DION HITCHINGS, peintre /INVITE SPECIAL DU FESTIVAL

ENTRETIEN AVEC JEANINE SMOLEC-RIVAIS

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"Les artistes outsiders peuvent être femmes au foyer, politiciens, opticiens, répartiteurs chez un transporteur, directeurs artistiques, conducteurs de camions-poubelles, potiers, enfants autistes, grands-pères, malades mentaux, professeurs d'écoles et avocats, des artistes qui ont trouvé "leur monde singulier". Monde singulier qui n'a pas de règles, qui n'est pas fondé sur la technique et les aptitudes. Où les gens peuvent être bleus et le monde peut être plat. Où les fleurs peuvent avoir des yeux et les chiens pourpres peuvent voler. L'Art outsider peut être heureux, triste, naïf, en colère, innocent et sauvage, sans frontières, sans limites qui ne puissent être franchies en toute liberté, pour s'exprimer soi-même ; exprimer son monde, son esprit de n'importe quelle façon qui se puisse imaginer". ( Dion Hitchings).

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Jeanine Smolec-Rivais : Dion Hitchings, vous venez des Etats-Unis, comment avez-vous connu Jean-Luc Bourdila ?

Dion Hitchings : J'ai été présenté l'an dernier à Jean-Luc par un artiste que j'expose dans ma galerie. Mais il était trop tard pour que je puisse participer au festival de 2012. Aussi, cette année, m'a-t-il invité très tôt et proposé de venir. Et d'apporter les travaux de plusieurs des artistes que j'ai dans ma galerie. Je suis très honoré d'être ici.

 

J.S-R. : Où habitez-vous en Amérique ?

D.H. : J'habite à Milford, dans le New-Jersey. C'est à une heure au sud de New-York.

 

J.S-R. : Vous avez apporté un nombre important d'oeuvres de vos artistes. Comment en êtes-vous venu à aimer l'Art outsider, l'Art singulier ? Mais vous dites "Folk Art" aux Etats-Unis ?

D.H. : Non, nous disons "Art outsider". Je dirai qu'il y a bien quinze à vingt ans. J'ai débuté en collectionnant des œuvres d'artistes outsiders. Et l'un des artistes m'a parlé d'une foire de l'art en Alabama. J'y suis allé, et quand j'ai vu tous ces artistes, cela a été pour moi le point de non retour. Je me suis dit qu'il était temps que je réessaie de peindre. Comme je n'avais pas de place dans ma chambre, j'ai décidé d'acheter un studio. Acheter un studio a évolué en ouvrir une galerie. Je connaissais déjà presque tous les artistes. Je les ai contactés, j'ai transporté leurs œuvres, et j'ai ouvert la galerie il y a trois ans.

 

J.S-R. : Vous avez dit que vous connaissiez déjà presque tous les artistes comme collectionneur ?

D.H. : Oui. Et maintenant, ils sont devenus ma famille, parce que j'adore leurs œuvres, mais je les adore aussi en tant qu'amis, et intimes.

 

J.S-R. : Quelles doivent être les caractéristiques des œuvres pour que vous décidiez de les exposer dans votre galerie ?

D.H. : Le mot d'ordre de la galerie est très simple : il faut que les œuvres me touchent. Et si j'avais l'argent pour les acheter toutes et les garder pour toujours, elles tapisseraient les murs de mon appartement ; et ceux de la galerie, et j'en aurais beaucoup plus ! Je serais alors parfaitement heureux. Mais chaque artiste de la galerie est devenu si gentil, si attentionné, si important dans la communauté !

 

J.S-R. : Mais je pense qu'il en va aux USA comme en Europe : tous ces gens qui se disent appartenir à l'Art outsider ne sont plus des malades mentaux, comme le disait la définition originelle de l'Art brut qui concernait seulement les asiles psychiatriques. Maintenant, vos artistes sont tout à fait "normaux" ?

D.H. : Je connais l'histoire de chacun. Et, croyez-moi, s'ils ne sont pas issus des milieux psychiatriques, pour beaucoup leur art les a sauvés. Ils mettent vraiment leurs tripes sur leurs œuvres qui sont toutes très psychologiques. Je ne crois pas que l'Art brut était réservé aux hôpitaux psychiatriques, et je vous garantis que mes artistes mettent littéralement leurs sentiments sur leurs œuvres. L'une d'entre eux fabrique des chaussures et si vous connaissiez son histoire, vous verriez que grâce à ses œuvres, elle a résolu magnifiquement ses problèmes.

