ROBERT CHAUSSE

Entretien avec JEANINE RIVAIS

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    Jeanine Rivais : Parlez-nous un peu de vous, de votre vie, de vos aspirations.

   Robert Chausse : Adolescent, j’aurais aimé aller aux Beaux-arts. Mais mes parents n’ont pas voulu. « Chassez le naturel, il revient au galop » : dès mon entrée dans la vie active, j’ai décidé d’avoir tout de même une activité artistique. J’ai donc passé une licence pour être professeur d’Arts plastiques. Je me suis très vite rendu compte que je n’étais pas fait pour l’enseignement. J’ai bifurqué vers la publicité comme concepteur, mais ce que je n’aimais pas dans cette branche, c’était le côté consommation à tout prix. Je voulais avoir quelque chose de singulier, alors je me suis lancé dans la création. 

Un jour, quelqu’un m’a dit que je faisais de l’Art singulier. 

 

J. R. : Votre monde est extrêmement coloré. Mais il me semble que nous avons devant nous deux étapes au moins, l’une où l’on pourrait parler de réalisme ; et l’autre très onirique.

R. C. : Oui, tout à fait.

 

J. R. : Parlons d’abord du village, avec ses escaliers, son décor particulier…

R. C. : En fait, ces œuvres-là ont été réalisées par mes enfants. J’avais été invité à exposer dans une MJC, justement parce que je peins avec eux. Les organisateurs avaient donc appelé les tableaux « Œuvres à 6 mains », « à 4 mains »… C’était sur le thème de l’escalier, dans le quartier de La Croix-Rousse à Lyon. 

 

J. R. : Dans ces conditions, quelle est la part de vos enfants, et quelle est la vôtre ? Vous êtes apparemment responsable de la structure, des maisons. Ceci dit, vous avez introduit une perspective sur votre escalier qui n’est certainement pas le travail des enfants. 

R. C. : En fait, je leur avais donné trois éléments : l’escalier en perspective, l’escalier vu de profil et l’escalier en vis, comme dans les vieilles maisons de la Renaissance. Et je les avais laissés libres de les placer à leur guise dans le dessin. 

 

J. R. : Ce qu’ils ont introduit, c’est l’escalier à la fois intérieur et extérieur, c’est-à-dire qu’on le voit à travers le mur. 

R. C. : Oui. Ils étaient d’autant plus motivés qu’il s’agissait de leur quartier, puisqu’ils habitent à la Croix-Rousse.

 

J. R. Par contre, même s’il s’agit encore de collaboration, ce couple en train de crier, aux yeux exorbités, me semble surtout de vous ? Quel est le rapport entre ce tableau et les autres ? Et pourquoi criez-vous ainsi ?

R. C. : Il n’y a pas de rapport entre ce tableau et les autres. Ce tableau se voulait un peu revendicatif. C’était une sorte de message contre la mal-bouffe ! 

 

J. R. : Ces gens sont donc en train de manger, et visiblement ils ne se régalent pas du tout ! Il vous faut, maintenant, l’envoyer à José Bové ! 

R. C. : Oui. J’en avais déjà fait un avec un hamburger, mais je l’ai vendu. Il s’agissait d’un couple qui partageait un hamburger et qui n’était pas du tout content ! 

 

J. R. : Nous en venons donc à vos tableaux déstructurés. Ce mot vous convient-il ? 

R. C. : Oui. Je pars du désordre et je tends vers l’ordre. Au départ, je jette de l’encre de Chine sur une toile blanche. J’obtiens donc des taches totalement aléatoires. A partir de là, je les circonscris de couleurs différentes. Et dans l’imbroglio de couleurs, je parviens à créer des personnages qui apparaissent petit à petit. 

 

J. R. : On peut donc dire que sur ce fond, n’émergent que des silhouettes ?

R. C. : Voilà. Je veux juste guider le regard, sans rien imposer. A la limite, chacun peut y voir autre chose que ce que j’y vois. Je fais surgir un élément, mais chacun peut l’interpréter. 

