JOMARAY, peintre

ENTRETIEN AVEC JEANINE SMOLEC-RIVAIS

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Jeanine Smolec-Rivais : "Jomaray" semble un pseudonyme ?

Jomaray : Oui, c'est la contraction du prénom, du nom de jeune fille et du nom de famille.

 

J.S-R. : Depuis combien de temps créez-vous ?

J. : Réellement, j'ai commencé vers l'année 78. Auparavant, je travaillais, mais d'abord sous la contrainte parce que mes parents ne voulaient pas que je reste sans métier. Puis, je me suis mariée, et j'ai fait des études de sage-femme, j'ai eu mes trois enfants, tout cela m'a pris du temps. Puis, je suis partie "dans la peinture". J'ai travaillé au début comme autodidacte. Puis, j'ai intégré l'Ecole des Beaux-arts où je suis restée dix ans, sans passer de diplômes, parce que j'ai mené de front plusieurs disciplines, dont l'histoire de l'art. Ce qui m'a sortie de ce milieu autodidacte. Cela n'a pas amélioré mon travail, parce que j'ai appris à beaucoup dessiner de manière académique. Mais comme dans ma tête, je n'"étais pas académique", peu à peu j'ai dévié vers ce que j'avais envie de faire. Au début, mes professeurs me cataloguaient dans l'Expressionnisme. Mais petit à petit, je me suis rendu compte, qu'en fait j'étais une anticonformiste, et que je préférais de beaucoup faire ce qui me plaisait, plutôt que de l'académisme. Je suis capable de faire un beau visage en peinture ou au pastel que j'ai beaucoup travaillé, mais je préfère ce qui est de l'ordre de… de la folie !

 

J.S-R. : Beaucoup d'artistes qui, comme vous, sont passés par des écoles d'Art ont essayé de se débarrasser de cet apprentissage qui les emmenait vers l'Académisme, en tout cas vers quelque chose de formaté; pour revenir à des choses beaucoup plus imaginatives et créatives. Etes-vous dans ce cas ?

J. : Avec certains professeurs, il n'était pas question de quitter les chemins académiques ; et je les suivais par obéissance. Par contre, avec l'un d'eux, Monsieur Schintone qui m'a aidée en ce sens, j'ai pu me libérer. J'ai donc pu créer dans les directions que je souhaitais, sans l'obligation d'être académique.

 

J.S-R. : Vous venez de dire que vous aviez beaucoup peint : vous étiez donc en deux dimensions. A quel moment avez-vous décidé de passer en trois dimensions ? Et j'ajouterai : êtes-vous tout de suite allée "dans" le textile ?

J. : Non, pour le textile. Je suis née en Algérie, et j'y ai passé vingt ans de ma vie. A côté de chez moi, il y avait des tisserands, et j'étais souvent chez eux ! Au point de vue sensibilité, j'étais donc déjà sensible à tout ce qui était textile. Et puis, mes tantes étaient brodeuses, ma mère travaillait au crochet, moi j'ai brodé une partie de mon trousseau. Je devais avoir à l'époque, de douze à quatorze ans ! Bien sûr, j'ai un peu tricoté pour mes enfants.

En 92, nous sommes arrivés à Toulouse, et j'ai acheté un grand atelier. En plein centre ville, et qui mesure cent mètres carrés. Dans cet atelier, j'ai commencé à faire des toiles monumentales, en peinture. Malheureusement, avec mes problèmes de santé, j'ai dû écourter ces toiles. J'en suis venue à des panneaux d'un mètre, que je rassemblais avec de la dentelles, des choses que je brodais au crochet ou de la ficelle. Et toujours des panneaux double-face. Finalement, c'étaient des panneaux qui mesuraient de cinq à dix mètres. Je suis passée à des incrustations, des choses que j'ai eu envie de mettre dessus, du cuir… je travaille avec du fil de boucher, etc.

 

J.S-R. : Pourquoi du fil de boucher ?

J. : Parce que, lorsque je l'ai essayé, j'ai trouvé que c'était rigide par rapport au coton. Le coton est mou, tandis que le fil de boucher se tient. Et puis, j'ai passé des sculptures dans de la résine, et cela tenait encore plus. Et c'était parti !

 

J.S-R. : Vous avez apporté ici diverses œuvres qui me semblent correspondre à des techniques un peu différentes. Des collages rigides, sur toiles. Comment les avez-vous travaillés?

