RAPHAËLLE BONNARD-LAVAUD.

Entretien avec JEANINE RIVAIS

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     Jeanine Rivais : Voulez-vous nous parler un peu de vous, de votre peinture ? Ensuite, nous dirons que, exposant dans l’église de Banne, vous êtes « Celle par qui le scandale arrive », et nous essaierons d’expliquer pourquoi ?

      Raphaëlle Bonnard-Lavaud : J’ai fait des études de peinture. La peinture est donc arrivée tout doucement dans ma vie. Ma mère est peintre, elle m’avait donné son feu vert. J’avais le choix entre Sciences Po et la peinture. J’ai choisi cette dernière, sans savoir à cette époque que je deviendrais tellement passionnée. Je ne lâche plus le pinceau. J’ai commencé par des peintures pas très originales. Puis, il y a eu dans ma vie un passage qui m’a fait changer. J’en suis venue à une création beaucoup plus personnelle. Rien n’est peint sur le vif. Tout est création de l’intérieur, pur imaginaire.

 

  J. R. : Il semble que vos personnages soient non pas érotiques, mais dans une relation un peu amoureuse. Nous sommes dans le monde des caresses ? Un monde allusif, sans aucune provocation. Subséquemment, pouvez-vous essayer de deviner pourquoi vos oeuvres qui sont dans cette église, ont pu provoquer un scandale ?

     R. B-L. : Le prêtre les trouve très bien, les organisateurs également. Ce sont des gens qui fréquentent habituellement l’église qui ont téléphoné au curé. Deux œuvres les ont gênés, ils les ont trouvées trop réalistes. Il y a des œuvres d’autres artistes qui, à mon avis, sont beaucoup plus réalistes, mais elles n’ont pas été vues. Alors que les miennes gênent parce qu’elles sont énormes, et très dessinées. On peut toujours s’interroger sur le caractère inattendu des réactions du public.

 

    J. R. : A aucun moment, vous ne faites des personnages complets. Ils sont tous vus jusqu’à la poitrine… Pourquoi cette récurrence du corps tronqué ?

            R. B-L. : Non, pour certains, le corps entier est là. Mais il est vrai que j’ai souvent envie de prendre une partie pour l’accentuer. Prendre tout le corps ? Le corps c’est beau ; mais les jambes, c’est beau ; une tête, c’est beau… Pourquoi alors ne pas me concentrer sur telle partie ? Mais c’est surtout le visage qui m’intéresse.

 

     J. R. : Le visage, l’expression du visage dans un moment d’intimité, de complicité, un état de couple ?

     R. B-L. : Pas forcément. Ce peut être de l’amitié. Un moment de partage. Après, chacun y voit ce qu’il veut. Une relation entre deux personnes vivant dans une complicité. Pas deux personnes indifférentes l’une à l’autre. 

 

     J. R. : Elles sont toujours extrêmement stylisées. Comme si vous aviez pris votre plume pour les rendre  presque caricaturales par moments.

     R. B-L. : Oui, tout à fait. Le peintre cherche sa manière de dire les choses. Pour moi, une femme est ainsi, c’est ma manière de la voir intérieurement.

 

     J. R. : Vous voulez dire que la femme se définit par un cou immense, une tête très raboteuse ?

     R. B-L. : Elle cherche une énergie intérieure dans le cou et la tête. J’essaie de faire ressortir cette énergie à travers la forme. Que la forme soutienne cette énergie. Une peinture, ce n’est pas l’extérieur, c’est comme pour les gens, c’est ce qu’il y a dedans. L’énergie, je la vois, je la situe, je la sens, et je la peins. Je ne peins pas l’extérieur.

 

         J. R. : Vous parlez de la femme, mais ne diriez-vous pas qu’il y a en même temps des hommes ? Et que, si tel est le cas, ils sont très féminins ? Pourquoi –votre travail est assez difficile à formuler- certains ont-ils les yeux « à la bonne place », alors que chez d’autres, ils sont complètement déformés, ou placés ailleurs qu’à l’endroit où on les attendrait ?

     R. B-L. : Celui-ci est en fait le trou de l’oreille !

 

     J. R. : Mais il a tellement l’air d’un œil que je m’interrogeais ! 

     R. B-L. : Au fond, cela ne serait pas impossible, parce que je mets des yeux partout. Les yeux représentent souvent un problème. Je fais un œil qui appartient à la « personne », et un second qui est à l’autre. C’est un peu fusionnel.

 

    J. R. : Est-ce  parce que vous attachez une valeur psychanalytique à l’œil ? Pourquoi ce jeu sur la place et la relation ?

