JEAN-PIERRE FAURIE, peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Les containers à Anet
Les containers à Anet

Jeanine Smolec-Rivais : Jean-Pierre Faurie, vous organisez d'habitude de nombreux festivals, expositions, etc. sous toutes les formes : est-ce facile de passer du rôle d'organisateur au rôle d'invité ?

            Jean-Pierre Faurie : Je trouve beaucoup plus facile de me contenter d'exposer. Car ce que fait à Bézu Jean-Luc Bourdila, ou ce que je faisais lorsque je faisais "La Friche" à Anet, c'est un an de préparation. Il faut trouver les artistes, les financements. Ici, nous sommes accueillis et bien accueillis, les gens sont charmants, l'organisation est parfaite. Etre ici est donc pour moi, un moment de récréation !

 

                J.S-R. : Justement, qu'est-ce qui vous avait donné l'idée d'exposer dans des containers, à Anet ?

            J-P.F. : Avec le Conseil général, nous cherchions une idée un peu nouvelle pour présenter les artistes. La première idée que j'avais présentée était que les artistes puissent exposer dans La Baraque qui est une structure présentée par le Théâtre des Buissonniers à Nogent-le-Rotrou. C'est un lieu que j'aime beaucoup, un lieu pour faire du théâtre assez original ; mais cela n'a pas été possible parce que le coût était trop important.

            Ensuite, j'ai proposé que les artistes puissent exposer dans des Algeco, que nous ferions venir sur le terrain qui s'appelle "Le Friche" à Anet. Ce qui a été drôle, c'est qu'au moment où je proposais ce projet, le responsable culturel m'a rétorqué : "Monsieur Faurie, pourquoi pas dans des containers, tant que vous y êtes" ! Je l'ai pris au mot, malgré ses dénégations !

            Nous avons donc commencé avec des containers. Et le but du jeu, c'était de demander aux artistes de travailler non pas comme si le container était une mini-galerie, mais spécifiquement "pour" le container. Faire de ce container une œuvre. Réaliser une mise en boîte, en somme. Qui s'ouvre et se ferme. On entre, on n'entre pas… C'est une façon différente d'aborder l'art. Et qui pouvait se transporter, parce que le concept était que l'on pouvait remettre ces boîtes sur des camions et aller exposer ailleurs ! Malheureusement, nous n'avons jamais eu assez de force pour prospecter cette idée-là, mais cela aurait été intéressant.

            Nous arrêtons, parce que c'est très compliqué. Mais j'ai déposé un dossier pour continuer à Gennevilliers sur le Port de Paris.

Un exemple de container, celui de Cavanna
Un exemple de container, celui de Cavanna

                J.S-R. : Quand les artistes sont invités dans ce genre de lieu qui est presque un huis clos, jouent-ils vraiment le jeu de concevoir leur intérieur différemment ?

            J-P.F. : Une grande partie joue le jeu, l'autre pense qu'il n'y a rien de spécial à préparer. Mais ils s'aperçoivent que, lorsque l'on transforme le container en mini-galerie, ce n'est pas très intéressant plastiquement. Cela n'apporte rien ! Le visiteur voit tout de suite la différence entre l'artiste qui a investi le container, travaillé à cette mise en boîte et l'autre qui n'en a rien fait.

                J.S-R. : Venons-en à Jean-Pierre Faurie peintre. Peut-on dire que vous faites partie de la Figuration libre ?

            J-P.F. : Je pense qu'il est important de savoir à peu près à quelle page on est dans le Livre ! Le travail que je présente ici a en effet rapport avec ce que je fais depuis longtemps, puisque ma formation est la Bande dessinée, et que j'ai toujours travaillé dans cette mouvance qui était à une époque appelée la Figuration libre.

 

                J.S-R. : Comment définissez-vous votre travail ?

            J-P.F. : Il a évolué dans le temps, parce qu'au départ c'étaient de très grandes toiles qui avaient un rapport à la Bande dessinée ; prédessinées avec des personnages, des mises en scène. Et puis, petit à petit, le travail d'écriture s'est intégré dans les peintures. La peinture, c'est le fond, la forme, le dessin la couleur. Mon travail de fond est d'écrire des textes qui ne resteront pas dans la littérature française, mais où des gens se parlent. Au bout d'un moment, ces écrits qui s'empilent me donnent un fond. Sur ce fond, je fais apparaître des personnages qui auraient été susceptibles de dire ces écrits cachés…

 

                J.S-R. : Je n'aurais pas deviné qu'il y avait des écrits par-dessous, parce que l'ensemble est tellement plein que l'on ne voit plus le fond.

