RICHARD TISSERANT, peintre

ENTRETIEN AVEC JEANINE SMOLEC-RIVAIS

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Jeanine Smolec-Rivais : Richard Tisserant, il y a longtemps que vous peignez ?

Richard Tisserant : Il y a quelques années !

 

J.R-S. : Et je crois que, seul, l'humain vous intéresse ?

R.T. : Absolument ! Jusque-là, que des têtes. Je commence à faire des corps. Je ne crée effectivement que sur la sensation, le regard.

 

J.R-S. : C'était justement ma question suivante : Pourquoi, à quelques exceptions près, focalisez-vous uniquement sur le visage ?

R.T. : Je viens de dire que j'ai commencé par des visages ; et, avant, il n'y avait que des gros portraits. Maintenant, progressivement, il commence à y avoir des cous, des épaules, des torses. Voire quelques corps entiers. Il est donc probable que j'en viendrai là, mais je ne sais pas !

 

J.R-S. : Vous avez, me semble-t-il, deux séries : il est banal de dire l'une en couleurs, l'autre en noir et blanc. Mais elles n'appartiennent pas au même monde. Même si, dans l'ensemble, on pourrait dire que tous vos personnages reviennent des camps de concentration !

R.T. : Je ne sais pas d'où ils reviennent ; ni même s'ils reviennent de quelque part ? Peut-être arrivent-ils tout simplement en quelque endroit ? Les camps de concentration seraient totalement inconscients !

 

J.R-S. : Ce sont les yeux qui me font faire cette supposition. Quand vous pensez à "Nuit et brouillard" ou n'importe quel film sur les déportés de la Deuxième Guerre Mondiale, les survivants ont tous ces yeux-là !

R.T. : Coïncidence, il y a quelques jours, une revue d'art indépendant juif m'a proposé de présenter mon travail. Alors que je n'ai pas d'histoire familiale qui me rapproche de ce thème. C'est ce qui arrive. Je travaille beaucoup avec l'accident sur la toile, et après, je prends les traits qui me sont proposés.

 

J.R-S. : Quand vous commencez un visage, vous commencez par les yeux ?

R.T. : En fait, ou je commence ou je finis par les yeux ! En général, je commence par un côté de la tête ; je continue avec l'arcade de l'œil, puis je passe à l'autre côté. Mais oui, l'œil arrive très vite.

J.R-S. : Qu'est-ce qui fait qu'à certains moments, vous ajoutez de la couleur ? D'ailleurs, des couleurs que j'appelle –sans que ce soit péjoratif- "des couleurs sales". C'est-à-dire des couleurs mélangées de noir ou gris… Vous en ajoutez même dans les rouges. Pourquoi cette volonté de ne pas avoir des couleurs franches qui vous sortiraient de cette expression dramatique ?

R.T. : Je crois que je ne sais pas faire un tableau avec des couleurs franches ! Je n'y arrive pas ! Cela ne m'intéresse pas ! Le côté bien propre et bien plaqué ne m'intéresse pas. Parce que je ne vais pas pouvoir créer les volumes, les profondeurs et les ombres que j'obtiens grâce aux mélanges de couleurs.

Récemment, j'ai travaillé à partir de sculptures que j'ai vues en Italie, et qui sont toutes vert-de-gris et blanc-gris à cause des fientes de pigeons. Ces couleurs-là qui se fondent m'ont donné envie de les retrouver.

 

J.R-S. : Et les personnages représentés avaient ces yeux et cette expression ?

R.T. : Non, c'étaient des statues monumentales, et les yeux étaient donc sans pupilles. Par contre, j'ai gardé les formes, et le côté vieilli des corps !

 

J.R-S. : Vous allez loin dans le tragique ! Votre personnage borgne, sur lequel vous avez ajouté des dégoulinures, implique que quelqu'un au-dessus de lui est en train de saigner ?!

R.T. : Je ne sais pas, c'est votre interprétation !

 

J.R-S. : Oui, mais c'est vous qui avez mis les coulures et créé ce contexte !