J. : Je fais d'abord un fond. Toujours avec du papier Japon. Je fais des visages tricotés à la laine. Je peins les yeux, la bouche, en changeant les formes, les expressions. Je couds ensuite sur le fond. Et je fais les décors avec des petits bouts de papier ou de laine.

 

 

J.S-R. : Vous avez placé devant une vitre ce qui me fait penser à un tanka. Et qui est biface. Quelle est la différence de technique par rapport à ce que nous venons d'évoquer auparavant ?

J. : Elle est assez picturale, et elle est "en matière", c'est-à-dire en relief. Ce sont des pièces de cuir que j'ai découpées et collées. Il y a un peu de tissage, de détissage et de retissage. Et chaque face a son travail.

 

J.S-R. : Ce que vous appelez "détissage", c'est que l'on appelait autrefois "des jours" ?

J. : Oui. Mais en grande dimension.

 

J.S-R. : Avant d'en venir à vos deux grands tableaux, passons à celui qui est accroché dans l'angle de votre cimaise. Apparemment, c'est de la toile que vous avez peinte. Ce tableau-là a la particularité de présenter une scène à la fois sur le plat et avec des collages ?

J. : Oui, mais il est beaucoup cousu, surtout.

 

J.S-R. : J'ai dit "collages" alors que j'aurais dû dire "couture" ?

J. : Oui. Tout autour, il y a des points. Tout est cousu, en fait.

 

J.S-R. : Je dirai que celui-ci est le summum de votre nature de coloriste. Les harmonies de couleurs sont tout à fait particulières.

J. : Oui. Mais pas voulues. Je pense que j'avance petit à petit. Je ne fais pas de maquette. Je ne pars pas avec une idée précise. J'avance. Je vous rappelle que je travaille depuis 78 ; et que les couleurs, je les ai depuis ma naissance !

 

J.S-R. : Quand vous commencez une grande œuvre comme celle-ci, dont vous me dites qu'au départ vous ignorez ce que vous allez faire, vous commencez au centre et vous rayonnez ? Ou vous partez d'un angle ?

J. : Non, je commence par détisser. Et selon les endroits où je détisse, je cherche dans mes sacs de pièces qui sont déjà faites, crochet, tissus teints, etc. Et au fur et à mesure je me sers des éléments que j'ai sortis pour remplir le support.

 

 

J.S-R. : Nous avions déjà parlé hier de cette harmonisation des couleurs, du travail que vous pouviez faire en mettant des additifs par exemple dans des gris parce qu'ils contrastaient avec le bleu que vous aviez mis au fond. Et par contre, des violets…

J. : Du violet, on peut en mettre beaucoup parce qu'il ne jure pas avec le fond. Le bleu et le violet sont très proches. Alors que quand on travaille avec de l'orange, du jaune, une seule fleur suffit. Cela ne doit pas choquer l'œil. Mais ce n'est pas non plus voulu. C'est un peu l'intuition.

 

J.S-R. : Quand vous réalisez ce genre de travail, pensez-vous introduire des éléments psychologiques, ce qui pour moi, viendrait de vos petits personnages dont nous n'avons pas encore parlé et que vous ajoutez. Ou bien, pensez-vous que c'est uniquement décoratif ?

J. : Cela peut être décoratif. Ce n'est pas quelque chose d'anodin. Mais je pense aussi qu'il y a une histoire d'inconscient, qui lâche des manques, des inhibitions… beaucoup de choses qui sont à l'intérieur de moi. Qui ne passent pas la barrière du subconscient. Et qui restent ou qui s'évacuent de cette façon-là.

 

J.S-R. : Venons-en à votre énorme personnage à la tête tellement truculente !

J. : Zeus !

 

J.S-R. : Il remplit le cadre et même, sa moustache dépasse ! On imagine, avec ses gros yeux, qu'il est prêt à toutes les "turbulences" !

J. : Oui. Zeus, c'est tout lui.

 

J.S-R. : Et, à côté, vous avez dit que c'était sa femme.

J. : Mnémosyne.

 

J.S-R. : Elle, par contre, vous l'avez travaillée en finesse, elle est délicate. Elle est bien habillée. C'est elle qui a donné le jour aux neuf muses que vous avez représentées de part et d'autre de la tête de son mari. Pour vous, est-ce le même genre de concentration de travailler ce personnage truculent ou cette femme si fine ?