            J-P.F. : Les personnages essaient d'émerger du fond. Ils ont un peu de difficulté, parce que c'est très colmaté.

 

J.S-R. : Il me semble que quatre toiles sont conçues dans le même esprit, et une autre dans un esprit différent ? Sur les quatre, lest personnages sont tellement intriqués, tellement compacts que l'on n'arrive plus à distinguer le contour de la tête de l'un, l'épaule de l'autre, etc. Pourquoi cette volonté d'entassement ?

            J-P.F. : Je n'en sais rien. J'ai un instinct grégaire. Je déteste ces phénomènes de société où chacun est dans son coin sans se préoccuper de l'autre. Moi, j'aime bien me sentir proche des autres. Certes leur espace de vie est un peu perturbé, rétréci ; mais j'avais besoin de cela. Pour celui du milieu, c'est un peu le même problème, puisque c'est aussi un travail sur les écrits. Mais j'ai voulu dissocier les différents personnages puisque c'est de la peinture ; et que le but du jeu est qu'il va y avoir un spectateur. Alors, est-ce les personnages de ma peinture qui regardent le spectateur ? Ou est-ce le spectateur qui regarde mes personnages ?

 

                J.S-R. : Je pense qu'il y a les deux : que le regardeur est aussi le regardé ? Leurs yeux sont vraiment tendus vers quelqu'un qui est en off et ne peut être que le spectateur.

            J-P.F. : Voilà !

 

                J.S-R. : Tout de même, cette toile est différente en ce sens qu'elle est moins "peuplée", et certains personnages sont complets au-dessous de deux rangées de têtes.

            J-P.F. : Oui. Mais une chose est sûre : lorsque je rentre dans l'atelier et que je mets à peindre, je ne veux pas savoir quel sera le tableau final. Ce que je veux, c'est être surpris. Si je connais la fin avant d'entrer, je ne vais pas peindre. A un degré modeste, je cite toujours la phrase de Picasso dans le film de Clouzot : Picasso peint et repeint toujours la même toile, et à un moment il dit : "C'est fini". Et quand on lui demande pourquoi celle-là est finie, alors que chacun trouvait finie la version précédente, il donne cette réponse parce que, vu la compétence technique qui était la sienne, il est allé au-delà de cette compétence et il a été surpris par ce qu'il a fait. Et, au moment où il a été surpris, il a décidé d'arrêter. Moi, j'ai des compétences dans ce que je fais, et ce que je sais faire, et je pourrais tourner en rond à faire la même chose. Ce que je garde de la décision de Picasso, c'est qu'il y a un besoin d'être surpris à un moment. Et de dire "c'est fini, j'arrête". Parfois, c'est trop colmaté ; et quand c'est "trop trop", je remets une couche de blanc par-dessus et je recommence.

 

                J.S-R. : En faisant ainsi, vous constituez des sous-couches. Ces sous-couches interviennent-elles dans la conception du nouveau tableau ?

            J-P.F. : Non, pour certains. Oui pour les petits tableaux qui ont été peints deux ou trois fois. J'ai gardé certains éléments ; et on devine le fond qui a été repeint. J'utilise la première mouture pour repeindre par-dessus. Et si, dans quelque temps, ils ne me plaisent plus, je pourrai très bien recommencer à les peindre.

                J.S-R. : Nous avons parlé tout à l'heure de la disparition des fonds sous la multiplicité des personnages. Par contre, une autre toile laisse une place au fond. Mais ce fond est complètement non-signifiant.

            J-P.F. : Ce fond est en effet non signifiant, mais c'est un des rares où l'on peut deviner qu'il y a eu plusieurs écritures. On devine quelques lettres. La démarche peut varier en raison des motifs du moment : par exemple, ce peut être un coup de colère. Je vais donc probablement écrire le texte en rouge, écrire toute la toile avec cette colère. Après, je vais changer de personnage. En créer un qui va répondre et qui sera créé par exemple avec du bleu. Je vais ainsi créer de nombreux personnages qui vont jouer comme dans une pièce de théâtre et qui vont empiler leurs écrits. Ce qui me donne le fond. Ce fond une fois terminé, j'essaie de faire ressortir les personnages qui auraient pu être les acteurs de tous ces écrits. Mais les écrits auront disparu, sans regret, puisque, comme je l'ai tout à l'heure, ils sont sans intérêt sur le plan littéraire.