R.T. : Oui, mais quand je fais ces ajouts, je ne pense pas à ce que vous y voyez. Les coulures, c'est parce que je travaille avec une baguette de bois et de l'encre de Chine très saturée en pigments ; de sorte que lorsqu'on la dépose, il devient impossible de travailler avec. Du coup, ce qui m'intéresse, c'est l'aléatoire du trait. Comment la matière va se poser. Les coulures, c'est parce que je travaille à la verticale, et parfois, le liquide coule. Et je le laisse.

J.R-S. : Mais pour le visiteur qui ne connaît pas votre démarche, le résultat est là, chargé de sens ! D'ailleurs, vous avez deux personnages qui sont borgnes !

R.T. : Trois, même, et dans mes dernières toiles, tous les personnages ont un œil qui se ferme.

 

J.R-S. : Pourquoi ?

R.T. : Je ne sais pas ! J'ai une maladie à l'œil, et c'est peut-être la raison ?

 

J.R-S. : Vous feriez donc un transfert ?

R.T. : Peut-être ?

 

J.R-S. : Revenons à vos personnages. Nous dirons que la partie représentée pour ceux qui sont en couleur, est complète. Par contre, pour ceux qui sont en noir et blanc, il semble vraiment que vous travailliez sur l'apparition/disparition d'éléments. Des passages entiers disparaissent, comme celui auquel il manque tout le bas du visage : ou l'autre qui commence dans le nuage… Pour un autre, que je croyais être Robespierre, on ne voit qu'un œil, on ne peut donc pas savoir s'il est borgne ou non ! Mais quel qu'il soit, je dirai que vous avez choisi son profil le plus sanguinaire !

R.T. : En tout cas, c'est involontaire ! Ce tableau fait partie d'une série de trois où j'ai travaillé sans aucune projection. C'est-à-dire uniquement avec la matière. Et ces toiles-là m'ont dérangé pendant très longtemps, au point que j'ai failli les mettre au feu !

 

J.R-S. : Je veux bien le croire, parce que sur ce personnage dont vous ne représentez qu'un demi-visage, vous en avez un autre, incrusté sur lui, et un troisième dont on ne voit qu'un petit bout de son œil blanc et son nez ! Il est complètement enveloppé dans une capuche. Et ce qui peut vous gêner, ce sont ces deux sujets avant celui qui vous a réellement intéressé.

R.T. : Je n'en sais rien ! Ce que vous dites m'intéresse, mais je n'ai pas de volonté prédéfinie quand je commence un tableau. Pour moi, c'étaient des taches faites à l'encre de Chine, et du coup l'aléatoire de la tache peut donner un visage.

J.R-S. : Les deux tableaux du bas, sont vraiment terribles !

R.T. : Je vais déprimer, parce que toute la journée, les gens me le répètent ! Et supposent que je sois vraiment triste !

 

J.R-S. : Mais je n'ai pas dit triste ! J'ai dit terribles ! Par leur tragique !

R.T. : Mais pour moi, il n'y a dans ces œuvres, aucun tragique !

 

J.R-S. : S'il n'y a pas de tragique en vous, c'est parce que vous l'avez mis sur la toile !

R.T. : Oui, sûrement !

 

J.R-S. : Tant mieux pour vous !

R.T. : Oui, tant mieux, parce que je suis plutôt rigolo dans la vie !

 

J.R-S. : Mais c'est peut-être, justement, une façon de conjurer le tragique ?

R.T. : Peut-être ?

 

J.R-S. : Il me semble, finalement, que les personnages que vous avez placés au milieu, pourraient figurer des personnages historiques.

R.T. : C'est parce qu'ils ont une posture raide ?

 

J.R-S. : Et surtout leurs costumes, les cols en particulier, sont semblables aux cols portés par les révolutionnaires !

R.T. : Diriez-vous que je suis un artiste révolutionnaire ?

J.R-S. : Non, mais un artiste qui se préoccupe de tout le côté sanguinaire d'une époque donnée.

R.T. : Peut-être ! Une personne m'a affirmé ne voir dans mes toiles que des personnages du Liban, par exemple ! Des gens échappés de décombres, en tout cas qui viennent d'un côté méditerranéen. Je trouve cela drôle.

 

J.R-S. : Ce qui est non pas drôle, mais étonnant, c'est que vous disiez que vous n'en avez pas conscience ! Il me semble impossible de réaliser des yeux comme ceux que vous réalisez –une fois, ce pourrait être un accident- de façon si récurrente, sans en avoir conscience !

