ANDRE CHICHIGNOUD

Entretien avec JEANINE RIVAIS

********************

          Jeanine Rivais : Voulez-vous vous situer par rapport à votre œuvre, et par rapport à l’Art singulier.

           André Chichignoud : Depuis ma petite enfance, j’ai voulu être peintre. Mais les enfants de ma génération avaient rarement le droit de revendiquer une profession. Je ne l’ai donc pas été ! Plus tard, j’ai pris des cours aux Beaux-arts, en auditeur libre. Et puis j’ai créé ma propre entreprise qui m’a vraiment absorbé. Pourtant, je me suis toujours dit que dès que je pourrais, je peindrais. J’ai réussi professionnellement, et j’ai vendu mon affaire. Depuis, j’ai commencé à peindre à l’huile.

          J’ai eu beaucoup de chance, en fait : comme je suis passionné de peinture, j’ai acheté des œuvres. J’ai connu de nombreux peintres, notamment Gonay Akbas, un peintre turc réfugié politique avec qui j’ai lié une grande amitié. J’ai commencé à lui envoyer des photos. Je travaillais sans technique, opérant des mélanges un peu au hasard. Il me donnait des conseils par téléphone. Au bout de deux ans environ, il m’a dit que je réalisais des choses que bien des artistes n’avaient jamais faites. Cela m’a remonté le moral. J’ai continué, encouragé par d’autres peintres. Toujours par hasard, j’ai retrouvé un ami d’enfance. Il a vu mes tableaux qui l’ont intéressé. C’était en 2000. Un jour, je reçois un coup de téléphone d’un restaurant-galerie de Grenoble dont le propriétaire est fou d’art. Il était intéressé par mes tableaux. Il a commencé à m’en mettre quelques-uns sur ses murs, puis en novembre il m’a fait une exposition. C’était parti.

J’ai bien conscience d’être un grand privilégié, parce que je n’ai pas besoin d’argent, je vis du résultat de mon travail. C’est donc un vrai bonheur de peindre sans aucune contrainte, d’attendre que les choses arrivent comme elles doivent arriver. Cela me convient très bien.

 

          J. R. : Même si c’est un rêve de toujours, quitte-t-on facilement son fauteuil de PDG pour prendre des pinceaux ? 

          A. C. : Oui. Sans problème. PDG est un bien grand mot, d’ailleurs. J’étais certes l’animateur de mon affaire, mais PDG… 

 

          J. R. : Quand on considère votre peinture, cela semble un truisme de dire qu’on entre dans un monde très coloré. Mais on entre surtout dans un monde de contes tendres ?

          A. C. : Le monde de l’enfance. 

 

          J. R. : Comment vous sont venus ce goût de la couleur, et ce choix d’un univers à la fois enfantin et un peu fabuleux ?

          A. C. : Cela m’a été très facile. Pour moi, la couleur, c’est la vie, et j’aime la vie. Quant à l’onirisme, un de mes amis me dit toujours que la nécessité de peindre vient d’une blessure. Peut-être est-ce vrai ? Dans mon enfance, j’étais un enfant un peu solitaire, un peu rebelle. La nature a toujours eu pour moi une grande importance. Je pars du principe que les personnages qui sont sur mes toiles sont en partance. Il va leur arriver des choses. Il y a une nostalgie de vie, une inquiétude. Il y a cette recherche d’un moment où l’on ne sait plus trop bien où l’on est, mais où l’on cherche avec tendresse. Et le côté enfantin tient à ce que je m’entends mieux avec les enfants qu’avec les adultes. A l’enfance tout est permis parce que tout peut encore arriver. J’espère que tout peut arriver à mes personnages ! Est-ce que vous me comprenez ?

 

          J. R. : Il me semble. Je vous ai dit dès le départ, « des contes tendres ». Vous me dites « le monde de l’enfance », il n’y a donc aucun hiatus.

          En tout cas, ce n’est pas un monde de la solitude, puisque, à aucun moment, vous n’avez un unique personnage sur vos tableaux. Et même, ils sont généralement par deux, ce qui implique une dualité récurrente.

       A. C. : Oui. Ainsi, mon petit boxeur a pris des coups. Il rêve d’une petite fille qui s’intéresserait à lui. Je vénère les animaux, les oiseaux. A l’adolescence, je courais les bois. Souvent, mes courses se faisaient à dos d’un cheval imaginaire qui s’appelait « Atchau ». J’aime les animaux mi-rêve, mi-réalité. Comme disait Dubuffet « Le regardeur se retrouve dans celui qui fait le tableau. Il y trouve ce qu’il veut ». 

 

          J. R. : Chaque fois, les deux protagonistes sont placés au centre du tableau, le reste étant constitué de petites projections, petits chats presque informes, passages informels, motifs décoratifs… Mais le tout est complètement intemporel, sans connotation géographique. 

          A. C. : Ils sont en effet intemporels. Pour moi ce qui fait la valeur des choses, c’est ce qu’on devine, ce qu’on peut imaginer. A mon avis, mes tableaux sont encore trop évocateurs. Je suis très attiré par l’abstrait, mais il faudrait qu’il soit construit avec des possibilités de plus grande évasion, qu’il soit plus suggestif. Cela me semble essentiel. Je ne crois pas que je parviendrai jamais à l’abstrait parce que ce n’est pas tout à fait mon monde. Mais du moment qu’il y a mystère et approche, je m’y retrouve et je suis heureux. Un jour, j’ai fait un tableau avec un poisson tellement beau que je l’ai détruit. Parce que c’était un poisson trop vrai ! Quand je m’approche trop de la réalité, mes petits-enfants me mettent en garde ! 

