MIHAI DOCEA, peintre

ENTRETIEN AVEC JEANINE SMOLEC-RIVAIS

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"LA FASCINATION DE L'AILLEURS :

Mihai Docea a été initialement invité à exposer sous le générique "Romania Hors-les-Normes". Mais le commissaire général du festival a décidé qu'il serait présenté dans la "sélection officielle". Néanmoins, il ne peut pas être absent de cette brochure (le catalogue réservé aux exposants roumains), parce que son âme est roumaine et hors-les-normes. Il a gagné le droit d'être peintre en quittant la maison, et il a suivi sa vocation des Indes aux Etats-Unis, de la Roumanie au Costa-Rica. Ses toiles sont exubérantes et pleines de couleurs comme un carnaval sud-américain, imprégnées d'exotisme et de mystère comme une nuit indienne, effervescentes et éclectiques comme un festival de rue new-yorkais." (Oana Amãricãi).(Texte du catalogue)

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Jeanine Smolec-Rivais : Mihai Docea, vous êtes roumain…

Mihai Docea : Oui, je suis roumain, mais je suis aussi américain.

 

J.S-R. : Pourquoi avez-vous quitté la Roumanie et êtes-vous allé vivre en Amérique ?

M.D. : Je suis parti en 1990, après la Révolution en Roumanie. Je n'aimais pas ce qui se passait. C'est pourquoi j'ai décidé de quitter le pays et de partir aux Etats-Unis.

 

J.S-R. : Vous voulez dire que vous n'aimiez pas l'après Ceausescu ?

M.D. : Le régime après était le même que sous son règne, c'est pourquoi j'ai décidé de partir.

 

J.S-R. : Venant de Roumanie, comment avez-vous trouvé l'Amérique ?

M.D. : Cela a été un grand changement que j'ai beaucoup aimé. J'ai vécu là-bas pendant dix-sept ans. Et après cela, je suis allé au Costa-Rica. C'est un pays beaucoup plus petit, mais un beau pays.

 

J.S-R. : Ainsi, êtes-vous un authentique globe-trotter ?

M.D. : Oui.

 

J.S-R. : Votre peinture est complètement différente de celles qu'Oana a apportés directement de Roumanie. Est-ce parce que vous avez vécu près d'artistes américains que vous avez permis à vos peintures d'être aussi explosives ?

M.D. : Probablement. Ils ont eu sur moi une grande influence ; mais aussi le Costa-Rica où les couleurs sont magnifiques ; ou il y a des fleurs partout, ainsi que des papillons. Il y a de multiples couleurs ! Partout où vous regardez, il y a des couleurs. D'où cette influence sur mes œuvres.

 

J.S-R. : Il me semble que chacun de vos tableaux part d'une sorte de personnage. Et puis, vous créez l'environnement. Et le tableau est alors si "plein" qu'il est prêt à exploser !

M.D. : J'appelle ma création "Soul factory", "L'Usine de l'âme" ; et j'essaie dans mes œuvres de produire de l'âme, du cœur. Je peins avec mon âme. J'essaie de ne pas rationaliser mes peintures. Je laisse mon esprit vagabonder librement quand je peins. J'oublie les règles que j'avais apprises à l'université. Quand vous êtes à l'école, on vous apprend un tas de choses ; mais après, vous devez découvrir le reste ! Mon opinion est que les vrais peintres, ceux qui sont purs, peignent avec leur âme, pas avec leur esprit. Et c'est ce que j'essaie de faire dans ma peinture, peindre avec mon cœur, pas avec mon esprit. C'est vraiment ce que je fais, et je combine toutes sortes de matériaux. Partout où je vais, je trouve quelque chose qui me plaît et je l'utilise dans ma peinture.

 

J.S-R. : Je pense que les trois grandes peintures sur notre gauche, sont un peu différentes des autres. Sur les autres, je troue des visages ou des personnages entiers. Mais sur ces trois peintures, ce pourraient être les problèmes extérieurs ; l'un d'eux, le plus à gauche, me semble même être un cocon…

M.D. : C'est en fait un chaman…

 

J.S-R. : Qui est en lévitation…

M.D. : C'est une combinaison très humaine. C'est un corps d'homme sur lequel j'ai placé un portrait et les yeux sont les portes de l'âme, comme pour chaque personne. Aussi, quand vous parlez à quelqu'un, vous pouvez voir son âme à travers ses yeux.

Le second tableau est intitulé "India, India", il est tiré du voyage que j'ai effectué en Inde. Vous pouvez voir des yeux sur toute la surface. Pour moi, les yeux, juste les yeux, sont les portes de l'âme de chaque personne.

 

J.S-R. : Oui, mais si vous placez plusieurs yeux, est-ce parce que vous trouvez plusieurs âmes dans une même personne ?

M.D. : Oui, c'est exact.

 

J.S-R. : Pouvez-vous expliquer cela ?

M.D. : J'essaie de combiner plusieurs âmes, c'est pourquoi j'ai créé le terme "Usine de l'âme".

