De temps à autre, à l’occasion d’expositions toujours prestigieuses, les Français entendent parler de “Trésor vivant du Japon”, de “Trésor national” ou de “Bien culturel important”. Si la première expression désigne un individu possédant dans sa totalité la quintessence d’un art, un personnage supposé par conséquent parfait ; les deux autres correspondent —depuis le vote de la Loi de 1950 sur la Protection du Patrimoine Japonais— au mode officiel de classement des oeuvres de ce patrimoine national (architecture, peinture, calligraphie, spécimens archéologiques, etc.).

Jarre Jomon moyen
Jarre Jomon moyen

         Voici quelques années, le tracé d’une autoroute passant par le plus grand des hasards sur un site jusque-là insoupçonné, a permis d’enrichir considérablement une partie longtemps méconnue de la culture japonaise : l’Art Jomon, appartenant à une population de pêcheurs, chasseurs, riziculteurs, groupuscules nomades ou sédentaires, vivant en général à proximité des côtes. Pour son premier anniversaire, la Maison de la Culture du Japon à Paris a présenté une partie de ces récentes découvertes : magnifique exposition d’une originalité absolue, couvrant les quatre grandes époques de cette civilisation : Jomon antérieur (5000 av. J.C.- 2500 av. J.C.), Jomon moyen (2500 av. J.C.-1500 av. J.C.), Jomon postérieur (1500 av. J.C.- 1000 av. J.C.), Jomon final (1000 av. J.C.-300 av. J.C.). Toutes oeuvres de terre, jarres flammées de céramiques à “décor cordé” ; bols zoomorphes ou animaux anthropoïdes, extrêmement travaillés de motifs de cordes, dentelures, volutes ; vases d’une pureté de lignes et d’un lyrisme inouï ; ornements corporels, etc. Une série qui, par sa finesse en même temps que sa profusion décorative, représente un travail de la terre d’une beauté rarement égalée !

         Prenant un relief particulier en marge de ces objets de décoration, extraordinaires par la sobriété de leurs silhouettes ; petites par leur taille (la plus grande mesure 45 cm), mais grandes de symb olisme, quelques figurines montrent combien, depuis la nuit des temps, le corps de la femme a été au centre des préoccupations des créateurs masculins ! Statuettes anthropomorphes en position debout, chacune possède sa propre personnalité au point de mériter le titre de “Bien National important”, et pour deux d’entre elles —qui atteignent une perfection évidente en tous temps et toutes cultures— le titre de “Vénus Jomon”.

Vénus Jomon moyen. Trésor national
Vénus Jomon moyen. Trésor national

          La sculpture découverte sur le site de Tanabatake a, comme ses compagnes, les bras atrophiés ; mais son physique est tout en rondeurs, en particulier le ventre qui suggère une grossesse ; ses seins minuscules qui donnent envie de les tenir au creux de la main ; son visage rebondi et cordiforme, aux yeux obliques qui lui donnent un air un peu mystérieux, à la bouche un tantinet cruelle ; sa lourde chevelure, enfin, opaque à peine ornée de quelques lignes stylisées. Et, supportant cette perfection, deux jambes inégales au-dessous de fesses bien dodues qui ont valu à cette “dame” le titre de Vénus callipyge ! Ainsi, environ 2000 ans avant notre ère, un créateur anonyme a-t-il voulu conférer à cette féminité si évidente un rôle de truchement des rites auxquels il se pliait, des mythes qui enchantaient ou terrorisaient sa vie ; ajouter un éclat doré à la matité de la terre, noire à l’origine, en y mêlant de minuscules particules de mica. Et, si l’on considère qu’à la fin de cérémonies depuis longtemps oubliées, le sculpteur devait volontairement détruire ses créations, il est permis de rêver de l’étrange lien qui s’était tissé entre l’homme et l’objet pour que celui-ci ait été épargné ; sur le fait que le temps lui-même, non seulement a patiné cette statuette, au point de lui donner les reflets mordorés qu’elle possède désormais, mais l’a respectée puisque —fait rarissime—, elle a été retrouvée intacte sur un tas de débris !

          Merveille encore, l’autre Vénus Jomon, provenant du site de Gohara, à la figure cordiforme plus accentuée que la précédente, au cou très bref d’où partent deux bras courts terminés en bec d’oiseau. De ces sortes de mains reviennent deux lignes idéales moulant un galbe à faire pâlir de jalousie les mannequins les plus pulpeux ! Cette oeuvre, comme la première qui semblait presque immatérielle à force de sobriété, semble conçue d’un seul trait ininterrompu. Et la surprise vient de déceler, réduit à une mince fente, descendant jusqu’au nombril, depuis l’espace niché entre les seins rapprochés, un sexe ; d’où partent d’exquises lignes fines, jouant des disruptions créées par des spirales et des rhombes ! Mais si, comme le supposent les inventeurs de ces sites, la plupart des figurines découvertes étaient vouées à la naissance ou à l’amour, il semble que celle-ci, trouvée dans une tombe, ait eu une fonction funéraire. Ce qui permet de supputer que, dans cette civilisation lointaine, la beauté féminine était aussi nécessaire pour partir vers l’au-delà que pour en venir !

Jarre  1 Jomon moyen
Jarre 1 Jomon moyen

       

         Enfin, isolées dans leurs vitrines respectives, deux autres “femmes” ravissent le visiteur. Beaucoup plus sophistiquées que les deux premières, l’une provient de l’amas de coquillages de Shinpukuji, l’autre du site de Kabukuri-Ebisuda. Sur la première, le coeur du visage aux gros yeux ronds qui lui ont valu le surnom de “figurine en forme de hibou”, semble rapporté sur la tête au moyen d’un cordonnet strié ; tandis que le corps est couvert de reliefs parallèles ténus ou finement réticulés... Quant à la seconde, aux flancs harmonieux, couverte d’ornements curvilignes ou hélicoïdes, pointillée, spinulée, elle ressemble à un bijou recouvert d’un précieux tatouage quasi-intégral, puisque seuls les yeux et les jambes en sont dépourvus ! Et, ce qui renforce le caractère féminin de ces deux chefs-d’oeuvre, hormis la générosité de leurs hanches prometteuses, c’est pour l’une, reliant la base du cou à l’entrejambe, la grotte d’un sexe démesuré ; pour l’autre, un nombril coquin creusé à l’apogée d’une spirale !

Dogù cordiforme Jomon postérieur
Dogù cordiforme Jomon postérieur

 

          La terre ! Au dire de tous ceux qui l’ont un jour pétrie, elle exerce à jamais un pouvoir irrésistible ! Mais relève presque du miracle, le fait de retrouver dans des patines si chaleureuses, des formes si riches remontant à une époque où, pour longtemps encore, la France ne serait même pas la Gaule, avec ses dieux de pierre aux silhouettes à peine ébauchées ! De contempler des œuvres si lointaines, mais donnant une telle impression de proximité ; avec un tel sens de l’humour, de l’érotisme raffiné ; une telle maîtrise de l’infime détail ; un tel talent et un tel savoir-faire dans l’art de travailler la glaise ! Vraiment, une telle exposition mérite respect, admiration et regret de la voir si vite repartir !

Jeanine RIVAIS

 

JOMON_ L'ART DU JAPON DES_ ORIGINES : Maison de la Culture du Japon à Paris ; 101 bis, Quai Branly (75015).

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1998, DANS L'ENTHOUSIASME DE LA VISITE.

Merci aux organisateurs de l'exposition qui avaient alors mis à ma disposition leur service de presse et leur beau catalogue.