 

J. R. : Il semble que dans ces personnages un peu diffus, la seule chose qui soit matérielle, soit la bouche hurlante, et les yeux exorbités comme s’ils étaient effrayés ou en colère. Ils n’ont rien d’autre de réaliste. Le reste n’est que silhouette.

R. C. : C’est que j’ai voulu exprimer l’esprit plus que le corps, l’âme des personnages. Leur aura, peut-être.

 

J. R. : Il me semble que vous procédez –mais peut-être ne serez-vous pas d’accord- comme un dessinateur. Il a une idée qu’il veut exprimer, les traits du personnage devront donc être suffisamment évocateurs pour y parvenir. Chez vous, ce sont l’œil et la bouche qui expriment votre pensée originelle. Les membres sont dans une sorte de géométrie non-fonctionnelle, parce qu’au fond, ils ne vous sont pas nécessaires pour exprimer votre pensée intime ?

R. C. Oui. Je suis d’accord. Mais certaines parties que vous venez de découvrir ne sont pas volontaires. Ceci est dû à la liberté que je me laisse pour que chacun, à son tour, soit libre de son interprétation. Je travaille avec la musique très forte, de sorte qu’il m’est impossible de réfléchir. Je suis vraiment dans des actes automatiques. Maintenant que vous me dites ce que vous voyez, je le vois, mais au départ je n’en avais pas conscience. En fait, je ne voulais pas faire plusieurs personnages.

 

J. R. : Tout de même, certains sont retravaillés, vous ne les avez pas laissés tels que votre description de tout à l’heure suggérait qu’ils aient pu être ? Deux personnages créés avec ce qui ressemble à du carton gondolé ?

R. C. : Oui, j’utilise le carton, à cause de son aspect rythmé. Cela crée des effets intéressants.

 

J. R. : Mais dans ce cas, vous avez retravaillé les personnages, ou vous avez retravaillé le fond qui est une fois encore multiforme, très déstructuré et très « chargé » ? Il me semble que sur certains tableaux, l’esthétique prime sur le « dit ». Qu’en pensez-vous ?

R. C. : J’ai re-foncé les personnages. Ce sont des insectes, en fait. J’ai intitulé ces tableaux Le peuple de l’herbe, parce que je pensais à ces organismes protéiformes que l’on peut observer dans des microscopes. Ce sont des souvenirs qui ont ressurgi de vieux cours de Sciences naturelles. Mais tout cela est aussi fantasmé. J’ai pensé à des êtres unicellulaires, mais ils ne sont pas forcément proches de la réalité. 

 

J. R. : Mais ils ont des jambes !

R. C. : Oui. Mais il y a aussi les noyaux ; tout ce que, peut-être, on peut voir dans une cellule ? 

 

J. R. : Est-ce parce que vous les avez considérés comme des insectes qu’ils sont beaucoup plus décoratifs ?

R. C. : Oui, peut-être. En même temps, je cherche quelque chose d’agréable à regarder.

 

J. R. : Par moments, de façon très épisodique, vous ajoutez un petit collage, une petite pierre, un petit escargot… Qu’est-ce que vous pensez apporter en procédant ainsi ?

R. C. : Ce sont des objets qui font partie de mon quotidien, que j’ai trouvés et pris la peine de ramasser. C’est donc comme si je laissais sur le tableau un peu de moi-même. Comme Christian Boltanski qui travaille sur des mythologies personnelles, etc. C’est aussi pour créer une confusion entre l’objet réel et l’objet représenté. J’aime bien que les gens se demandent si c’est peint ou simplement collé. Même si souvent on me le reproche. En fait, ce doit être un peu maladif, mais chez moi je récupère tout ce qui devrait être jeté, les vieux couvercles, certains papiers, tous les trésors jetés dans les poubelles… et je les ajoute comme autant de petites cartes de visite. Et puis, cela joue avec la lumière : la peinture étant mate, seules les parties ajoutées l’accrochent. C’est un peu impertinent de mettre sur la toile comme un objet précieux quelque chose qui, en fait, est de l’ordre du déchet. Bien sûr, cela a déjà été fait. Mais c’est justement ce qui m’intéresse dans la démarche de ces artistes. 