 

J.S-R. : Vous avez apporté des œuvres d'expressions très différentes. Y en a-t-il d'autres encore différentes dans votre galerie ? Ou avez-vous apporté toutes les œuvres ?

D.H. : Non, je ne pouvais pas. Il y a une base de huit à dix artistes dont j'ai un grand nombre d'œuvres. Mais il y a une trentaine d'artistes outsiders, représentant des œuvres du Sud, des œuvres de la Côte Est, de la Côte Ouest, et puis il y a la collection de chaussures de cette vieille dame et je vis avec vingt-quatre chaussures dans ma galerie !

 

J.S-R. : Dans les années 80, on parlait beaucoup de la "West Coast", la Côte Ouest. A l'instant, vous venez de parler de l'artistes de la Côte Est et de la Côte Ouest : est-ce parce que leurs productions sont différentes ?

D.H. : Il en allait ainsi au début, parce que la réalité n'était pas la même pour les uns et pour les autres. Maintenant, tout le monde connaît tout le monde ! C'est la même chose du Nord au Sud et d'Est en Ouest !

 

J.S-R. : Vous parliez donc uniquement de situation géographique ; pas de créations qui auraient pu être différentes ?

D.H. : Non, non ! Ils ont des créations différentes parce qu'elles sont personnelles ; mais quand ils ont l'occasion de les montrer ensemble, c'est comme une sorte de monde global où tout le monde se connaît.

 

J.S-R. : Hier, quand nous choisissions les artistes qui allaient recevoir un trophée, il nous était très difficile de choisir celui qui obtiendrait le Prix de l'Humour, parce que la ligne principale de presque tout ce que vous avez apporté est, justement, l'humour !

D.H. : Pour moi, l'humour est de surface, mais si vous creusez profondément, vous trouvez bien autre chose !

 

J.S-R. : Absolument ! Nous avons beaucoup discuté à propos de Mme Nolan que nous avons finalement retenue ; parce que nous avons trouvé que c'était vraiment humoristique avec les oiseaux au-dessus des têtes, les grandes bouches, etc. Nous n'étions pas très sûrs parce qu'il y a des sentiments tellement forts sous l'humour… Mais finalement, nous avons conclu qu'elle était la meilleure pour gagner le trophée.

D.H. : Son mari est Bob Hoke. Ils vivent à Hannibal, dans le Missouri ; ils sont très pauvres et ne peuvent rien payer, même pas pour leur église. Et elle met réellement ses tripes sur la toile ou le papier huilé qu'elle trouve ici et là. Tout ce qu'ils trouvent à l'extérieur, ils peignent dessus. Elle m'a raconté son histoire et c'est quelque chose de très spécial ! Parfois, elle est heureuse, mais d'autre fois elle se retrouve au fond du trou et dans tous les cas, vous pouvez sentir ses émotions !

 

J.S-R. : Le premier de votre rangée, à droite aurait pu gagner le "Prix couleur", aussi. Parce que ses œuvres sont si rouges, si étincelantes ! Ses oeuvres n'ont pas les mêmes teintes et cependant, vous les recevez toutes en pleine face !

D.H. : Chacun dans ma galerie aime la couleur. Et la plupart ont tant de problèmes que tout dépend de ce qu'ils peuvent s'offrir ! Ce sera rouge s'ils ont trouvé de la peinture de cette couleur ! Et pour mes œuvres, il en va de même, parce que je n'utilise que des matériaux récupérés.

 

J.S-R. : Ainsi, ces œuvres à l'extrémité, sont les vôtres ! Mais elles sont tellement géométriques ! Et, comme mon mari, par exemple, vous êtes obsédé par les yeux !

D.H. : Oh oui ! Vous pouvez lire ce qu'est une personne à travers ses yeux ! J'ai de très bons amis qui ont ma totale confiance, et parfois je peux voir tant de peine dans leurs yeux ! Vous pouvez déceler tant de vérités à travers les yeux.

