EMMANUEL BROSSIER

Entretien avec JEANINE RIVAIS

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        Jeanine Rivais : Emmanuel Brossier, votre monde est celui du jeu, celui de l’enfance ?

Emmanuel Brossier : Le monde de l’enfance, et le monde des contes, des souvenirs de voyages. Mais je suis surtout intéressé par le monde du conte.

 

J. R. : Votre travail semble paradoxal, parce qu’il est extrêmement fignolé. En même temps il est tellement naïf que l’on pourrait penser qu’il s’agit de dessin enfantin. Comment parvenez-vous à jouer sur les deux de façon aussi évidente ? 

E. B. : On m’a souvent fait cette remarque. Et les enfants sont très attirés par mon travail. Peut-être s’y retrouvent-ils ? Peut-être trouvent-ils les couleurs à leur goût ? Mais concernant la technique, les choses se déroulent très simplement. Je veux absolument que l’on voie au premier coup d’œil ce qui s’en dégage. Que l’on saisisse immédiatement les formes de la vache ou du chat. Ensuite, j’essaie de mettre dedans un maximum de détails. Mais dans cette foule de détails, je veille néanmoins à ce que certains soient cachés. Que tout ne se découvre pas au premier coup d’œil.

 

J. R. : Justement, j’allais vous dire que cette impression de simplicité enfantine est immédiatement contrée par le fait que chaque élément, éléphant, vache, girafe, etc. est extrêmement détaillé. Qu’en fait, chaque apparente « maladresse » est contrebalancée par l’abondance et la précision des détails. Est évident également le côté géographique de vos sujets. Quand on se place à une distance où l’abondance des détails n’est plus tout à fait nette, on a vraiment l’impression que chaque tableau est une carte de géographie…

E. B. : Pour en revenir à l’idée de maladresse, je dois dire que je ne sais pas bien dessiner. Si l’on me donne une feuille, en me demandant de dessiner un éléphant, je vais tâtonner. Et je n’aime pas mes formes vides. Par contre, le fait d’ajouter des détails va l’affiner, lui donner cet aspect fignolé que vous remarquiez tout à l’heure. 

 

J. R. : En fait, vous diriez que ce sont des animaux gigognes ? 

E. B. : On peut le dire. Il n’y a que trois ans que je peins, mais les animaux sont assez récents. Avant, je ne faisais que des tableaux qui avaient pour base un visage, avec seulement quelques symboles encastrés. Ce sont peut-être les animaux qui me ramènent vraiment au monde enfantin ?

 

J. R. : C’est surtout, je crois, l’impression qu’ils sont découpés, comme si vous jouiez avec des animaux de bois. Tous les enfants ont joué ou rêvé de jouer avec la petite ferme, déplacer le mouton, regarder le coq, etc. En fait, ils apportent le côté ludique à votre travail. 

Car ce qui ressort également de votre peinture, c’est l’épanouissement, le fait que vous ne sembliez pas tracassé ; que rien de psychanalytique ne vous oblige à vous exprimer à travers elle… Simplement, vous avez un monde ludique à exprimer…

E. B. : Je suis tout à fait d’accord. Et je trouve amusant que vous parliez en même temps de collages. Avant de faire cette peinture, je faisais de très nombreux collages avec de vieux papiers. Et souvent, quand les gens voyaient mes collages et mes peintures, ils avaient l’impression que c’étaient les œuvres de deux personnes différentes. Qu’il n’y avait pas forcément un lien entre eux. Pourtant, moi je m’y retrouve. Et les collages du début me renvoient à tous les éléments placés côte à côte dans les tableaux récents. Ce travail de « mosaïque » que je donne maintenant aux éléments ajoutés, j’aurais aussi bien pu le faire en papier. Je m’amuserai peut-être un jour à faire des créations parallèles ; traiter des deux façons un même thème ? J’aimerais bien aussi en venir à ce que les gens, ou les enfants s’inventent une histoire. Peut-être ne faudrait-il pas, pour cela, qu’il n’y ait que des animaux ? Il faudrait peut-être partir d’un conte connu…

