LES GENEALOGIES FANTASMAGORIQUES DE BERNARD LE NEN

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            Etrange circumnavigation que celle effectuée par le visiteur s’aventurant dans le monde de Bernard Le Nen ; un monde fantasmagorique où nul individu ne possède d’identité propre, mais où chacun est irréfutablement lié au précédent, en des ascensions comparables à des arbres généalogiques dont les branches s’entrecroiseraient de façon déraisonnable. Alors, fasciné tel un enfant qui, ligne à ligne, suit du doigt un texte un peu difficile, il va "épeler" ces enchaînements de corps aux gémellités capricieuses et déroutantes, comme il écarterait des fils pour essayer d’y retrouver celui qui démêlera l’écheveau. Et s’efforcer, malgré l’évidence de leur interdépendance, d’appréhender un à un ces allochtones dont le visage-masque polychrome est, d’œuvre en œuvre, récurrent. Et pour les réinstaller dans une communauté qui, bien sûr, ne saurait être que subjective !

            Ainsi des Lécheurs de lune : deux petits personnages allongés pied à pied semblent secréter les plis du vêtement-corps d’un premier "adulte", lui-même allongé sur la traversée de la toile. De son nombril, jaillit une fleur qui traverse une sorte d’anneau ovale. Entre ses pieds, il darde une énorme queue-sexe qui pénètre dans le corps raccourci d’un autre sans doute masculin, puisqu’il a de grandes cornes. Celui-ci a deux visages, l’un de profil, le second dans la bouche du premier, encadré d’un anneau. Du cerveau, entre les cornes, surgit le suivant, dont le corps a la forme d’un triangle convexe, et dont la tête ovée génère une spirale qui s’en va vers la tête du personnage sortant de l’anneau ovale de tout à l’heure. Entre les jambes de celui-là se trouve une autre créature dans laquelle a pénétré la fleur : c’est une femme, puisqu’elle a des seins et elle engloutit également la spirale déjà évoquée. En même temps elle lèche la lune. Et, entre ses seins, s’agite l’immense langue de l’"homme" dont les jambes sont issues du premier. Son corps et ses membres sont de profil, son visage au long nez se découpant vivement sur le fond. Mais ses yeux sont de face. Regarde-t-il, lui qui est en ultime position de cet étonnant entrelacs, son vis-à-vis, le visiteur médusé, perplexe, qui tente de résoudre ce rébus en en décelant les "étapes" successives ? Et qui, s’avançant vers le tableau suivant dont il envisage semblable difficulté, s’interroge afin de deviner si Bernard Le Nen s’amuse à voyager à petites marches scabreuses mais partiellement indécryptables, en gardant le doigt sur son pion pour prolonger le plaisir du suspense ? Ou si son inconscient l’entraîne, au fil de ses silhouettes de couleurs violentes ou de bruns énigmatiques fondus sous leurs vernis foncés, en des images implicitement érotiques et de surprenantes relations psychanalytiques ?

Quelle que soit la réponse, après ce long moment de confrontation avec la violence intuitive de ces compositions, ce visiteur en gardera longtemps la rémanence. Et, finalement, vu le nombre de questions non résolues, sera convaincu que sous l’aspect ludique et provocateur de ce périple labyrinthique, se dissimule une vie douloureuse et angoissée, un profond mal-être existentiel, à tout le moins un imaginaire mentalement perturbé et poétiquement vénéneux !

                                                           Jeanine Rivais

bernard le nen au festival d'art singulier à aubagne 2010
bernard le nen au festival d'art singulier à aubagne 2010

Ce texte a été publié dans le N° 72 Tome 1 de Février 2003 du BULLETIN LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.