     R. B-L. : Non, je ne pense pas. Il n’y a aucune conscience de « dit » quand je travaille. Je ne vois les choses qu’après. Cela peut paraître très prétentieux, mais je veux être libre quand je peins, parce que c’est ma liberté de vie. C’est mon air, sans lequel je ne pourrais pas vivre. Je n’ai donc aucun regard, aucune censure sur ce que je fais. Après, soit je jette, soit je garde, soit j’accepte de montrer… La seule réflexion que je fais, au cours de mon travail, porte sur l’harmonisation des couleurs. Mais jamais je ne verrais une valeur psychanalytique dans mon travail. Sinon, cela signifierait que je maîtriserais tout et qu’il n’y aurait plus de fraîcheur. Tout ce que j’aime dans la peinture. 

 

      J. R. : Avez-vous choisi la gouache pour sa fluidité ? Vous n’avez pas de couleurs « franches », ce sont toujours des mélanges de couleurs placées dans une sorte d’osmose qui vous fait passer de l’une à l’autre sans jamais de frontières. 

   R. B-L. : Oui. C’est un monde de couleurs. J’aime me noyer dans la couleur, pour faire ressortir une ambiance particulière. Il ne faut donc pas, en effet, qu’il y ait de séparation. Sauf, exceptionnellement, pour faire ressortir un trait. 

 

   J. R. : Oui, mais vous jouez alors sur des profils très nets ! Et des couleurs presque monochromes. Nous ne sommes plus dans ce monde de mélanges, de progressions amenant à créer la relation entre les deux personnages. 

   R. B.-L. : C’est vrai. Quand je réalise mes deux personnages, je me dis : Est-ce que je les mets dans le même univers ? Est-ce que je les sépare ? J’ai de nombreuses études sur ce que l’on a de commun, de différent… Une relation, c’est le partage des choses communes, mais c’est aussi savoir bien placer la différence, sinon cette relation est impossible. C’est à travers toutes ces idées que je cherche. Que je trouve avec mes pinceaux et que je ne regarde qu’après. Je décline toutes les possibilités de relations humaines, et j’adore ça ! 

 

   J. R. : Vous m’avez dit avoir étudié la peinture. Vous m’avez affirmé que vous ne réfléchissez pas pendant que vous travaillez mais que vous réfléchissez longuement après. Quelle est votre relation à l’univers Singulier ?

   R. B.-L. : Je me sens libre. Les gens ne savent jamais trop où me classer. Je crois qu’il y a un côté expressionniste dans mon travail ; que mes personnages se trouvent un peu dans une certaine folie parce que je parle de l’âme. Je trouve que l’âme est présente dans tout le monde Singulier. L’ « âme » dans le sens « amour », aimer, vivre en somme. J’ai aussi beaucoup travaillé avec des fous, qui constituent le monde le plus libre. Et, travaillant avec eux, je ne me suis jamais sentie aussi libre.

 

      J. R. : Voulez-vous ajouter quelque chose à ce que nous venons de dire ?

   R. B.-L. : Vous m’avez dit que ma peinture est assez féminine. C’est vrai. Et parfois, mes personnages basculent incontestablement dans le monde féminin. Mais d’autres fois, ils sont au contraire basculés dans un monde très masculin. Tout cela m’intéresse. C’est un questionnement, une recherche.

 

    J. R. : En fait, ce qui vous intéresse n’est pas forcément l’hétérosexualité ; pas forcément non plus l’homosexualité ; mais la possible relation, la « possible possibilité » d’approche entre deux êtres. 

   R. B.-L. : Parfois, la femme est complètement dans l’univers de l’homme pour mieux le comprendre. Parfois, nous sommes uniquement dans l’univers de la femme. Je trouve que cette idée existe dans tous les échanges : l’un va totalement vers l’autre, ou l’autre vient vers lui. 

 

    J. R. : Quel que soit le choix, vos couples se situent en tout cas toujours dans un univers intemporel, sans jamais la moindre indication de temps, de lieu…

    R. B.-L. : En effet. Il n’y a jamais de décor. Le décor, c’est la technique, c’est la toile, c’est la couleur. Parfois apparaît une forme de hasard, un rocher, des lunes. J’essaie toujours de mettre les corps en harmonie avec le milieu ambiant, comme pour dire : « J’aime les fleurs, elles sont belles, et j’aimerais être une fleur ». En fait, dans mes derniers travaux, il s’agit de moi. Je parle de moi !

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.