Est-ce parce qu'elle travaille généralement dans les rues, voyant passer des foules souvent compactes dont elle ne peut suivre qu'une fraction, qu'Anne Lordey peint des amoncellements de gens et d'animaux, serrés, souvent de guingois, littéralement emboîtés les uns dans les autres, circonscrits dans un rectangle non figuré autour duquel s'étale une large marge blanche ? 

          Tout se passe comme si, ces amas de populations soudain arrêtés, le lent travelling d'une caméra balayait doucement cet agglomérat ! Là s’arrête l’imaginaire, commence la "circumnavigation" raisonnée. Car ce qui frappe, dans le travail de l’artiste, c’est la rigueur architecturale de l’exécution, la précision entomologique des enchevêtrements de strictes géographies, silhouettes humanoïdes ou animales, arabesques idéalement réglées comme des chorégraphies. 

 

           Tout cela en noir et blanc, avec parfois, exceptionnellement une pointe de rouge ou de bleu, une plage ocrée, pour poncturer certains espaces. Ce sont les seules “fantaisies” de ce monde figé ; les évocations dans lesquelles l'être humain est présent de manière étrange, engoncé dans l'être suivant, perdu, vulnérable, mais multiple. Compressant les limites de chaque anatomie à la dimension de son environnement, l'artiste génère ainsi des scènes au caractère insolite. Obligeant le regardeur à se fixer des points de personnalisation, afin de se repérer dans cet univers qui, à force d’être anonyme, devient fascinant pour l’œil impatient d’y détecter le plus petit signe de vie, la plus petite faille où il pourrait s’agripper ! Ici un petit lac sur lequel vogue une nef minuscule ; ailleurs, une main émergeant, toute droite, du magma ambiant ; ailleurs encore, une tête de poisson, à l'œil vif, etc. 

       

  Enfin, vient le moment de la surprise : en observant chaque œuvre, le visiteur réalise que tous ces petits êtres sont installés de telle sorte qu'ils sont inclus dans une grande figure ; énorme tête difficile à canaliser, n'étaient têtes et bustes qui cascadent formant la chevelure/poissons d'un côté, /poupées de l'autre. Ou bien ce sont deux gros yeux perçants qui suggèrent la tête. Ou carrément, c'est un petit baigneur assis au sol, jambes raides, qui semble attirer vers lui les foules évoquées plus haut. 

       Et puis, autour de ces "rectangles" virtuels, la dessinatrice garde toujours, -comme il est fréquent en poésie-, de grandes marges blanches. Marges de silence dont la principale qualité est non pas d’évoquer, mais d’inspirer. Respirer après l'exploration de ces plages fourmillantes ! 

 

          Une œuvre bien singulière, finalement : où le visiteur s’interroge sur les motivations qui poussent une artiste dont la définition devrait être chaos primal, folie créatrice, à dispenser son incontestable talent en une réalisation de froide logique. Peut-être trop raisonnée dans sa volonté de dire, témoigner, dénoncer, pour être bouleversante. Mais puissante, tout de même ; attachante par ses moments de poésie ; son besoin irrépressible de tenter de faire bouger ce qui est apparemment ses paysages intérieurs.

Jeanine RIVAIS