HUBERT DUPRILOT, peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

*****

Fresque N°4
Fresque N°4

                Jeanine Smolec-Rivais : Hubert Duprilot, vous êtes relativement jeune. Comment un jeune artiste en vient-il à créer une fresque aussi impressionnante ?

            Hubert Duprilot : Je ne suis pas tellement jeune ! J'ai trente-six ans ! Et il y a déjà longtemps que je peins.

            Question difficile ! Il y a eu un facteur déclencheur qui a été mon passage au Musée de Lausanne. C'était ma première vraie rencontre avec l'Art brut. Je connaissais l'Expressionnisme, mais pas l'Art brut. J'ai vu une œuvre fantastique, des feuilles A4 dessinées au stylo à bille, "Fleuve d'une vie", un travail monumental. Ce travail m'a bouleversé, et quand je suis rentré chez moi, je n'arrivais plus à peindre, parce que je me disais : "Tu ne peux pas être un bon peintre si, avec aussi peu de moyens, tu te peux pas faire quelque chose". J'ai donc arrêté d'acheter du matériel. J'avais des crayons, des chutes de papier, et j'ai décidé que si, avec cela, je n'étais pas capable de faire quelque chose, c'était que je n'étais pas un grand artiste.

            J'ai travaillé sans relâche pendant trois semaines. Les deux dernières semaines, j'étais tellement pris par la peinture que je ne dormais plus. Cela s'est terminé en hôpital psychiatrique, parce que ne pas dormir pendant deux semaines n'est pas une bonne idée. Je ne mangeais plus, j'étais happé par ce challenge.

            C'est après cela que j'ai fait ma première fresque. Elle est partie d'une rencontre : j'étais avec mon amie de l'époque sur le stand de Mag 2000. Elle m'a dit qu'elle aimerait faire un travail avec moi, parce qu'elle écrit. Elle m'a dit qu'elle voyait 22 tableaux, que c'était le "Tarot de Marseille". Elle est très branchée ésotérisme et tout ce qui s'en rapproche. Je ne connaissais pas du tout le tarot avant de m'investir dans ce projet.

Tarot de Marseille
Tarot de Marseille

Quand j'ai vu pour la première fois le Tarot de Marseille, j'ai dit que je voulais travailler dessus, mais que ce serait "chaud" ! Que ce serait un sacré boulot, parce que j'ai tout de suite pressenti qu'il y avait une symbolique très puissante derrière ce tarot, et que cette symbolique se retrouverait dans le travail. Et que, puisque je ne connaissais pas, il fallait absolument que je m'en imprègne. Cela a représenté énormément de documentation au départ. Nous avons commencé à faire de tout petits croquis. Qui ont ensuite été la matière que j'ai collée sur les premiers panneaux. Ensuite, j'ai retravaillé dessus et c'est devenu ce que vous voyez. En fait, ce tableau s'intitule "Materia Prima" : c'est la matière première.

 

                J.S-R. : Mais vous avez mis comme titre "Mat Mundus" : Que signifie cette expression ?

            H.D. : "Mat" est la carte zéro du Tarot de Marseille. En fait, elle ne s'appelle pas ainsi, mais c'est la carte qui n'a pas de numéro. Et qui s'appelle "le mat' C'est un personnage qui a un balluchon : il a tous les éléments pour réussir dans la vie, mais il cherche sa voie. Et "Mundus" est la carte 21 du tarot, et c'est la réalisation, c'est-à-dire que, quand le personnage s'est trouvé, il peut enfin se mobiliser, arrêter de marcher et être en pleine réalisation de lui-même.

Fresque (Détail)
Fresque (Détail)

J.S-R. : On peut donc dire, sans analyser pour le moment, l'œuvre qui est devant nous, que vous êtes parti d'une situation zéro, et que vous avez pleinement réalisé ce que vous aviez fantasmé ?

