CHRISTINE FAYON, plasticienne textile

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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                Jeanine Smolec-Rivais : Christine Fayon, c'est la première fois que nous nous rencontrons. Comment êtes-vous arrivée aux caravanes d'Avis de Pas sages ?

                Dites-vous que vous êtes tisseuse, fileuse, brodeuse, tricoteuse ? Comment vous définissez-vous ?

Christine Fayon : Je peux dire "Plasticienne textile". J'ai du mal à trouver un nom qui corresponde à toutes mes activités. Je fais aussi beaucoup de collages. Et de la couture.

 

                J.S-R. : Il me semble, à regarder ce que vous faites, qu'il doit, en effet, être difficile de trouver un terme qui résumerait le tout ?                    Quand vous commencez une composition, que faites-vous ? De quoi partez-vous ?

C.F. : Je pars d'un amoncellement de tissus, galons, dentelles…

 

                J.S-R. : Donc, de quelque chose d'informe ?

            C.F. : Complètement ! Et, en fait, c'est ma main qui décide. Je ne fais pas de projet. Je travaille complètement à l'intuition. Dans l'improvisation totale. C'est la couleur et la matière qui me guident.

 

                J.S-R. : Vous extirpez donc morceau par morceau, au hasard ?

            C.F. : Ce n'est pas du hasard, c'est de l'intuition. Un choix qui vient vraiment de l'intérieur.

 

                J.S-R. : Mais quand vous commencez à retirer des choses de cet amoncellement, vous savez si vous allez faire une poupée ? Ou un panneau ?

            C.F. : Oui, je décide de cela à l'avance. Je prévois le format, le fait que ce soit en volume ou en aplat. Après, l'idée des couleurs me guide en premier. Il y a aussi le moment où je vais décider des textes puisqu'ils accompagnent souvent mes créations. Alors je feuillette. Ce sont souvent des programmes de spectacles. Je feuillette ainsi de nombreux univers dont j'extrais quelques mots. Souvent, cela me prend pas mal de temps, parce que c'est comme entrer dans une espèce d'histoire que je vais offrir aux autres.

 

                J.S-R. : Ce seraient les mots qui guideraient la forme ?

            C.F. : C'est complètement entremêlé comme tout ce que je fais. Ce n'est pas évident ! D'autant que je peux aussi bien finir que commencer par le choix des mots ! Disons que ces mots peaufinent la composition.

                J.S-R. : Nous avons devant nous une magnifique poupée dont il me semble qu'elle a une ossature de métal ? Sur laquelle vous avez cousu une jupe en tissu, puis peint et fait des collages de décoration.

            C.F. : Cousu, surtout, plutôt que collé.

 

                J.S-R. : Si je remonte, je vois de tout petits bras en tissu, sans doute enfilés sur un fil de fer ? Ensuite, elle a une belle gorgerette fleurie. Et la tête me semble un filet de pommes de terre empli de morceaux de tissus ?

            C.F. : Voilà !

 

                J.S-R. : A partir de là, à quel moment décidez-vous qu'elle est "complète", qu'elle n'a plus besoin d'ajouts ou de fioritures ? Comme elle était, en fait, dans votre tête au départ.

            C.F. : Mais je ne sais pas si elle était dans ma tête au départ ? Cela se fait tout au fur et à mesure. Et parfois, il m'est difficile de dire que c'est terminé. Je pense que cela vient du fait que je n'ai rien de défini au départ ?

 

                J.S-R. : Pourquoi dites-vous que c'est "difficile" ? Est-ce parce que vous avez le sentiment d'un manque ? D'un équilibre qui serait défaillant ? Bref que vous ne la sentez pas "terminée" ?

            C.F. : Si ! Mais je suis toujours tentée d'"en rajouter" ! Ce qui explique aussi cette espèce de foisonnement sur chacune de mes œuvres.

 

                J.S-R. : Et sur la poupée que nous évoquions, vous avez rajouté le bébé ? Parce qu'en fait, ce qui fait paraître ses deux bras reliés aurait très bien pu faire un collier.

            C.F. : Oui, ou une couronne, puisqu'elle est double face. Mais finalement, c'est plus la maternité.

 

J.S-R. : Mais ceci dit, le bébé ne tient pas vraiment de sa mère, parce que sa tête est en laine !

            C.F. : Par contre, ce qui était sympathique quand je l'ai fait, c'est que ses yeux sont venus tout seuls !

 

                J.S-R. : Parce que c'est de la laine chinée ?

