PIERRE OHNIGUIAN peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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            Jeanine Smolec-Rivais : Pierre Ohniguian, votre nom est d'origine arménienne ?

            Pierre Ohniguian : Oui. C'est le nom de ma mère que j'ai adopté depuis longtemps.

 

                J.S-R. : Si je regarde votre travail qui est très répétitif et coloré, je le classerais plutôt dans l'Art populaire que dans l'Art singulier. Seriez-vous d'accord ?

            P.O. : Je n'ai pas d'avis sur cette question. Une seule chose m'intéresse dans mon évolution : j'ai fait de la peinture "avant", de la céramique, et à un moment donné, je me suis aperçu que tout ce que j'avais appris ne me servait à rien du tout. Je me suis donc retrouvé en homme libre, et je me suis mis à peindre ce que je présente actuellement. Je n'ai pas eu d'idée préconçue, je n'ai pas voulu être spécialement populaire, ni spécialement singulier : je fais.

 

                J.S-R. : Quand on observe vos œuvres, il apparaît que vous avez créé toute une série de personnages très en oblique, hypertendus ; Chacun dans sa petite case. Ne se regardant jamais, mais regardant le visiteur qui est en off. Les seuls êtres qui soient un peu de profil sont vos oiseaux. Bénéficient-ils d'un régime à part ?

            P.O. : C'est bien vu ! Dans mes œuvres, l'animal a un peu plus de liberté du fait que, par sa forme, par ses mouvements, il m'est facile de le mettre dans toutes les positions possibles. D'ailleurs, je viens juste de commencer à mettre des animaux. Par contre, pour les personnages, c'est comme si je leur parlais quand je les peins. Donc, ils me regardent. Pendant que je les fais, ils sont avec moi. C'est la raison pour laquelle, leur regard est fixé vers l'avant. Je ne fais pas de groupes, pas d'arrangements. Ce n'est pas du tout dans ma démarche.

            D'autant que le papier que j'utilise, qui est du papier chinois, -J'ai vécu trois ans en Chine d'où j'ai rapporté beaucoup de matériel- a le format que je présente ici. Ce format me plaît, parce qu'il me permet de remplir la feuille, et d'allonger mes personnages. Le résultat ne serait pas le même avec un format plus large. Je pourrais en faire, mais ils seraient assis ou pliés.

            Le thème actuel, ce sont mes danseuses !

                J.S-R. : Il me semble que nous sommes dans un paradoxe : les couleurs suggèrent qu'elles ont toutes les libertés ; et comme vous précisez que ce sont des danseuses, cela corrobore cette impression : or, elles sont toutes très rectilignes, très verticales, donc en opposition avec la définition de "danser".

            P.O. : C'est le danger de dire "je peins une danseuse" ! En fait, quand je dis que je fais une danseuse, c'est le support qui me permet d'avoir un but, d'avoir une idée globale de ce que sera l'arrivée. Mais je ne fais pas de danseuses réalistes, avec tutus, pointes, etc. On peut les interpréter beaucoup plus librement. Disons que c'est juste un mot qui permet de les placer dans une famille !

            Je ne veux pas décrire. Je veux garder une entière liberté de les classifier. Actuellement, je les appelle "danseuses" parce que j'aime bien peindre leurs atours, c'est tout.

 

                J.S-R. : On pourrait presque dire qu'elles sont découpées morceau par morceau. La tête n'est pas dans la continuité du cou ; elle en est coupée. Ensuite, le cou est coupé du buste. Les seins ressemblent à deux champignons qui seraient appliqués sur le corps. On pourrait dire que chaque élément du corps est une partie distincte. Que vous les avez "empilées" plutôt que composées.

            P.O. : Il y a quand même une composition. Il y a un fil conducteur, mais il n'y a que moi qui le sais : quand j'étale la couleur, je garde toute la liberté de pouvoir intervenir à chaque instant. Je peux changer tout, modifier le cou, ajouter un collier plutôt qu'autre chose, etc.

            Je ne pense pas que l'on puisse dire que j'ai découpé chaque personnage. En fait, c'est plutôt une succession d'éléments. Et je trouve que tous ces éléments se succèdent harmonieusement ; qu'ils vont bien ensemble. Cela ne me gêne pas du tout de les voir placés de cette façon. Au contraire, je m'étonne même parfois, à la fin, de ce que j'ai fait !

 

                J.S-R. : C'est bien de continuer ainsi à se surprendre au bout de tant d'années.

            P.O. : Sinon, je ne peindrais plus, cela n'en vaudrait pas la peine.

 

            J.S-R. : Sur les jambes, vous mettez des couleurs nettes ; alors que sur les corps, vous avez dilué les couleurs. Par exemple, si je prends les robes de trois de vos danseuses, vous avez procédé très nettement ainsi. Et vous avez repris le procédé sur les oiseaux.

            P.O. : Il n'y a pas de raison particulière à ce processus, sauf une question de position : la volonté de ne pas charger ceci, cela. Les seules raisons sont de créer des oppositions ; d'animer le tableau, et éviter la monotonie. Parfois, je fais un petit rendu, dedans, mais très léger ; parce qu'il faut que chaque partie participe à l'ensemble. Que cela génère une réelle harmonie.

            Il est vrai que dans l'Art singulier, ce qui m'a toujours étonné, c'est que tout le monde remplit toujours la totalité du support. Et moi qui ai appris la technique de la peinture chinoise, j'ai surtout appris une chose, c'est qu'il faut laisser des blancs et que les vides sont plus importants que les pleins.

 

                J.S-R. : C'est comme en poésie, l'importance de la marge.