            H.D. : Tout à fait, oui. Nous nous sommes en fait servis du tarot divinatoire. J'ai rencontré Alejandro Jodorowsky, je me suis fait tirer les cartes par lui, ce qui m'a permis de comprendre le processus de tirage, parce que c'est un des plus grands tarologues.Et c'est un très grand bonhomme dans ce qu'il appelle de "la psychomagie". Mais il faut savoir qu'au départ, le tarot était l'instrument thérapeutique pour les gens angoissés. On ne fait pas de la divination. On ne va pas voir Alejandro Jodorowsky en lui demandant ce qui va se passer demain. Cela ne l'intéresse pas. Il rencontre un problème, et il vous aide à trouver la bonne voie pour le résoudre. Il se sert du tirage. De voir les cartes permet à la personne de les ancrer en elle, lui permettant de se souvenir du tirage et de pouvoir suivre sa voie. C'est un guide, en fait, il se présente comme tel.

Fresque (détail)
Fresque (détail)

                J.S-R. : Votre œuvre est tellement monumentale –même si à Bézu-Saint-Eloi elle n'est que partielle-, qu'en fait, il faut commencer par la voir de loin. Il faut tout un cheminement vers cette œuvre…

            H.D. : Un ami m'a dit que cette œuvre est un entonnoir. Soit on ne rentre pas dans l'entonnoir, soit on y rentre et alors on est happé. J'ai vu des gens rester deux heures sur mon stand, à regarder la fresque, parce qu'ils étaient happés par le grand, et que cela part en effet, du grand jusqu'au plus petit.

 

                J.S-R. : Pour reprendre votre image, on pourrait dire que la première partie du "grand" est le jaune. J'ai tout de suite, et de loin, eu cette sensation de couleur, de jaunes dominants. Pourquoi ce parti-pris des jaunes ?

            H.D. : Déjà, c'est un problème d'unité, parce que c'est très compliqué de travailler à quatre mains. C'est mon amie qui a écrit directement sur la toile. Comme elle n'est pas artiste au départ, il a fallu arriver à intégrer ses écrits, les mêler pour en faire quelque chose d'homogène. Du coup, pour garantir cette homogénéité, j'ai trouvé simplement l'idée de passer une couche unie. Et de donner ce côté vieilli, cet aspect de parchemin.

Fresque (Détail)
Fresque (Détail)

                J.S-R. : La deuxième partie, c'est justement l'écriture. A mon avis, l'écriture se voit avant les personnages. En tout cas, je suis venue d'abord à l'écriture. Dans la tête, j'avais : Tant d'écritures, donc œuvre politique. Or, je m'aperçois que telle n'est pas du tout la situation. Qu'en fait, toutes les citations sont psychologiques, je dirais presque psychanalytiques pour certaines. En tout cas, très personnelles, très intimes.

            H.D. : C'est tout à fait cela. Nous nous sommes servis du tarot de Marseille qui est, comme je l'ai dit, un instrument thérapeutique. C'est un tarot qui est extrêmement bien conçu : dans les 22 lames, on peut retrouver tous les comportements humains et les aléas de la vie. Ainsi, de temps en temps, je tirais une carte le matin, et je me disais que ce serait ma carte de la journée. Et je commençais à travailler dessus. Puis nous avons commencé à mélanger les cartes, à donner des rapports entre les cartes… En fait, c'est une sorte d'autoanalyse, par rapport à la toile. Nous avons donné nos états d'âme sur la toile.

 

                J.S-R. : Vous employez toutes sortes de typographies, mais parmi les plus petits caractères, on pourrait dire que la plupart du temps, ils portent un proverbe, un adage. Ensuite, on en vient aux très gros, où vous avez l'air de "vous" prendre à parti. En tout cas, de vous inciter à faire quelque chose, vous solliciter pour aller "ailleurs".