 

J. R. : En somme, vous voulez proposer un puzzle, et que chacun le reconstitue au gré de son imaginaire ?

E. B. : Oui, ce pourrait être amusant. Ou un travail à faire directement dans des ateliers…

 

J. R. : Il me semble y avoir deux aspects différents dans ce que vous proposez : celui où votre «narration » remplit le tableau, et celui où elle est constituée de petits passages comme un patchwork. Qu’est-ce qui vous fait choisir tantôt les uns, tantôt les autres ?

E. B. : En fait, ceux où les « images » sont complètement séparées, sont tout à fait récents. J’ai commencé cette série pour en venir au noir que je n’utilisais jamais auparavant. J’aime beaucoup le noir, mais j’étais incapable de l’utiliser. C’était, à un moindre degré, le même problème pour le blanc. La seconde raison  en a été l’attirance que j’ai pour l’Art aborigène, et africain. J’ignore si le public peut y voir cet hommage, mais pour moi il y est. Enfin, j’avais envie que mes tableaux soient plus directement « lisibles », que l’on voit immédiatement ce que j’ai peint, même si parfois il peut être amusant de devoir chercher ! Le découpage me permet tous ces changements.

 

J. R. : Oui, mais dans ce cas, vous êtes en contradiction avec ce que vous avez dit tout à l’heure, à savoir que vous aimeriez voir le spectateur se construire une histoire. Si je considère le tableau qui représente un village, à la fois diurne et nocturne, (parce que certaines étoiles sont tellement grosses qu’elles ressemblent à des soleils), disons à un moment indéterminé. Je suis dans ce village. Il n’y a pas de rues, car apparemment, vous êtes comme beaucoup d’autodidactes, vous ne connaissez pas la perspective. Parce que vous éprouvez une véritable boulimie de dire, vos maisons sont serrées les unes contre les autres. Ceci joint à vos couleurs tendres, m’entraîne dans un monde féerique. A partir de là, effectivement, chaque spectateur peut épiloguer, construire subjectivement sa propre histoire. Se demander où sont les personnages, les habitants de ce village ? Puisqu’on ne les voit pas, on est sans doute plutôt la nuit ? Mais comme tout est clair, on est plutôt le jour ? Et dans ce cas, pourquoi le village est-il vide, alors que n’apparaît aucune idée d’abandon ou de désolation ? 

E. B. : Au départ, ce n’est pas un village, c’est le Château de Chambord. C’est la seule toile où le titre a plus de sens que les autres. Je suis de la région de Chambord, j’ai grandi à son  ombre, il m’a toujours émerveillé. Mais ce qui me gêne, c’est que de lui, le public ne connaît toujours qu’une seule image, le château centenaire. Ce que j’aimerais, c’est que les gens le voient autrement, comme le faisait Christo lorsqu’il emballait des monuments. Je trouvais que cela donnait une autre dimension aux choses. Je voulais imaginer le Château de Chambord « autrement », avec plein de couleurs… Qu’il en aille de même dans la vie quotidienne. Supprimer la monotonie des lieux ou des époques. Transformer un arbre, par exemple, l’enrouler de papier, lui ajouter des couleurs… Le côté éphémère de ce genre d’intervention me paraît aussi fascinant. 

 

J. R. : Oui, mais justement : où sont vos arbres ? Je n’en vois aucun dans vos tableaux. Nous sommes dans un monde minéral, quelquefois animal. Mais dépourvu de végétaux. Les animaux sont donc sans contexte, placés uniquement en situation décorative. Pourquoi ?

