LOINTAINE ET SI PROCHE AFRIQUE D’ARIANE KHALFA

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La fascination est-elle plus ancienne, ou bien la découverte de Lucy par les ethnologues a-t-elle déclenché le processus ? Est-ce parce qu’elles désirent échapper aux tabous des civilisations occidentales et revenir à la sagesse, au primitivisme et l’archaïsme tribaux, que de si nombreuses personnes, des femmes surtout, cherchant à connaître l’Afrique et en pénétrer l’esprit, se laissent envoûter par cette Terre des Origines ?

C’est en tout cas le périple "mental" qu’a effectué Ariane Khalfa, intéressée depuis toujours par les arts primitifs. Jusqu’à l’instant où, comme dans les fantasmagories les plus inattendues, les siennes sont devenues réalité lors de sa rencontre avec un jeune Africain et sa mère. Dès lors, ces deux personnages ne l’ont plus quittée. Leur présence est si forte qu’aux périodes graves de sa maladie, "lorsqu’elle voyage en dehors d’elle pour se créer un monde destiné à compenser le réel qui ne lui suffit pas"*, ils surgissent au gré de ses hallucinations. Certes, à ces moments-là, elle est incapable ou n’éprouve pas le besoin de les dessiner ou de les peindre, puisque  sa "vie est alors elle-même une œuvre d’art"* Mais dès qu’elle a retrouvé le calme de son atelier, ils reprennent leur place à la fois morale et picturale.

La mère, surtout, qui revient de façon récurrente. Comme dans les photographies d’identité, seuls sont représentés son buste et sa tête (mais n’est-ce pas sa propre identité que cherche Ariane Khalfa, par le truchement de ces portraits toujours différents, et néanmoins toujours le même ?). Tableau après tableau, la femme est là, très stylisée, statique. Ses grands yeux fixes aux pupilles noires ont l’air de regarder dans le lointain, comme on l’imaginerait dans son village fixer à l’horizon un point du désert. La poitrine saille de façon très érotique, les seins se détachant en forme de banane aux deux bouts de laquelle se découpent les aréoles et les tétins. Ils s’appuient sur l’amorce d’un ventre rond, suggestif de fertilité et de grossesse. Dans le visage d’un ovale très allongé, dont le front et le menton sont aigus, la bouche pulpeuse, charnue, et le nez épaté accentuent ses caractères négroïdes. D’énormes boucles d’oreilles élargissent son visage, et rompent la lourdeur du cou raide et cylindrique. Quant aux cheveux, ils sont l’objet de tous les soins de l’artiste : ils sont crépus et nattés, dressés en houppe ou disposés en auréole autour du visage, de manière à former une couronne. Parfois, cette femme est nue, et la peau noire est alors peinte à longs traits épais du pinceau. D’autres fois, elle est habillée, mais le tissu colle si étroitement au corps qu’il devient une seconde peau ; et le long travail, la sophistication des motifs ornementaux donnent aux vêtements une connotation d’opulence. Ce sont les étoffes et les cheveux qui rendent cette femme semblable à celle des rêves de la jeune peintre, là où elle est déesse africaine. Il est incontestable que l’hiératisme de cette femme/déesse l’emmène bien au-delà du quotidien et de la banalité d’une vie au jour le jour ; que, par la dignité de son maintien, elle confine au sacré et rappelle ces statues dont la beauté à la fois terrible et captivante draine vers elles la ferveur populaire.

Néanmoins, malgré la révérence dont elle fait preuve à l’égard de ce personnage, il arrive que l’artiste veuille témoigner du temps qui passe. Les cheveux sont alors blancs et le visage griffé, barré de profondes rides. "La Vieille femme" est-elle alors plus humaine ? Et, remontant à des sources plus lointaines, Ariane Khalfa pense-t-elle à une possible grand-mère rassurante ?…

Qui ne saurait, cependant, combler son infini besoin d’amour. Car, lorsque se fait trop forte la frustration de son désir d’enfant, elle place, au centre absolu du tableau, près d’une mère vêtue de couleurs éclatantes, un petit garçon tout blanc. Et le visiteur s’interroge alors : Cet être minuscule est-il décédé ? Ou bien la créatrice a-t-elle, une fois encore, rejoint les ancestrales coutumes africaines, et l’a-t-elle vêtu de blanc pour conjurer la mort ? Plus simplement, est-elle psychologiquement incapable de lui donner une personnalité ? 

      Malgré l’absence de réponses, l’ensemble de cette œuvre qui n’a rien de narratif et ne s’impose que par la puissance évocatrice de ses portraits, n’en est pas moins poignante. Et, au fond, n’est-elle pas une longue histoire ? Car elle-même, ballottée par une vie qui ne l’a pas épargnée et flottant depuis l’enfance entre deux civilisations parentales souvent contradictoires, Ariane Khalfa cherche désespérément des racines qui lui permettraient enfin de "se poser" en un lieu et de s’y savoir "chez elle": Dans ses "Autoportraits", où son visage est africanisé à l’égal de son modèle, la bouche amère aux commissures tombantes et la vacuité des yeux sans pupilles témoignent de son mal-être. Et sa peau est couverte de larges tatouages d’où partent des motifs labyrinthiques serpentant en direction des orbites. Or, chacun sait que les signes cabalistiques reproduits lors de cette mutilation, étaient naguère supposés protéger l’individu du mal. Peut-on alors, raisonnablement penser que lorsque la jeune fille aura "vu" le fil qui la conduira hors de ce labyrinthe, ses yeux s’animeront et elle se sentira enfin en harmonie avec elle-même et avec sa vie ?

Dans l’immédiat, quelle que soit leur "image", ses personnages sont installés dans un monde très perturbé : autour d’eux, les cernant de toutes parts ; disposés sans aucune relation sociale, temporelle, ou géographique, des milliers de bâtonnets qui donnent de prime abord l’impression de pictogrammes, deviennent de près des hordes de chromosomes affolés, enchevêtrés, entrelacés, doublés ou triplés de couleurs plus claires, telles des ombres inversées ; empiétant souvent sur l’intégrité physique des individus ; durs et raides comme si l’artiste avait voulu les graver dans le support ; témoignant si évidemment de la grande énergie dispensée pour les exécuter, qu’ils en deviennent essentiels ; si assurément irremplaçables, qu’il faut en chercher la raison… Et cette raison ne serait-elle pas leur implication masculine, là où des fleurs, des cercles, etc. auraient apporté un peu de douceur et de féminité ? 

         Quoi qu’il en soit finalement, leur sens va bien au-delà de la simple décoration : Ariane Khalfa, qui était "partie" pour l’Afrique afin d’y trouver la vie entourée de chaleur humaine, enferme œuvre après œuvre, en des huis clos inexpugnables, ces protagonistes de son aventure, supposés la lui donner … Il lui faudra bien un jour, trouver la clef !

                                                                                              Jeanine RIVAIS

*Ariane Khalfa.

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2002.