SOPHIE JOUAN, sculpteur

ENTRETIEN AVEC JEANINE SMOLEC-RIVAIS

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Jeanine Smolec-Rivais : Sophie Jouan, il ya longtemps que vous sculptez ?

Sophie Jouan : Oui, j'avais seize ans ! Et je suis allée crescendo.

 

J.S-R. : Vous avez donc sculpté la moitié de votre vie ? Etait-ce toujours dans le même style ?

S.J. : Non. J'ai commencé par tailler la pierre, pendant deux ou trois ans. Et puis, j'ai compris que je ne fonctionnais pas du tout de cette façon ; c'est-à-dire que je n'avais pas envie d'aller de l'extérieur vers 'intérieur, mais plutôt d'ajouter. Faire des choses qui puissent aller dans l'espace, avec la liberté qu'apporte le métal.

 

J.S-R. : Est-ce exagéré de dire que vous êtes une fan de Giacometti ?

S.J. : On peut vraiment me le dire. Et c'est la réalité. On me rappelle souvent que mes personnages font penser à ses œuvres. Mais il n'est pas le seul à m'avoir influencée. Il y a Germaine Richier aussi.

 

J.S-R. : Cela allait être ma question suivante ! Parce qu'il me semble tout de même que vos œuvres sont moins granuleuses que celles de Giacometti. Et un peu plus châtiées, comme celles de Germaine Richier.

S.J. : Oui, oui ! Ce sont des gens qui m'ont nourrie au début de mon apprentissage. J'essaie de m'en détacher. Mais je crois que tous deux sont tellement présents dans la tête des gens, que cela revient régulièrement. Ce n'est pas grave. C'est plutôt un honneur !

 

J.S-R. : Néanmoins, votre œuvre est tout à fait personnelle ! Quelle matière utilisez-vous, parce que j'hésite entre résine et métal ?

S.J. : Je fais ce que j'appelle "le squelette", c'est-à-dire la structure, en métal soudé. Ensuite, j'ajoute la matière. D'abord, une autre structure grillagée par-dessus le métal soudé, et j'ajoute soit de la pâte à papier, soit du plâtre, selon les sujets et les volumes que je souhaite.

 

J.S-R. : On peut aussi affirmer que, seul, l'humain vous intéresse ?

S.J. : Pour l'instant oui ! De temps en temps, pointe le nez d'un petit chien, d'un petit animal de compagnie. Cela commence à venir. Timidement.

 

J.S-R. : Mais pourquoi ? Est-ce parce que vous auriez le regret de ne plus "parler" que de l'humain ?

S.J. : Non, pas du tout ! Pour l'instant, c'est l'humain qui m'inspire. La vie. Les scènes de vie. Les chassés-croisés. Les regards. Tout ce qu'on ne dit pas…

 

J.S-R. : Ce que j'avais vu, c'était plutôt l'instinct grégaire, l'espionnite peut-être pas, mais la façon de se mêler de ce qui ne vous regarde pas ! Comme celui qui regarde par-dessus la fenêtre, alors que l'autre est en train de regarder vers lui.

S.J. : C'est ce qui peut se passer entre êtres humains. Comme je disais tout à l'heure, les chassés-croisés, les incompréhensions… les gens tassés dans le métro et qui ne s'adressent pas la parole… Tout ce qui se passe autour de nous.

 

J.S-R. : Pour vos deux groupes principaux, je n'avais pas du tout pensé au métro ! J'avais pensé, au vu de la lance, qu'à ces moments-là, vous étiez un peu ethnographe, et que vous étiez avec quelques guerriers de tribus, africaines peut-être ?

S.J. : Oui, mais je m'exprime avec suffisamment de liberté pour permettre à chacun d'interpréter ce qu'il voit. On m'a déjà parlé de guerriers, mais personnellement, ce sont davantage des groupes de personnages dans leur quotidien. Dans le métro, sur le quai de la gare, etc.

 

J.S-R. : Donc, placés dans des paysages urbains ?

S.J. : Oui, parce que je suis en ce moment, dans la thématique de la ville.

 

J.S-R. : C'est vous qui vous êtes imposée cette thématique ? Ou c'est circonstanciel ?

S.J. : C'est circonstanciel. On m'a invitée à une exposition intitulée "Interstices", où le thème, justement, était la ville. Les organisateurs m'ont invitée parce qu'ils aimaient mon travail et pensaient qu'il pouvait s'intégrer à cette thématique. Et en effet, il y a ces groupes que nous avons évoqués tout à l'heure. Ils sont dans la ville. Et, par la suite, j'ai poussé l'exploitation de ce thème. Je me suis prise au jeu, et j'ai créé une trentaine de petits personnages qui sont sur ce thème-là.

 

J.S-R. : On retrouve également des thèmes dont on pourrait dire qu'ils sont récurrents dans l'histoire de la sculpture. Le lecteur. Le penseur. Le bateleur qui parle au coin de la rue sur sa boîte ! Ce sont vos personnages solitaires qui me font penser à ce genre d'attitude souvent très intériorisée, mais le bateleur est au contraire, totalement extériorisé.

