Frédéric Brochec aime les histoires. Il aime ce bref moment où la main ouvre un livre afin de permettre à l’œil de deviner s’il y a possibilité de « partir à l’aventure » ; de se laisser emmener dans le monde de l’imaginaire.
Mais l’histoire incluse entre les pages ne lui convenant pas forcément, il a décidé un jour de « se raconter » ses propres histoires. Donc, de créer ses propres livres. Pour ce faire, il a commencé à collecter sur des décharges des objets rejetés par d’autres. N’était-ce pas un paradoxe, de s’imaginer découvrir dans des choses quotidiennes, un chemin vers la fantasmagorie ? Apparemment non, car depuis lors, Frédéric Brochec touche, suppute, conjugue ses trouvailles… discerne en chacune une résonance qui le comble ; crée à partir du plus banal objet, des centaines d’intrigues.
Le plus curieux, dans cette aventure, est le choix de ses deux protagonistes. Malgré des titres parfois différents (Chacun a le droit d’admirer…), ils reviennent régulièrement. Et quel nom plus quotidien lui aussi aurait-il pu leur trouver, que M. et Mme Ventre ? Mais la connotation restrictive de leur patronyme est trompeuse. Car ils jouent dans l’univers que leur impartit l’artiste, le rôle de gens « normaux » ; avec des anatomies complètes ; les pieds certes un peu tors, mais avec lesquels ils cheminent allègrement… Et ils pensent… Bref ils occupent pleinement leur espace, comme deux êtres en harmonie avec eux-mêmes et le milieu qui les entoure. A travers eux, Frédéric Brochec s’en va vers un monde conjectural, tantôt pure aventure, authentique fantasmagorie ; tantôt, avec Madame Ventre et souvenirs, bordant l’ésotérisme ; toujours indifférent aux géographies et aux temps traversés…
Jusqu’à ce que, parvenu au terme de cette intense pérégrination cérébrale, il s’aperçoive que ce livre est factice, qu’au-delà de l’unique image symboliquement proposée, seul son esprit créateur a voyagé ; percé les énigmes, deviné les mystères… Mais au fond, l’histoire, la vraie, ne réside-t-elle pas là ? De même que l’écrivain puise en lui les éléments de son récit, de même le plasticien ne peut aller ailleurs que là où l’emmènent sa logique, son désir, son amusement, sa fantaisie…! Et tous ces facteurs se concentrent dans, et diffractent à partir du ventre de ses personnages, lieu qui est, pour Frédéric Brochec, le foyer vital peut-être, le centre énergétique de tout individu, assurément.
De l’énergie, l’artiste en avait lui-même à revendre, lorsqu’il lui a fallu donner une esthétique à ses livres et à ses personnages, celle des premiers forcément interdépendante de l’allure des seconds. Les livres se présentent comme de jolis coffrets montrant la couverture, ou bien ouverts à une page, précieux et sophistiqués ; les éléments de la jaquette sont tantôt reliés, tantôt réunis par des courroies, l’épaisseur de l’ouvrage suggérant le nombre de feuillets… Alors, vient le tour du glaneur, qui puise dans ses réserves quelques objets, colle ceux qui lui semblent cohabiter en parfaite harmonie… ajoute un fragment de filet au centre duquel reposeront deux figurines inca… dispose une pièce de monnaie, un petit carré… craquelle une feuille morte… ébauche un rythme, une apparence qui petit à petit vont le satisfaire…. Tout en ménageant ce qui sera la place de M. ou de Mme Ventre, ou des deux, ou bien encore leur portrait format carte d’identité… Parfois il les détache du fond avec une précision chirurgicale, d’autres fois les laisse à peine émerger ; avec leurs corps un peu tordus, leurs têtes souvent penchées, leurs visages aux bouches lippues et aux gros yeux protubérants. Et leurs tatouages : Quelles que soient leur définition ou leur situation dans l’espace, les personnages de Frédéric Brochec sont tatoués. A gros traits noirs labyrinthiques, très décoratifs en même temps, d’autant que les uns sont placés sur des verticales ou des horizontales, les autres sur des obliques, générant des contrastes entre les parties du corps ; les angles arrondis adoucissant cette progression. De temps à autre, une petite partie de leur anatomie reste vierge, d’autant plus nette à l’intérieur de ce réseau inextricable.
C’est alors que le peintre entre en jeu. Un drôle de jeu, d’ailleurs, qui se joue avec « des jus »* composés de pigments. Où l’artiste empile des surépaisseurs de ces liquides pâteux ; décide à son gré qu’ils doivent être parfaitement lisses ; les gratte afin d'inclure des transparences ; les laisse sécher totalement ou repasse une autre couche sur la précédente à peine dure, de façon à produire des plages aléatoires de couleurs imprécises ; ou au contraire les mélange mal de façon à laisser des grumeaux qui sècheront plus ou moins vite, et rompront l’impression de cuir récurrente autour des personnages. Pourtant, malgré les teintes finales douces, mates et veloutées qu’il affectionne, l’artiste se défend d’avoir, pour ses couvertures, pensé au cuir…
Mais il se défend aussi d’être peintre ! Car dans cette gestation humano-livresque, la peinture ne l’intéresse que comme un faire-valoir des formes. (Pourtant, il réalise de belles peintures qui pourraient être les feuilles envolées de ses livres)… Alors, s’il n’est pas sculpteur, s’il n’est pas peintre, s’il n’est pas collagiste, qu’est-il ? Un bricoleur de l’art qui serait tout cela à la fois ?
Il reste que le « livre » terminé, la graine est semée. Au spectateur de la faire lever, en laissant sa culture, son imagination, sa subjectivité deviner (créer) la suite de l’histoire !
CE TEXTE A ETE ECRIT APRES LE DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.