 

J.S-R. : Une autre est une femme. D'ailleurs, vous avez apporté les œuvres de plusieurs femmes.

D.H. : J'ai de "grandes femmes" dans ma galerie ! Des femmes fortes ! Des survivantes ! Et je les adore !

 

J.S-R. : L'une d'elles me semble plus primitive, plus proche de l'Art brut ?

D.H. : Oui. Définitivement ! C'est son portrait. Elle a survécu à trois cents imitateurs, et à huit années de peinture. Où elle utilisait la peinture pour survivre ! Et il y a brutalement ses tripes sur la toile ! Quand elle parle d'elle, elle dit que, malgré tout, il y a de bons jours où elle peint des fleurs ; elle est heureuse et cela se voit ! C'est sa thérapie, en somme !

 

J.S-R. : Venons-en aux fameuses chaussures dont vous parliez tout à l'heure. Il s'agit, bien sûr, des œuvres d'Hannah Fink.

D.H. : Parfois, j'oublie son histoire, parce que cela a à voir avec le fait de grandir ! Et ce ne sont pas de bonnes choses ! Sa mère était obsédée par les chaussures et c'est impressionnant de voir qu'elle traverse sa vie en peignant des chaussures ! C'est sa propre thérapie, de créer ces chaussures ! C'est sidérant de voir ce qu'elle peut faire avec une brosse à dents pour fabriquer une chaussure ! Et de donner tant de sa vie pour faire une si petite chose ! C'est attendrissant !

 

J.S-R. : Et maintenant, nous en venons à la fin. Qui semble plus ethnique ? Je me demande s'il peut s'agir d'un homme/coq ? ou si c'est d'influence africaine ? C'est comme s'il avait beaucoup voyagé et qu'il peignait ses voyages ?

D.H. : Il était conducteur de camions. Et il effectuait ses voyages dans un esprit profondément indien. Cette influence spirituelle se retrouve dans ses œuvres où il raconte son histoire. L'esprit. La survivance… tout cela vient de son cœur.

 

J.S-R. : Et celui-ci est-il érotique? Je n'en suis pas sûre ! Bien sûr, il y est question d'érotisme, mais l'autre à côté parle de religion…

D.H. : Il essaie très fort d'exprimer ce qui est en lui ! C'est la première fois qu'il fait ce genre de peinture. Ce n'est pas normal chez lui ! Avant, il était très très drôle ! Et tout récemment, il a réalisé ces œuvres. Il ne peignait pas ainsi habituellement. Il vit dans un lieu très isolé, avec des hectares de terre tout autour, sans aucun voisin. Nous avons parlé, et il semble qu'il ait voulu exprimer un aspect de sa sexualité. Il est un homme extrêmement gentil !

 

J.S-R. : Le personnage avec les lunettes est-il un autoportrait ?

D.H. : Oui, avec ses lunettes. Toujours ses lunettes. Il est capable de s'exciter soudainement, puis de rester très calme pendant de longues minutes ! Il est très calme, tout va lentement chez lui. Ce travail de conducteur de camions représentait un travail énorme pour lui ! Il a arrêté il y a huit mois. Et depuis, il peint, peint, peint ! J'ai de grandes œuvres de lui, il aime beaucoup les grandes œuvres. Mais elles lui prennent des mois et des mois ! A un moment donné, il travaillait sur huit grandes œuvres en même temps, et c'était un miracle !

 

J.S-R. : Y a-t-il maintenant d'autres thèmes que vous auriez aimé traiter et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

D.H. : Je voudrais dire combien je suis heureux d'être ici, d'autant que c'est mon premier voyage à l'étranger. Je suis heureux d'avoir eu assez d'argent pour venir ; et tout le monde a été tellement merveilleux !

 

J.S-R. : Ainsi, vous êtes un galeriste heureux, et un voyageur heureux !?

D.H. : Je suis heureux en France ! Et je suis stupéfait, parce je jouis de la meilleure cuisine que j'aie jamais mangée !

 

J.S-R. : Donc, nous vous reverrons ?

D.H. : Absolument ! Parce que c'est tellement agréable !

 

Entretien réalisé en anglais. Traduit par Jeanine Smolec-Rivais.

 

ENTRETIEN REALISE AU GRAND BAZ'ART A BEZU LE 18 MAI 2013.