S.J. : Pour moi, ce n'est pas cela. Mais c'est ce que j'aime bien; que vous, vous ayez votre regard, ce qui m'apprend comment un œil extérieur voit les choses. Pour moi, c'est un personnage qui regarde à la fenêtre. Je l'ai intitulée "La vie des autres", parce que c'est ce qui l'intéresse.

 

J.S-R. : Vous dites "elle", et il est vrai qu'elle a une belle paire de seins. Mais, d'une façon générale, je trouve que vous n'avez pas fait une grande différence entre les anatomies, les vêtements… de femmes ou d'hommes.

S.J. : C'est vrai ! Ce sont souvent des femmes, mais parfois je représente aussi des hommes. Mais à la limite, je m'en fiche. Ce qui m'intéresse, c'est l'humain, l'être, ce que je peux en sortir. Mais je n'attache pas une grande importance au fait que ce soit un homme ou une femme. Sauf s'il s'agit d'un jeu de couple, où je distingue alors nettement l'homme de la femme. Mais sinon, c'est l'être et l'instant.

 

J.S-R. : Oui, il est vrai qu'il n'y a aucun doute possible, pour certains de vos personnages : l'œuvre que j'avais intitulée "Le penseur", est nettement une penseuse ! Cela relève donc du jeu plutôt qu'une volonté de faire une distinction entre vos personnages ?

S.J. : Oui. En fait, quand j'étais petite, nous avions une voisine qui était continuellement à sa fenêtre. En faisant cette sculpture, je n'avais pas pensé à elle, mais à la fin quand je me suis demandée comment j'allais l'intituler, j'ai eu soudainement l'image de cette voisine qui n'arrêtait pas de nous épier ! Et ma grand-mère disait : "Regarde-la encore en train d'observer la vie des autres" !

 

Double jeu, vu sous deux angles différents
Double jeu, vu sous deux angles différents

J.S-R. : Nous voyons donc comment l'on peut faire une erreur d'appréciation ! Ce n'est pas du tout une penseuse, c'est une curieuse.

S.J. : C'est vrai, c'est une curieuse. Mais ce n'est pas une erreur d'appréciation, c'est une impression personnelle.

 

J.S-R. : Il nous faudrait maintenant parler de ce "double jeu" où l'un des personnages regarde par-dessus un mur, peut-être. Mais c'est l'observateur observé, parce que, en vis-à-vis, un autre est en train de le regarder !

S.J. : Oui, c'est pourquoi je l'ai intitulé "Chassé-croisé". Comme on peut l'être dans un couple, ou avec un ami : parfois on se cherche et on peut se chercher longtemps ! C'est ce qui m'amuse, de montrer les croisements entre les gens, et de les mettre en attitude ! J'aime apporter un peu de jeu, parce que tous les personnages ne sont pas gais !

 

J.S-R. : Il me semble, par ailleurs, qu'aucun de vos personnages n'a de cheveux ! Ou s'ils en ont, ils sont complètement crépus à ras de la peau.

S.J. : Ils sont chauves et tout nus !! J'essaie de mettre l'essentiel, à mon sens ! D'enlever, en fait, tout artifice.

 

 

J.S-R. : Tous sont monochromes. Mais je trouve que le gris-bleu que vous avez choisi pour certains, est moins chaleureux que le brun que vous avez choisi pour d'autres. Qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné, vous choisissez l'un ou l'autre ?

S.J. : C'est compliqué, la couleur ! Parfois, je me dis que j'aimerais faire de la peinture, mais je ne suis pas très à l'aise avec la couleur. Et puis, sur les sculptures cela s'impose. Au début, elles ont la couleur du métal du plâtre ou de la pâte à papier ! La couleur vient naturellement, pour homogénéiser la sculpture. Je la sens comme quelque chose de chaleureux, ou de plus froid. Cela s'impose comme le titre s'impose à un moment donné !

 

J.S-R. : Et vous n'avez jamais eu envie de les vêtir et de les doter de cheveux ?

S.J. : Les cheveux, non ! Je n'ai pas passé le cap et je ne crois pas que je le passerai. Je n'en ai pas envie, parce que je trouve que ce sera trop anecdotique d'avoir des boucles qui flottent au vent ! Les vêtements, il m'est arrivé d'en mettre, mais ce n'est pas mon propos.

 

J.S-R. : Cependant, c'est paradoxal, parce que j'en vois une avec son parapluie, l'autre avec son réticule.

S.J. : Une dame m'a dit tout à l'heure : "Eh bien, elles ont une valise et un parapluie, mais elles n'ont pas de slip" ! J'ai trouvé cela drôle !

 

J.S-R. : Vous avez obtenu, hier, le "Prix du Mouvement" : vous trouvez qu'il vous convient bien ?

S.J. : Oui, tout à fait ! Parce qu'il est vrai que j'essaie de mettre du mouvement. Le mouvement m'intéresse. Je travaille beaucoup sur le mouvement et l'équilibre.

 

ENTRETIEN REALISE AU GRAND BAZ'ART A BEZU LE 18 MAI 2013.