N’est-il pas amusant, d’entendre un artiste déclarer : "J’ai commencé à dessiner avec de l’encre et du café" ? Immédiatement surgit à l’esprit l’idée que, pendant des années, va s’imposer à lui une dualité l’obligeant, selon l’urgence, à s’inscrire par le trait dans la tradition ; ou/et à fouir l’infinité de possibilités qui lui permettront, à travers des éléments extérieurs, d’exprimer ce qui est dormant en lui. Dualité encore, celle qui a fait succéder le dessin à la poésie. Car, très jeune, Pascal Hecker qui s’intégrait difficilement au monde, a cherché dans l’écriture un premier chemin libératoire. Même si l’expérience n’a pas été concluante, son attachement pour cette forme d’art ne s’est jamais démenti. Et sans doute n’est-ce pas un hasard si ses premiers dessins ont été réalisés sur du papier à machine.

          Dès l’abord, Pascal Hecker s’est avéré un véritable aventurier des techniques dites "mixtes", mouillant ses feuilles avec son fameux café à cause de la fluidité qu’il générait et de ses belles couleurs douces offrant toutes les nuances du sépia (mais aussi peut-être, du fait de son exotisme lié à un romantisme suranné ; ou à cause de réminiscences inconscientes de vieux livres d’aventures ?) ; puis du sel de Noirmoutier (vacances d’enfance ?) parce que l’humidité le faisait éclater et imprimer d’étranges cristaux dont l’impact donnait à la feuille des translucidités ponctuelles. Ont suivi, selon ses humeurs, l’aspirine du Rhône (pour l’espèce de délitescence qu’elle apportait au papier et son pouvoir de diffusion de l’encre), des vernis, des pigments… Multipliant à l’infini cette alchimie très personnalisée, l’artiste en herbe a commencé à y déchiffrer des rythmes familiers mais encore privés de sens. Bientôt, il a pu y déceler des silhouettes émergeant possiblement de ce qui ressemblait au magma de la terre en train de naître. N’y trouvant, bien sûr (mais n’en était-il pas alors lui-même psychologiquement au même stade ?) que des "êtres" embryonnaires, difformes, ectoplasmiques parfois ; en tout cas inachevés. Une avancée qui peut sembler ludique, mais à laquelle il s’appliquait avec le plus grand sérieux, tout étonné des résultats, des "évidences" qu’il obtenait !

          Cette période exploratoire, très gestuelle, très rapide, relevait d’une lecture cérébrale, psychologique, forcément subjective, au cours de laquelle Pascal Hecker devait se contenter de résultats aléatoires. Mais, tel le petit enfant perçoit le monde de façon très vibratile mais commence à en ressentir le mouvement, déjà la fibre créatrice était en lui, désireuse d’intervenir. Aussi a-t-il commencé à ajouter ici une courbe légère qui générait un œil, là un menton, l’amorce d’une épaule… Mais les "personnages" qui s’esquissaient étaient toujours dépourvus de membres. Enfin, un jour, sont apparues à leur place des sortes de vibrisses dont la finesse filamenteuse apportait une connotation sensuelle, presque sexuelle, jusque-là inexistante dans les œuvres. Parallèlement, les projections sur le papier ont gagné en densité pour créer des sortes de peaux satinées qui donnaient envie de les caresser… La vie s’insinuait peu à peu, mais de façon rédhibitoire, en chaque interstice de ce qui, jusqu’alors, n’avait été qu’esthétique.

Dans le temps où l’environnement et la création de plus en plus humanoïde devenaient plus avérés et plus interdépendants, et même si ses racines inconscientes le retenaient encore, Pascal Hecker a lui-même considérablement évolué : le jeune homme introverti s’est libéré de son carcan culturel, a trouvé la volonté de lutter contre le doute qui, jusqu’alors l’avait enfermé ; est devenu plus volontariste, plus affirmé. En somme, sont nés simultanément, la création fondamentale, la créature, le créateur ! Parvenu à ce stade de prise de conscience personnelle et picturale, à une sorte de nœud à partir duquel un personnage devenait à la fois être et caverne, ou encore plusieurs personnages apparaissaient sur le tableau, l’artiste a changé le format de ses œuvres, la qualité du papier (ce détail étant non pas anodin, mais symptomatique de son évolution), accru le niveau de ses interventions. Des titres ont apporté un brin d’humour dans cet univers tendu : "Portrait de mon père à la chasse" pour une œuvre d’où émerge un renard ; "Portrait de ma mère en bigoudis"… D’autres ont corroboré les préoccupations philosophiques de Pascal Hecker : "Votre maison est plus bas que l’horizon", phrase forte, parce qu’elle contient un enjeu, sa notion du quotidien : "Qu’est-ce que le quotidien ? Il peut être tout dans une existence d’homme. Mais vouloir le réduire à quelque chose de purement économique et social est grave parce qu’on tue le rêve dans l’homme… "*

           Grâce à cette réflexion sur lui-même et ses peintures, à cette sorte de militantisme qui l’entraînait vers l’extérieur et vers les autres, ses êtres tout neufs appliqués sur des supports décidément agrandis, ont achevé leur gestation et ont très vite trouvé leur intégrité physique, voire un volume, car des collages se sont greffés sur le fond plat. L’histoire qui, jusque-là se situait hors du temps, a commencé à s’y intégrer, prendre valeur de témoignage, illustrer en somme les préoccupations évoquées plus haut. A tel point que s’y côtoient les éléments les plus divers qui accompagnent d’habitude l’existence au jour le jour de Pascal Hecker : poèmes de jeunesse, tickets de métro, codes barres, fragments de papiers d’emballages, etc. Les êtres qui peuplent ces lieux maintenant connotés, sont perméables, sensibles aux échanges. Des enlacements suggèrent que l’amour est né, puissant ("Le courant passe"). Ce qui était chaos est enfin structuré. Et sur ces bribes de vie est apparue la couleur, chaleureuse, vivante !

           Et la mutation est si "lisible" qu’une conclusion s’impose : rarissimes sont les cas où un aussi irrésistible enchaînement, une telle osmose prennent corps entre création et artiste. D’où il faut déduire que Pascal Hecker –l’homme et l’artiste- a atteint sa configuration adulte ; que son monde naguère si effrayant a trouvé vie et mouvement autour de lui ; qu’il ne reste plus, maintenant (mais c’est le point capital) qu’à savoir comment continuera de grandir, l’œuvre ?

Jeanine RIVAIS

*Pascal Hecker.

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 74 TOME 2 DE JUILLET 2004 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.