L'ETRANGE BESTIAIRE D'ALINE BORDEREAU, sculptrice

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           A énumérer les expressions populaires comportant “la peau“ ; à penser, des inquisiteurs du  Moyen-Age à la Gestapo, combien d’hommes se sont acharnés à dégrader leurs victimes en la leur brûlant ou en les dépeçant ; combien, au contraire, de civilisations ont cherché à perpétuer la trace charnelle de leurs morts en les embaumant; à regarder les tatouages infligés à certains épidermes, il est évident que cette partie du corps est une des préoccupations majeures de l’espèce humaine. Et, depuis Rembrandt, nombre d’artistes ont mis tout leur talent à en exprimer le velouté, la grâce, les déchéances... 

          C’est pourquoi il est intéressant de suivre la manière dont une jeune artiste, Aline Bordereau, adopte à son égard une attitude nouvelle : Non pas “enlever” ou “imiter” la peau ; mais jouer les démiurges en la  “recréant”. Non pas la plaquer de façon mannequin sur une structure artificielle, mais effectuer un travail lié à la morphologie du corps, pour faire “sentir” les aléas du squelette : procéder par strates de l’intérieur “vers la peau”, afin de la rendre “vivante”. 

          Tout en revendiquant, pour ce faire, une attitude naturaliste, elle évite d’utiliser des matériaux trop proches de la réalité ; car l’architecte en elle conçoit des textures, élabore des mélanges, conditionne des approches : Un long travail de gestation au bout duquel la dentellière prend le relais ; brode au petit point courbes et anfractuosités ; fait, en les surjetant, saillir “les côtes”, sinuer “les muscles”... Ainsi, les grillages fins en brins d’osier; de papiers alvéolés en lambeaux de jute contrecollés, de crins frisés en cotons ouatinés… s'élaborent des chairs tangibles sous des membranes brunies et desséchées comme celles des momies… 

     Aline Bordereau revient ensuite à l”'intérieur” de ses étranges golems, afin d’y introduire des éléments plus tactiles, créer dans des couleurs plus sombres des cavités à la fois réalistes et très intimes. A ce stade de sa création, les concepteurs cèdent la place à l’artiste pure ; et, bien qu’elle s'en défende, elle quitte alors sa tenue de transformiste, introduit de la psychologie, génère dans ses œuvres un puissant érotisme : du foie/sexe rouge ardent, dardé hors du ventre d’un taureau morbidement pendu à des crocs d’abattoir, à sa poche/fraise vidée de ses organes, crochetée en transparence avec un surprenant réalisme, la fascination est là, de plonger les mains dans ces grottes morphologiques, ce vide physiquement “chaud” et “humide”! Même lorsque les animaux sont plus mobiles et ludiques (poule, chèvre, autruche...) ; même lorsque se dresse sur ses jambes grêles, "L'Africain" brandissant au-dessus de sa tête/squelette, un non moins squelettique cimier animalier; les contrastes entre les lourds “pelages", “laines”, plumes ... et la fragilité des râbles à claires-voies ou des queues évanescentes créent l’envie de toucher, caresser, jouer avec ; ou, au contraire, vivement repousser ! Lorsque, enfin, Aline Bordereau en vient au visage humain, c’est avec la volonté de lui donner une densité "charnelle”, en affirmer avec un narcissisme exacerbé, les reliefs; laisser "exprès” les traces de cette sorte de chirurgie esthétique pour montrer la réalité de cet être nouveau ; attester, par les coutures qui en dessinent les cicatrices, la couperose... qu’elle a, par son approche d’une optimale minutie, traqué les éléments d’une infinie beauté et non d’une évidente mutilation.

        Car la beauté constitue la quête première de l’artiste. Pour la trouver, il lui faut chaque fois prendre le temps de CONSTRUIRE ; gagner sur l'artifice ; côtoyer le "réel” qui était dans sa tête à l’origine : Créer, en somme, la violente impression produite dans "La Peau" de Malaparte par le majordome apportant aux convives une sirène cuite tellement semblable "à une petite fille” qu’ils la regardent, "muets de surprise... étendue, les yeux ouverts au milieu d’un plat d’argent”...! 

          Mais, au fait, Aline Bordereau n’a-t-elle pas commencé une série de poissons, des raies... à têtes si proches du ... visage humain !?

JEANINE RIVAIS

 

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1916 ET PUBLIE DANS LE N° 58 DE SEPTEMBRE 1996 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.

 

 

LES PHOTOS ORIGINELLES PROPOSOSEES PAR ALINE BORDEREAU ETAIENT TOUTES EN NOIR ET BLANC.