E. B. : D’accord, là il n’y en a pas ! Depuis que je fais de la peinture, j’ai travaillé par thèmes. J’ai commencé par des visages, puis je suis venu dans le monde animal. Mais maintenant, je me lance dans des compositions. On ne verra plus une vache en tant que telle, un chat, etc. Je veux que ce soit encore une histoire, mais déjà décrite sur la toile. Que les éléments ne soient pas uniquement posés sur la toile. Je pense qu’alors, il y aura sans faute des arbres…

A la réflexion, j’en ai tout de même fait un, une fois, qui était tout couvert de choses, comme les animaux. Et j’ai fait aussi un « arbre à femmes » qui était plus érotique.

 

J. R. : Parlons maintenant de vos couleurs, dans la mesure où effectivement il n’y a jamais une touche de noir. Nous sommes dans le monde du rêve agréable, doux, sur lequel on se laisse porter…

E. B. : Les couleurs sont en laque glycéro, donc de la laque industrielle, je la trouve très agréable pour peindre, et c’est ce qui leur donne leur aspect brillant. Je ne rajoute aucun vernis. Je fais mes mélanges, ce qui me permet de faire des approches de couleurs, sans avoir chaque fois les mêmes.

 

J. R. : Il me semble, comme nous l’avons abordé plus haut, que vous vous rattachez au monde coloré d’une création naïve. Une création qui se cherche, qui explore le monde pictural qu’elle n’a pas encore complètement appréhendé. Que vous vous rattachez au monde naïf par le caractère obsessionnel  de votre pointillisme… qu’est-ce qui vous a amené à ce caractère obsessionnel du traitement des fonds ? 

E. B. : Je ne sais pas trop, en fait, je me pose souvent la question. Comme de savoir si je ne devrais pas arrêter le tableau plus tôt, si je ne le remplis pas trop, par moments ? Quelqu’un m’a suggéré de prendre des photos à différents moments, pour voir si j’aurais été satisfait à telle ou telle étape ? Mais tant qu’il n’est pas « plein », j’ai envie de continuer.

 

J. R. : En procédant autrement, comme on vous l’a conseillé, votre tableau serait-il aussi parfaitement équilibré ? Car c’est ce côté « plein comme un œuf » qui est remarquable et intéressant dans votre travail. Je crois surtout que vous ne devez pas vous préoccuper de ce que vous diront les uns ou les autres. L’un vous dira d’enlever les étoiles, l’autre d’en ajouter ou d’en enlever… Vous êtes encore aux balbutiements de votre œuvre, mais d’ores et déjà il faut faire absolument ce que vous avez envie de faire ! 

       Simplement, il faut que vous ayez une idée de l’endroit où vous souhaitez parvenir. Nous parlions d’œuf à l’instant. Il me semble que le mot convient bien, que dans chaque tableau, vous avez le petit poussin et tout ce qui le « nourrit » physiquement, et vous « nourrit » spirituellement? Ces ajouts obsessionnels contribuent énormément à la richesse de vos œuvres. Et vous êtes un remarquable coloriste. Le plaisir est immense à regarder vos toiles, indépendamment du sujet qui est ludique. Je pense qu’on doit bien vivre, entouré de pareils tableaux ?

E. B. : C’est vrai que, pour moi, tant qu’il n’est pas rempli, je n’en suis pas satisfait. Cela se passe sans doute uniquement dans ma tête. Il m’est arrivé d’en mettre au grenier parce qu’ils ne me plaisaient pas trop. Une fois que je les avais repris et retravaillés, alors seulement j’en étais satisfait. Mais vous dire pourquoi, j’en serais incapable. Je suis d’accord avec le plaisir de vivre entouré de mes œuvres. Ceci ne m’empêche pas d’admirer des œuvres sobres, dépouillées.

         Je dirai, pour terminer, qu’ayant conscience de ne pas savoir dessiner,  jamais je n’aurais osé me lancer. Jusqu’à ce que je découvre les peintres d’Essaouira, au Maroc où j’allais régulièrement travailler. Leur attitude m’a donné le déclic, et je tiens à leur rendre hommage. 

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.