R.T. : Peut-être ai-je vu quelque chose qui m'a impressionné ?

 

J.R-S. : Qui sait ? Vous avez peut-être regardé "Nuit et brouillard" ?

R.T. : Je vous assure ne pas avoir conscience de ce que cela représente ! Par contre, je suis très attaché à ma création !

 

J.R-S. : Je veux le croire ! Ce sont des œuvres très prenantes.

R.T. : Qui arrivent de façon très spontanée. Je ne reste pas longtemps sur une toile.

 

J.R-S. : Vous m'avez dit qu'à l'origine, les visages de vos personnages du bas étaient complets. Alors, à quel moment avez-vous décidé d'en faire disparaître une partie ? Et à quel moment avez-vous décidé que cela suffisait et que vous n'en enlèveriez pas davantage ?

R.T. : C'est pareil ! Cela signifie qu'à un moment j'ai raté quelque chose, ou le visage net ne me convient pas, je décide donc de reprendre de la peinture et effacer ce que j'ai fait. Du coup, dans la manière de le faire, cela va faire des taches que je vais trouver intéressantes. Je vais donc faire des taches ailleurs, et le visage va partiellement disparaître ; ou apparaître, d'ailleurs. Je ne prévois rien. Tout est aléatoire.

C'est pourquoi j'ai de nombreuses séries. Parce que, quand je travaille sur une chose et que cela me convient, je vais en continuer l'approche. Mais ce ne sera pas forcément fonctionner de la même façon sur une autre toile. J'ai donc une série que j'appelle "Habit rouge" ; une autre s'intitule "Vert-de-gris", "Tête d'agenda", "Les froissés", "Danse à moitié de solitude"…

Souvent, j'ajoute des écritures.

J.R-S. : Des écritures signifiantes, ou fantaisistes ?

R.T. : Totalement signifiantes, mais totalement illisibles.

 

J.R-S. : Qu'est-ce qui les rend illisibles ?

R.T. : C'est que j'écris en superposé, donc on ne peut pas lire ce qui est écrit. Par contre, je ne garde pas le texte ; je ne pourrais donc pas le retrouver.

 

 

J.R-S. : Vous prenez un texte que vous imaginez ? Ou d'un auteur connu ?

R.T. : Tout ce qui me vient spontanément, et que j'écris au fur et à mesure. Mon premier métier était comédien, donc j'ai un vécu au niveau de l'écriture.

 

J.R-S. : Quels rôles interprétez-vous, lorsque vous êtes comédien ?

R.T. : J'ai été comédien pendant plus de vingt ans, mais je ne le suis plus. J'avais des rôles drôles, comme le benêt de service, par exemple. Maintenant, je travaille beaucoup avec des gens en Art-thérapie, des gens en grande difficulté psychologique et qui, parfois, me touchent beaucoup. Probablement, y a-t-il beaucoup d'influence de ces relations, dans mon travail ?

 

J.R-S. : Pour en venir aux tout petits tableaux, je dirai qu'ils sont les seuls à avoir un fond signifiant. Pourquoi ?

R.T. : Le fond est composé avec des feuilles d'agendas. C'est de la peinture, mais je l'ai reproduite avec des rendez-vous, des horaires… Et ensuite, je travaille sur ce fond.

J.R-S. : Et, pour couronner le tout, vous en clown ?

R.T. : Moi ? Sûrement pas ! Et puis contrairement à ce que tout le monde pense, ce n'est pas un clown. Ce doit être la collerette qui crée cet effet ? Comme je n'ai pas eu assez de place pour le faire en entier, du coup les couleurs sont son costume.

 

J.R-S. : Quel qu'il soit, on peut dire qu'il est perdu dans la matière qui lui sert d'habit. Il semble être le seul où vous ayez mis toute votre gamme de couleurs.

Pourquoi ne voulez-vous pas que ce soit un clown avec son bonnet pointu ?

R.T. : Parce que je ne suis pas du tout parti de cette idée. Comme pour les autres, c'est l'aléatoire de mon geste qui a amené un visage. Et un bonnet… vert !

 

ENTRETIEN REALISE DANS LA SALLE DES FETES DE SAINT-PAUL LE JEUNE, AU COURS DU FESTIVAL BANN'ART, LE 11 MAI 2013.