                H.D. : C'est un peu cela, en effet. C'est-à-dire que je continue à comprendre ce que je suis en regardant cette fresque. Je ne sais pas ce que j'ai fait ; parce que, quand je peins je suis en transe, donc je peins, je laisse aller. Et c'est la raison pour laquelle je fais partie de ce festival, parce que c'est de la création spontanée, il n'y a aucune théorie derrière, on ne réfléchit pas, on lâche les choses. Du coup, après, on se demande ce que c'est que tout cela et on finit par avoir un "retour à l'envoyeur" : c'est le tableau qui nous renvoie ce qu'on était, ce qu'on doit faire, et ce qu'on est. C'est aussi le tableau qui nous indique ce que l'on ne doit plus faire.

Fresque (Détail)
Fresque (Détail)

                J.S-R. : Nous en arrivons aux personnages : le spectateur n'a jamais une vision absolue sur eux, parce qu'ils sont toujours recouverts d'écritures, de signes cabalistiques, etc. Finalement, on peut dire qu'eux aussi, sont complètement soumis cette écriture ? La même chose que vous, qui êtes à l'extérieur du tableau.

            H.D. : C'est exactement cela.

 

                J.S-R. : Ces personnages, si on les voit d'un peu loin, ils ont l'air d'être des personnages, je veux dire qu'ils semblent banals. Mais, quand on s'en approche, on s'aperçoit qu'ils ont tous les yeux creux. Aucun n'a de paupières, ni de pupilles. En plus, -et cela va nous amener tout à l'heure à vos dessins qui sont à côté- pour certains, des gens voyaient des ermites, des solitaires à tout le moins… ? Et puisque vous parlez beaucoup des tarots auxquels je ne connais strictement rien, ces personnages font-ils partie de vos cartes du tarot ? Ou sont-ils des personnages que vous aviez en tête et dans ce cas, je comprends que vous ayez fini à l'hôpital psychiatrique !

            H.D. : Effectivement, ce sont les cartes des tarots. Réinterprétés évidemment, selon ma personnalité, celle de mon amie. Parce qu'elle écrit/je peins ; parfois je peins/elle écrit… Du coup, c'est une question/réponse. Tel écrit m'inspire. C'est ainsi que cela s'est joué. Tous ces personnages sont des réminiscences du tarot de Marseille.

            Pour le fait que les orbites n'aient pas de regard, c'est tout simplement que je ne sais plus qui a dit : "Le regard est le miroir de l'âme"(¹), ce qui m'intéresse, c'est l'âme directement, et pas dans le regard. C'est pourquoi, je cherche toujours à happer les gens à l'intérieur…

 

                J.S-R. : Donc, en fait, pour vous, l'extérieur serait l'intérieur ? Vous dites : "J'ai directement accès à leur âme", ce qui signifie que l'enveloppe physique, l'enveloppe charnelle que l'on voit, c'est en même temps leur âme ?

            H.D. : Non, justement. J'essaie de retirer cette enveloppe, pour que la personne soit intéressée par ce qu'il y a derrière. Mais évidemment, ce qu'il y a derrière n'est pas visible. Mais je ne parle pas que de ces tableaux-là, c'est ma démarche en général.

 

les 4 dessins exposés
les 4 dessins exposés

J.S-R. : Je voudrais en venir à vos quatre dessins au bout de la fresque . Connaissez-vous Rosemarie Koczy ?

            H.D. : Pas du tout !

 

                J.S-R. : Elle est morte, maintenant, mais c'était une femme d'origine allemande qui s'est retrouvée à trois ans, internée dans les camps. Sa mère a été emmenée comme putain des Allemands, etc. En fait, quand nous avons fêté ses soixante ans, elle était toujours "dans son camp". Elle n'a fait toute sa vie, que des petits personnages aux yeux creux, comme les vôtres, ou au contraire exorbités. Quand j'ai vu vos quatre dessins, ils étaient pour moi la concentration de tout ce que vous aviez pu mettre psychologiquement dans votre fresque ; et, en même temps –j'ignore si vous avez ou non vécu une guerre- mais il est évident que vos personnages dans vos dessins, sont des rescapés ?