            P.O. : Oui, tout à fait. C'est pourquoi je fais attention à ce que l'ensemble soit homogène, et qu'il reste des vides.

 

                J.S-R. : Par ailleurs, et là je m'en prendrai uniquement aux membres inférieurs, parce que je ne le retrouve pas forcément sur les membres supérieurs où vous avez mis parfois des colliers mais c'est tout, les jambes sont toujours couvertes de collants poncturés, rayés, carrelés… Alors, même question : pourquoi ce travail sur les jambes et pas sur les bras ?

            P.O. : Peut-être est-ce un fantasme ? Les jambes ! La promesse du haut de la jambe, des choses de cet ordre ? En fait, je me retrouve avec une surface que j'ai peinte et parfois j'ai envie de ne rien faire de plus ; d'autres fois j'ai envie d'ajouter quelque chose ! Là encore, comme je l'ai dit au début, je ne veux pas partir avec une technique précise, répétitive. Il s'agit-là d'une série que j'ai envie de traiter de cette façon. Peut-être, dans trois semaines commencerai-je une autre série que je traiterai différemment ? Peut-être plus avec des personnages ? En fait, quand je commence un tableau, je commence comme une abstraction. Le visage vient après. Une sorte de tache globale qui prend forme, qui prend vie. Bien sûr, dans l'immédiat, je sais que je vais faire un personnage, mais il n'y a pas d'idée précise. La technique, au contraire, s'il y en a une, me libère et me donne la possibilité de changer tout le temps en cours de route. Et c'est ce qui me passionne, ce qui m'amuse.

                J.S-R. : Pour pratiquement tous vos personnages, quand nous arrivons en haut de ces collants qui vous ont fait fantasmer, nous trouvons soit une grappe de perles ; soit des dentelles ou autres colifichets, sans que l'on sache vraiment s'ils partent du haut du collant ou du bas de la jupette ? Toute un travail décoratif qui orne l'un ou l'autre ?

            P.O. : Je ne saurai pas vous donner de réponse ! C'est venu tout seul, sans intension très précise ! Le graphisme que j'ai employé pour travailler la jupe me donne la direction pour descendre la jambe. Tout cela me semble plutôt évènementiel. Cela arrive au moment où je le fais, et cela se décide tout seul. Il y a des jupes qui demandent que le bas soit un peu festonné, etc. C'est une question de composition, parce que je trouve que c'est plus riche de cette manière. C'est très instinctif, très intuitif.

            J'ai découvert au bout de toutes ces années, que tout ce que j'ai appris m'a complètement enfermé : un ciel est bleu avec des nuages blancs, le soleil est jaune et brillant, etc. J'en ai eu assez, parce que chaque fois, mon pinceau allait directement à ces couleurs. Ce que j'ai tranquillement découvert après tout cela a été une rupture, et cela a été radical. Depuis ce temps-là, comme Monsieur Jourdain, je dirai que je fais non de la prose sans le savoir, mais de la peinture.

 

                J.S-R. : En tout cas, vous n'avez jamais de fond qui puisse connoter historiquement, socialement, géographiquement… vos œuvres.

            P.O. : Non, je les veux intemporelles. C'est-à-dire de nulle part. Et puis, dans la façon dont je travaille actuellement, je ne veux pas surcharger avec des symboles. D'abord, c'est de l'aquarelle, c'est très compliqué à faire. J'ai beaucoup travaillé pour y parvenir. Par contre, si je commence à mettre les fonds, je risque de perdre beaucoup dans le dessin, dans les contrastes, dans les couleurs qui sont vives et joyeuses. Dans lesquelles je trouve une autre harmonie que je n'ai jamais apprise.

 

                J.S-R. : Parlons de vos couleurs : vous n'utilisez que des couleurs acidulées. Qui, d'ailleurs, vont très bien ensemble.

            P.O. : Oui, mais cela vient de la matière. J'ai tout un stock de papiers et de peintures chinoises qui sont comme de la gouache, mais en fait ce sont des aquarelles.

 

                J.S-R. : Avant de vous poser ma question traditionnelle, je vais vous en poser une, vicieuse ! Vous me parlez de la marge, de l'importance du vide, etc. Pourquoi surchargez-vous vos murs à un tel point ?

            P.O. : C'est une erreur, je l'avoue. J'ai la tentation de montrer le plus possible : et il est vrai qu'un si grand nombre demanderait beaucoup plus d'espace. Mais j'ai toujours peur qu'il n'y en ait pas assez ! C'est sans doute idiot, et s'il n'y avait qu'un tableau sur deux, ce serait largement suffisant.

 

                J.S-R. : Tout à fait !

            P.O. : Je suis incorrigible. Et je sais qu'il faut que je me discipline, que je comprenne mieux, que j'intègre mieux cette idée !

 

                J.S-R. : Et maintenant, question traditionnelle : y a-t-il des thèmes que vous auriez aimé traiter et que nous n'avons pas abordées ? Des questions que vous auriez aimé entendre, et que je n'ai pas posées ?

            P.O. : Non, je crois que vous avez un bon regard, les questions sont très pertinentes. Mais; peut-être que la question que je redoute, c'est qu'on me demande pourquoi je peins !

 

                J.S-R. : Non ! Aucun risque de ma part

            P.O. : ! Car la seule réponse que je pourrais donner est "pourquoi respirez-vous" ? Car c'est ma vie, je ne peux pas la concevoir autrement.

 

                J.S-R. : Vous êtes donc un peintre heureux ?

            P.O. : Oui, je peux le dire !

 

ENTRETIEN REALISE LORS DE LA RENCONTRE INTERNATIONALE D'ART SINGULIER DE MARSAC, LE 7 JUILLET 2012.