 

          J. R. : En fait, ils veulent trouver leur part de rêve !

          A. C. : Exactement. 

 

         J. R. : Parfois, pourtant, vos tableaux ne sont pas tout à fait aussi sereins. Je crois même que l’on pourrait intituler l’un d’eux « La révolte des animaux » ? Les personnages sont complètement cernés par des animaux. Et comme les couleurs sont beaucoup plus vives, l’ensemble prend alors une connotation de quasi-violence qui n’est pas généralement dans vos toiles, même quand vous y mettez du rouge.

          A. C. : J’ai beaucoup travaillé sur ce tableau que vous évoquez. Avec un échec complet. Je l’ai abandonné « pour qu’il mûrisse ». Un jour, je l’ai repris, et je l’ai mis la tête en bas. J’ai tout reconstruit à partir d’une tête qui est alors ressortie et qui me semblait intéressante. Cette façon de faire m’entraîne parfois dans des créations fantasmatiques excessives. Mais je suis ainsi fait. Peut-être cela est-il dû au fait que j’ai appris seul beaucoup de choses ? Je l’ignore. 

 

         J. R. : Nous venons de parler des couleurs, mais il me semble que les effets de matière sont aussi extrêmement importants. Avant d’installer vos personnages, vous travaillez longuement des sous-couches qui vont les faire vibrer ? Car vous avez aussi des personnages non-définis, simplement évoqués, flous, et qui naissent uniquement des épaisseurs de matières.

          A. C. : J’aime que l’on me dise cela. J’aime beaucoup Bacon, et il disait entre autre « Tout ce qui est bien arrive par hasard ». J’en suis convaincu. Vous modifiez ensuite ce hasard par votre intuition, votre intelligence, votre sensibilité. Mais il n’est pas possible de « trouver » toujours à l’avance, sinon vous tombez dans un formalisme, un académisme que je rejette complètement. Un poisson trop beau me semble sans intérêt. Alors, quand vous me dites que je suggère les choses, je me réjouis, car pour moi, c’est fondamental.

 

          J. R. : Mais ne risquez-vous pas de perdre votre sensibilité et votre spontanéité, si vous en venez comme vous avez l’air de le souhaiter, à un art abstrait qui est essentiellement un art intellectuel, cérébral ? Il me semble que ce qui fait la chaleur et la qualité de votre œuvre, c’est votre cœur.

         A. C. : Oui, mais c’est un de mes souhaits qui ne se réalisera peut-être jamais. Pourtant, quand vous me parlez de cette partie où je « suggère », elle est très abstraite.

 

          J. R. : Non, elle n’est pas abstraite. Elle est non-formelle. Il me semble que, quand vous procédez ainsi, vous n’essayez pas d’aller vers l’abstrait. Vous allez vers le « suggéré » ? Vers quelque chose qui serait moins directement visible que ce que l’on voit au premier abord ?

           A. C. : Vous avez raison. Je serais incapable de réaliser des œuvres comme certaines qui nous entourent, où je trouve trop peu de sensibilité. Je mets très longtemps à réaliser un tableau. Non pas pour la peinture proprement dite, mais pour ce que je veux y dire. Il reste longtemps dans ma tête. Il m’accompagne dans tout ce que je fais. Au fil des jours, je vais y faire des ajouts, des modifications… Il faut que je parvienne à ce fameux équilibre. C’est pour cela que j’ai beaucoup d’arrondis…

 

          J. R. : Justement, j’allais vous demander si vous étiez fâché avec les angles droits, les croisements aigus ?

          A. C. : Oui, un peu. Par contre, par moments, j’éprouve le besoin de créer des passages très géométriques. Mais en général, je suis très attiré par le symbolisme de l’œuf. Par la répétition des couleurs qui doivent se conjuguer pour m’amener à cet équilibre que je viens d’évoquer. 

 

          J. R. : Ce qui, dans cette recherche, est également intéressant, c’est l’impression que vos tableaux ne semblent pas « finis », qu’ils restent ouverts à de nouvelles interventions ; qu’en fait, vos personnages sont en devenir, qu’ils sont prêts à en accepter d’autres…

          A. C. : Oui. Ils sont en aventure. Parce que la vie est une aventure. Parce que pour moi, mes tableaux sont de l’espoir. Ils peuvent ressentir des émotions. Tout peut leur arriver, comme dans la vie. Rien ne me semble pire que des œuvres figées.

 

        J. R. : Je crois que si on tient compte de l’absence de contexte déjà évoquée, vos personnages « flottent » dans un non-lieu.

           A.C. : Oui. Ils passent du rêve à la réalité. 

 

          J.R. : Nous voilà donc revenus à l’idée du conte gentil…

          A. C. : Oui, finalement, cela me convient.

Cela m’amène à redire que ma peinture n’est pas du tout intellectuelle. Qu’elle est du domaine de l’émotion. Mes personnages sont mes compagnons de vie. Je suis optimisme, je crois à la poésie. Et si tout cela se ressent dans ma peinture, je suis content. 

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.