 

J. R. : Sur d’autres tableaux, vous conservez le principe des projections, et la présence des insectes…

R. C. : Là, en fait ce sont des idées que j’ai largement empruntées à mes enfants. J’avais un peu honte, mais c’était tellement tentant ! J’ai fait toute une théorie sur ma peinture, et j’ai appelé cette série L’enfance de l’art. 

 

J. R. : Y a-t-il quelque chose que vous souhaitiez ajouter à ce que nous venons de dire ?

R. C. : Vous m’avez dit au début de notre entretien que vous trouviez mon travail très coloré. En effet, j’ai employé pour expliquer ma démarche le terme d’« hypercolorisme ». Une couleur en appelle une autre, et cela m’empêche de tomber dans l’académisme. J’aimerais vraiment qu’on me dise que mes peintures ressemblent à celles des Aborigènes.

 

J. R. : Ce serait étonnant, car les peintures aborigènes sont infiniment structurées, basées sur des symétries, alors que ce qui caractérise les vôtres c’est la non-structure, la folie, mais une folie très positive. Et c’est ce qui en fait la richesse.

       Mise à part la complicité familiale dont l’évidence s’impose, qu’est-ce que cela vous apporte de travailler avec vos enfants, ou de leur emprunter des idées ? 

R. C. : Cela me ramène à des souffrances dans ma vie familiale, une séparation qui était de fraîche date. J’ai voulu les associer à mon travail pour qu’ils laissent leurs propres traces sur mes tableaux.

 

J. R. : Il s’agit donc là d’une démarche affective, très psychologique ?

R. C. : Très affective, en effet. J’ai envie que mes enfants soient fiers de leur père. J’ajouterai que j’aimerais bien créer chez eux des vocations, puisque moi, j’ai été contrarié par mes parents. Ce qui me ferait le plus plaisir, c’est que mes enfants me disent un jour qu’ils ont envie d’être peintres, dessinateurs, travailler dans le textile ou le théâtre. 

Et puis, je voudrais dire que j’ai intitulé toute cette série de toiles Les couleurs des jardins des délices, en hommage aux tableaux de Jérôme Bosch que je m’étais interdit d’étudier en détail. Quand je les ai vues, par la suite, j’ai remarqué qu’il y avait une Fontaine de Jouvence. Or, sans le savoir, j’ai appelé l’un de mes tableaux Fontaine de Jouvence. Sans parler de réincarnation, je trouve intéressant d’avoir eu la même idée.

 

J. R. : C’est de la culture intuitive. 

R. C. : Mais il est vrai que c’est l’un des peintres qui m’ont le plus impressionné quand j’ai commencé à feuilleter des livres d’art. C’était un peu un hommage que je lui voulais rendre. Et puis, en employant le terme de « Jardin des délices », on peut toujours agrandir ce jardin. Donc on peut toujours ajouter des toiles comme on planterait de nouveaux arbres. 

 

J. R. : Mais attention, lorsqu’il devient trop peuplé, il n’est plus « de délices » ! Il devient le monde réel, et perd son côté onirique ! 

R. C. : Mais c’est aussi un jardin pour les enfants, le jardin des premiers jeux, des premiers souvenirs. D’ailleurs, il y a un tableau que j’avais intitulé "La Fontaine du Capitaine Nemo" parce que je l’avais imaginé en fonction des fontaines de l’enfance, lorsqu’on joue avec un bout de bois qui est un sous-marin… Jules Verne, aussi, m’a beaucoup fait rêver.

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.