve ?
A. A. : Pas toutes, mais certaines assurément. Certaines sont très « bouffantes ». Certaines personnes font semblant de ne pas comprendre l’allusion, mais elle est pour moi tout à fait évidente.
J. R. : Ce travail est donc autobiographique ? Reprenez-vous à votre compte ce qui est, apparemment, une critique très serrée et symbolique de la religion, comme ce qu’exprime votre personnage à cheval sur un prie-Dieu, avec des pinces de homard qui le clouent dessus… Et diriez-vous que nous sommes dans les manifestations extérieures, superficielles, de certains aspects de notre civilisation ?
A. A. : Je déteste l’autobiographie en général. Dans mes œuvres, il n’est question que de la religion «convenue ». J’ai un très grand respect et une fascination pour les mystiques : ils ont une recherche vers la transcendance qui me touche profondément. Pour les bigotes, non !
Quand je dis « bigotes », je parle de la mesquinerie, la prière informatique, et non pas la prière qui vient de l’âme. Parce que, pour moi, la prière qui vient de l’âme est forcément contestataire.
J. R. : Expliquez-nous ce point de vue.
A. A. : Je pense que si les mystiques ne sont pas suivis, c’est qu’ils sont brûlés par la passion, et que, dans cette mesure, divine ou profane, elle est dévastatrice de toutes les conventions.
J. R. : Néanmoins, il y a toujours, au-delà de l’aspect tragique ou féroce qui caractérise vos personnages, cette possibilité que votre spectateur se retrouve dans le monde du conte.
A. A. : Oui. Je peux être féroce, mais je suis en même temps rêveuse. Et beaucoup de gens voient dans mon travail une tendance mythologique. J’en suis pétrie, c’est vrai. Quand j’étais professeur, je faisais travailler avec beaucoup de bonheur mes élèves sur les contes de Grimm.
Souvent, il y a aussi beaucoup d’humour dans mon travail. Je m’amuse follement à faire Papa, Maman, la petite fille. Je trouve cette famille cocasse…
J. R. : Justement, j’allais en venir à la mère. On peut presque dire que c’est elle qui a le sexe le plus énorme entre les jambes. Alors que le père n’en a qu’un tout petit symbolique…
A. A. : Bien vu ! Je déteste les mères phalliques. Et cela se retrouve dans la fillette assise sur les genoux de Maman… Mais il faut savoir que tout cela n’est pas calculé. Cela vient de mes tripes, des souffrances que j’ai pu connaître. Cela s’impose. Je ne décide pas a priori de ce que je vais faire. Ce n’est pas autobiographique, mais cela repose sur des douleurs. Comme tous les artistes qui travaillent avec ces douleurs.
J. R. : Vous êtes donc passée de ce noir et blanc évoqués plus haut, rehaussés de doré très violent, à des couleurs de terre… Ce changement vous a-t-il adoucie ? Sinon, que vous a-t-il apporté ?
A. A. : Non. Je suis sûre qu’il n’y a eu aucun adoucissement. J’en reviens à cette notion d’autobiographie que je conteste totalement. Un plasticien est celui qui travaille la forme, la couleur. Chacun se renouvelle dans son coin. Cherche. Les couleurs du début me plaisaient infiniment parce que j’essayais de rendre quelque chose de l’ordre du bronze. Maintenant, j’essaie de rendre quelque chose de l’ordre de l’argile. Et puis j’aime me servir des pigments naturels. Et surtout, travailler la peinture. Parce que ces sculptures ne sont pas badigeonnées. Si c’était un badigeon, cela écraserait la forme : il s’agit chaque fois de trouver des rythmes dans un monochrome.
Sur le plan plastique, nous sommes complètement en dehors de l’autobiographie, nous sommes en présence de tel problème plastique à régler et la façon d’y parvenir ?
J. R. Par ailleurs, le papier mâché est par définition quelque chose de léger. Or, vos sculptures semblent tellement massives, tellement lourdes ! Comment réussissez-vous à donner cette impression ? Est-ce en donnant, justement, ce caractère massif à vos personnages qui n’ont presque pas de cou, et les bras collés au corps ? Est-ce votre façon de les « serrer » comme dans un carcan, qu’ils donnent cette sensation de lourdeur ?
A. A. : « Lourdeur » est peut-être excessif ? En tout cas, cette impression tient sans doute au fait que je réalise mes sculptures dans la masse. Les gens croient toujours que je travaille à partir d’une structure de grillage. Mais j’en suis incapable. Je pars toujours à l’aventure et dans l’imaginaire. J’ai une petite idée de départ, et à partir d’elle j’installe, couche après couche, des kilos et des kilos de papier. Et c’est ainsi que j’arrive progressivement à trouver la forme que je cherche. L’idée de départ peut très bien changer en cours de route. Je crois qu’il y a deux types d’artistes : ceux qui réfléchissent longuement, et qui se mettent au travail quand ils ont tout dans la tête. Et puis les instinctifs qui ont une petite idée et la développent à mesure de leur travail, en fonction des « accidents ». J’appartiens à la deuxième catégorie.
J. R. : Et il me semble que c’est chez vous un parti-pris, de ne pas « faire lisse ». Le loup, par exemple, est couvert de ce qui ressemble à des écailles…
A. A. : Oui. C’est cette façon de travailler le papier qui me plaît. Je déteste tout ce qui est lisse.
J. R. : Vous vous êtes tout à l’heure, fortement exprimée contre la mère castratrice. Et cependant, ce thème est récurrent dans votre œuvre. Est-il possible que l’une de vos mères n’ait qu’un enfant, parce qu’en fait je les vois toutes avec deux ?
A. A. : Oui, cela arrive. Je fais des Saintes Vierges, aussi, et elles n’ont qu’un enfant. Et je ne suis pas plus tendre avec elles qu’avec les autres mères.
Mais quelles que soient mes approches, je veux dire que c’est vraiment toujours un bonheur de créer ! Et pour conclure, je voudrais citer mon grand ami Raymond Raynaud qui dit toujours que s’il n’y a pas la dimension mystique dans un tableau, il n’est pas intéressant. Je partage tout à fait cette opinion. Ce que j’aime, c’est sentir cette dimension mystique, aussi bien chez les peintres anciens que contemporains.
CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.