 

J.S-R. : Est-ce parce que vous avez plusieurs points importants que vous avez plusieurs séries d'yeux ?

M.D. : Oui, c'est la composition de l'œuvre. Quelques points importants sur cette œuvre.

Je voudrais que nous parlions des œuvres qui sont situées au-dessus.

 

J.S-R. : Oui, mais celles-là me semblent différentes, parce que les personnes sont toutes seules. Est-ce parce que vous avez trouvé leurs âmes qu'ils sont placés individuellement ?

M.D. : Oui. Par exemple, celle qui est en face de nous est intitulée "Pora villa", et elle vient du Costa-Rica, avec ses couleurs vives, ses jaunes… C'est un roi, en réalité. Et il est heureux. "Pora villa" en costaricain, signifie "vie pure". Ils vivent et ils sont heureux. C'est la chose la plus importante pour eux. Ce mot s'emploie comme lorsque vous demandez à quelqu'un : "Comment allez-vous ?".

 

J.S-R. : L'une de vos œuvres est presque réaliste, contrairement aux autres. Il semble que les vêtements soient coupés de façon très précise, ainsi que le chapeau, le visage… Je ne trouve pas ce même désir de réalisme sur les autres œuvres.

M.D. : J'ai longuement travaillé celle-ci, et j'ai échoué. Elle est intitulée "Ame indienne perdue". J'avais perdu l'un de mes amis, et j'y ai gagné un chien. C'état alors un chiot. En perdant mon ami, j'en ai gagné un autre, le chien.

 

J.S-R. : Nous avions commencé à parler des couleurs. Elles sont ce que j'appelle des "couleurs sales" (sans nuance péjorative, bien sûr). Parce que vous ne les utilisez pas à la sortie du tube, vous les mélangez, et cela donne des teintes moins nettes.

M.D. : Je n'aime pas utiliser des couleurs pures. Je travaille très vite, et je travaille sur plusieurs tableaux à la fois. Je les commence un jour, je continue le jour suivant, mais je n'aime pas travailler sur une seule toile. Je mélange en effet les couleurs pour qu'elles ne soient pas pures. Souvent, je trace des lignes avec mon doigt ; ou je travaille avec ma main.

 

 

J.S-R. : Et qu'est-ce que cela vous apporte, d'avoir ces sortes de couleurs ? Je vois bien sur vos œuvres, la trace de vos doigts, et je pense que vous ne vous servez pas beaucoup d'un pinceau ? Mais c'est l'idée de mélange des couleurs qui me pose problème.

M.D. : Je travaille avec mes doigts, mais aussi au couteau. J'utilise aussi des pinceaux, mais pas souvent. En fait, je travaille avec ce qui me tombe sous la main. Comme je l'ai dit tout à l'heure, quand je travaille, je m'en vais dans différents mondes. Et quand je suis dans un de mes mondes je n'ai aucune règle. Je peux aussi utiliser une éponge. Et, quand quelqu'un me demande : "Mais quelle est votre technique de peinture ?" je réponds : "Je n'ai pas de technique !". Je serais incapable de suivre telle règle qui me dirait que je dois utiliser tel pinceau, tel couteau… Je n'ai pas de règle ! Il m'est difficile d'expliquer comment je peins, parce que je me perds dans la peinture.

 

J.S-R. : Mais j'ai oublié de vous demander : où habitez-vous, maintenant ?

M.D. : Je vis maintenant en Roumanie.

 

J.S-R. : Et comment avez-vous rencontré Jean-Luc Bourdila ?

M.D. : Il m'a contacté par Internet. Puis, nous nous sommes parlé au téléphone ; il est venu visiter mon atelier. Et je suis venu ici avec mes œuvres.

 

J.S-R. : Diriez-vous que l'ensemble de votre œuvre présente une connotation contemporaine, plutôt qu'une connotation hors-les-normes ?

M.D. : C'est entre les deux. Je veux dire que pour moi, appartenir à l'un ou l'autre mouvement est sans importance. Mon mouvement est l'Interventionnisme. Je fais de nombreuses interventions, c'est cela que je fais. Dans mes sculptures également –parce que je fais aussi des sculptures- je prends divers objets, et je recompose une œuvre. Je fais de même dans ma peinture. J'aime différents matériaux que je peux utiliser. Aussi, je fais de petites interventions et je m'appelle un Interventionniste !

 

J.S-R. : Y a-t-il d'autres thèmes que vous auriez aimé traiter et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

M.D. : Non, nous avons fait un large tour d'horion ; et nous avons approfondi le sujet. Certains artistes ont une démarche bien précise pour réaliser leurs œuvres. Pour moi, cela change tout le temps. Je crois que lorsque vous changez sans arrêt, vous faites du meilleur travail et vous acquérez de nouvelles idées. Donc, plus vous vieillissez, plus vous devenez sage ! Cela se reflète dans votre travail, et c'est normal !

 

Entretien réalisé en anglais. Traduit par Jeanine Smolec-Rivais.

 

ENTRETIEN REALISE AU GRAND BAZ'ART A BEZU LE 18 MAI 2013.