J. : Lui, je voulais le faire brutal : c'était l'homme de la foudre. Elle, au contraire, devait être délicate, parce que c'est elle qui va donner à toutes ses filles la finesse des sens.

 

J.S-R. : Zeus, comme nous venons de le dire, emplit tout l'espace et même le dépasse. Par contre, Mnémosyne ne remplit qu'une partie du tableau, et vous avez comblé la partie inoccupée par de l'archéologie grecque. Il me semble que ces écritures sont très aléatoires, elles ne sont pas lisibles.

J. : Non, c'est ma calligraphie. On la retrouve un peu sur tous mes tableaux.

 

J.S-R. : Est-ce que vous avez inventé un langage spécial ? Ou bien, pour vous, n'est-ce que des typographies décoratives ?

J. : Non, c'est ma main qui part.

 

J.S-R. : C'est donc uniquement gestuel ?

J. : Voilà. Mais comme je vous l'ai dit, je suis née en Algérie : il me reste beaucoup d'éléments. Je ne sais pas calligraphier, mais j'en ai l'envie, et le geste.

 

J.S-R. : Venons-en à votre énorme personnage à la tête tellement truculente !

J. : Zeus !

 

J.S-R. : Il remplit le cadre et même, sa moustache dépasse ! On imagine, avec ses gros yeux, qu'il est prêt à toutes les "turbulences" !

J. : Oui. Zeus, c'est tout lui.

 

J.S-R. : Et, à côté, vous avez dit que c'était sa femme.

J. : Mnémosyne.

 

J.S-R. : Elle, par contre, vous l'avez travaillée en finesse, elle est délicate. Elle est bien habillée. C'est elle qui a donné le jour aux neuf muses que vous avez représentées de part et d'autre de la tête de son mari. Pour vous, est-ce le même genre de concentration de travailler ce personnage truculent ou cette femme si fine ?

J. : Lui, je voulais le faire brutal : c'était l'homme de la foudre. Elle, au contraire, devait être délicate, parce que c'est elle qui va donner à toutes ses filles la finesse des sens.

 

J.S-R. : Zeus, comme nous venons de le dire, emplit tout l'espace et même le dépasse. Par contre, Mnémosyne ne remplit qu'une partie du tableau, et vous avez comblé la partie inoccupée par de l'archéologie grecque. Il me semble que ces écritures sont très aléatoires, elles ne sont pas lisibles.

J. : Non, c'est ma calligraphie. On la retrouve un peu sur tous mes tableaux.

 

J.S-R. : Est-ce que vous avez inventé un langage spécial ? Ou bien, pour vous, n'est-ce que des typographies décoratives ?

J. : Non, c'est ma main qui part.

 

J.S-R. : C'est donc uniquement gestuel ?

J. : Voilà. Mais comme je vous l'ai dit, je suis née en Algérie : il me reste beaucoup d'éléments. Je ne sais pas calligraphier, mais j'en ai l'envie, et le geste.

 

J.S-R. : Vous voulez dire qu'après des heures de travail, votre corps est si fatigué…

J. : Non ! Ce n'est pas tout à fait cela. C'est que, quand on entre dans la création, on entre dans un état un peu particulier. Et là, je me permets d'évoquer, parce que c'est un livre qui m'a beaucoup touchée, "Le corps de l'œuvre" de Didier Anzieu (¹), qui m'a ramenée à toutes ces choses-là et qui m'a montré qu'en fait, un artiste souffre pour créer. En plus, étant sage-femme de formation, j'ai accouché environ mille femmes ! Aujourd'hui, je continue à faire mes accouchements !

 

ENTRETIEN REALISE A MARSAC-EN-LIVRADOIS, LORS DE LA RENCONTRE INTERNATIONALE D'ART SINGULIER, LE 6 JUILLET 2013.

 

(¹) Didier ANZIEU : « Le corps de l’œuvre ». Gallimard. 1981

Didier Anzieu a contribué à partir de l'influence d'autres psychanalystes comme Mélanie Klein, à analyser avec finesse le processus créatif et à développer le thème du «projectif». «Je crois que le processus créateur obéit à des lois générales», dit-il, et ce qui l’intéresse c’est la découverte de ces lois avant la qualité des idées produites.