            H.D. : Des guerres –des vraies guerres- il est évident que je n'en ai pas vécu. Mais nous avons tous des guerres dans notre vie, des combats à mener. Il nous arrive des choses. Il faut les assumer. Il faut aller de l'avant. Je redis que des vraies guerres, je n'en ai pas vécu, mais par contre, je suis très touché par ces évènements ; et je trouve que mon pays, la France que j'aime par-dessus tout, est un grand pays parce que beaucoup de gens sont morts, ont donné leur vie pour que nous, nous puissions bénéficier de tout ce que nous avons. Où nous avons le droit de nous exprimer. Nous avons acquis des droits, par la mort de personnes. Mes deux grands-pères ont fait la guerre. L'un d'eux a été gazé et a ensuite été malade toute sa vie. Il y a eu toutes les "Gueules cassées"… Tout cela me touche, et je trouve n'importe quelle guerre nulle et moche.

 

                J.S-R. : Mais alors, comment définissez-vous vos quatre dessins, parce que je les ai vraiment connotés dans ma tête. Mais pour vous, est-ce que c'est autre chose qu'une concentration des éléments forts de votre fresque ?

            H.D. : C'est un autre travail. Je ne pense pas qu'il y ait vraiment de rapport entre les dessins et la fresque. C'est plutôt un travail sur un crucifix de mon grand-père qui était sculpteur sur granit en Bretagne . Il a donc fait beaucoup de calvaires, beaucoup de croix. J'en ai une chez moi, et s'il est vrai que je ne suis pas catholique, que je n'adhère pas à des effets de groupe, par contre si Jésus a existé, et tel qu'on nous le montre, c'est à un grand homme que l'Humanité a fait du mal. Je pense souvent que des gens très bien meurent, des gens comme Gandhi, Jésus… qu'ils sont de grands prophètes, qu'il faut suivre leur voie ; et que, malheureusement cela se termine par leur martyr. Les Justes, souvent, finissent par être lynchés par les autres, sans que l'on sache pourquoi, alors qu'ils veulent apporter du bien. Un de mes livres préférés est "Ainsi parlait Zarathoustra", parce que Nietzsche est pour moi un très grand penseur qui a créé ce personnage. Lequel dit en souriant aux autres ce qui est bien, sans pouvoir les empêcher de faire des bêtises !

 

                J.S-R. : Pour terminer, question que je pose à la fin de tous mes entretiens : Y a-t-il des thèmes que vous auriez aimé aborder et que nous n'avons pas abordés ; des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

            H.D. : Non, je trouve que vos questions étaient tout à fait appropriées, et bien préparées. Merci de cet interview.

 

ENTRETIEN REALISE AU FESTIVAL GRAND BAZ'ART A BEZU, LE 26 MAI 2012.

 

                (¹) A vrai dire, il n'est pas étonnant qu'Hubert Duprilot ne connaisse pas la réponse. Apparemment depuis toujours, des gens se posent la question. Pour l'un, Cicéron, déjà, écrivait quelque chose de semblable: "Car si le visage est le miroir de l'âme, les yeux en sont les interprètes" (Ut imago est animi voltus sic indices oculi). Pour un autre, c'est le titre d'un poème d'Yves le Guern ; "Les yeux sont le miroir de l’âme". Un autre affirme que l'expression "Les yeux sont les fenêtres de l'âme" est de Georges Rodenbach (1855-1898). Et un autre encore que "Les yeux sont les miroirs du corps, ils en disent beaucoup plus long sur l'état de nos viscères que sur celui de notre âme ou de notre esprit" est de Pierre Reverdy…

La fresque telle que présentée au Grand Baz'Art à Bézu
La fresque telle que présentée au Grand Baz'Art à Bézu