 

                J.S-R. : En plus, cette toile bleue présente des personnages qui ont une expression du visage. Alors que les autres, parce qu'ils sont tellement imbriqués, perdent leur expression.

            J-P.F. : En effet, ce qui donne des effets de personnages un peu hagards, ou avec exprès, le même type d'œil. Et, en définitive, qui regardent qui ou quoi ? Et même regardent-ils quelque chose ? On ne le sait pas. Quelques-uns paraissent plus expressifs que d'autres. Mais beaucoup sont stéréotypés, si bien que chacun peut ou non s'identifier à l'un ou à l'autre. Je joue aussi sur le fait que j'ai beaucoup dessiné ; qu'à une époque j'ai fait de la caricature pour des journaux politiques ; ce qui donnait beaucoup de personnages déformés.

 

                J.S-R. : Vos toiles donnent l'impression d'être extrêmement colorées. Or, il me semble que vous utilisez très peu de couleurs. BLeu, vert, jaune, rouge, quelques petites touches de vert, mais aucune autre.

            J-P.F. : En effet, il y a très peu de couleurs. Je travaille beaucoup avec les couleurs primaires, même s'il y a quelques violets. Des gris colorés dans lesquels j'utilise beaucoup le noir. Beaucoup de dégradés, de palettes à partir du jaune.

 

                J.S-R. : Oui, bien sûr, toutes les déclinaisons de ces quatre couleurs.

            J-P.F. : Oui. Il y a eu une époque où je mettais beaucoup de blanc, mais ce n'est plus le cas. Mais je ne procède pas comme certains peintres qui utilisent le blanc comme du non-peint. Moi je peins tout, et si du blanc revient, je le remets comme une couleur.

 

                J.S-R. : Ce serait un truisme de dire que les petits tableaux prennent moins de place que les grands ; mais je trouve qu'ils sont conçus de façon différente des grands. Chaque tête y a une grande place. Elle couvre presque tout l'espace.

            J-P.F. : Ce qui fait un peu ludique aussi lorsque l'on met chez soi un de ces petits formats, c'est de se dire que l'on a une tête à soi le matin. On se dit que ce personnage n'est certes pas Alain Delon. Moi qui suis un grand hypocondriaque, si je ne suis pas en forme, je me dis en regardant tel ou tel tableau, que le personnage l'est encore moins que moi ! Cela me redonne le moral !

 

                J.S-R. : Justement, celui que vous évoquez est le plus expressif de tous, et je pense que ce n'est pas par hasard que vous l'avez placé au milieu de la colonne ?

            J-P.F. : Oui, je voulais que nous nous regardions pensant le temps du festival !

 

                J.S-R. : Question traditionnelle pour terminer : Y a-t-il des thèmes que vous auriez aimé aborder et dont nous n'avons pas parlé ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

            J-P.F. : Non ! Tout ce que nous avons dit me passionne. La seule chose que j'ajouterai, c'est que je ne travaille pas que sur ce type-là. Je travaille aussi sur la photographie qui est du même type. Je photographie des personnages qui sont prolongés par du dessin. Et qui sont des têtes. Je travaille beaucoup sur les têtes. Ces "personnages" que je photographie, qui peuvent être des caillots de vase, de la lavande, des algues… sont collés sur un papier, et je les prolonge par des couleurs pour que le spectateur y découvre mieux ces personnages cachés. Et puis, je travaille sur un thème plus abstrait, la disparition des haies dans le Perche. J'ai donc trois fers au feu. Et ce qui m'est souvent reproché, à juste titre d'ailleurs, c'est que cela constitue trois pistes différentes. Mais moi, dans ma tête, j'ai besoin d'avoir plusieurs cases !

 

                J.S-R. : Comme les containers !

            J-P.F. : Voilà ! Et comme celui qui a son pied-à-terre à Paris, sa maison au bord de la mer, et sa résidence de campagne dans le Perche, j'ai besoin de changer souvent !

 

            ENTRETIEN REALISE AU FESTIVAL GRAND BAZ'ART A BEZU, LE 26 MAI 2012.