            C.F. : Oui. Ce bébé me parle beaucoup, parce qu'il est né tout seul ! Je suis à peine intervenue sur son physique.

 

                J.S-R. : Et qu'avez-vous écrit sur son corps ?

            C.F. : C'est ce que j'ai traversé à un moment de ma vie. Par rapport à la maternité que je n'ai vécue que deux mois. Ce bébé est très important pour moi.

 

                J.S-R. : Oui, apparemment, il est porteur d'un message ! Donc, parfois, vos créations deviennent autobiographiques ?

            C.F. : Oui, c'est vrai ! Même mon travail puisqu'il parle de voyages… De ce qui me touche… De ce dont je rêve…

 

                J.S-R. : En face de nous, je vois un empilement : On pourrait dire que c'est une HLM ? Je suis parvenue à cette conclusion, parce que je vois des gens sur la toiture ! Et comme je vois de petites séries, j'en ai conclu qu'il pouvait s'agir d'appartements.

            C.F. : Pourquoi pas ? Ce sont, en tout cas, des "tiroirs à émotions".

 

                J.S-R. : C'est plus romantique !

            C.F. : En fait, ce sont souvent les autres qui me racontent "leur" histoire ! Moi, j'en propose, mais je ne me raconte pas forcément une histoire quand je le fais.

 

                J.S-R. : Tout de même, lorsque vous me dites : "je pars d'un empilement", et que vous parvenez à des "tiroirs à émotions" : quelles émotions ?

            C.F. : J'ai parlé de passion, des coulisses de moi-même…

 

                J.S-R. : Donc, en fait, il faudrait dans chaque œuvre, chercher la psychologie ?

            C.F. : Ah ! Ah ! (rire à gorge déployée) !

                J.S-R. : J'aurais pu en rajouter, et dire "chercher la psychanalyse" ! Mais lorsque vous me dites que ces œuvres sont souvent autobiographiques, si je suis conséquente, cela implique que lorsque vous en terminez une, vous vous sentez bien ?

            C.F. : Oui !

 

                J.S-R. : Dans ce cas, qu'avez-vous "dégagé" en créant cette œuvre ? De quoi vous êtes-vous soulagée?

C.F. : De me reconstruire, peut-être, à travers tout cela ? Reprendre tous ces bouts de tissus qui viennent de mon enfance, de voyages, c'est, effectivement, une sorte de reconstruction. Ou de construction. C'est un mélange de brins de vie, d'extraits de vie. D'émotions, de voyages, de rencontres.

 

                J.S-R. : Et pour continuer avec ma HLM, ou votre tiroir à émotions, les gens au-dessus sont ceux qui ont jailli de vos tiroirs ?

            C.F. : Oui, peut-être, je n'y avais pas pensé ! C'est un jaillissement d'âmes !

 

                J.S-R. : Ce serait donc encore plus mystique que ce que j'ai senti ?

            C.F. : Je pense que oui ! Je suis très touchée par les rituels, et la mystique que j'ai rencontrée dans mes voyages.

 

                J.S-R. : Voilà plusieurs fois que vous évoquez vos voyages. Où êtes-vous allée ?

            C.F. : J'ai commencé à voyager en 79, je suis allée en Amérique centrale. Je suis allée plusieurs fois en Inde, et beaucoup en Asie du Sud-est.

 

                J.S-R. : Et qu'avez-vous "rencontré" dans ces voyages ? Qu'en avez-vous retiré ?

            C.F. : Une énorme sensibilisation à la couleur, puisqu'elle est omniprésente dans mes œuvres. La couleur me nourrit, elle est obsessionnelle chez moi. J'y suis bien. Pour de nombreuses autres raisons, aussi. Pour le sens du rituel. Pour le lien au quotidien. Pour des choses qui me touchent énormément, qui font partie de ma construction, et de mes nourritures.

 

                J.S-R. : Si je prends, par exemple, cette…"tapisserie" ?

            C.F. : Bannière ou oriflamme.

                J.S-R. : là, nous sommes complètement dans le plat, avec quelques reliefs ponctuels. Il me semble qu'elle est dans une composition tellement ornementée : diriez-vous qu'elle va au-delà du "seulement décoratif" ?

            C.F. : C'est comme ce que nous avons dit avant. Parce que nous revenons à l'histoire des petits mots, de ce morceau qui vient de tel endroit et qui me parle, de ces extraits de voyages… C'est le même processus, sauf que nous sommes dans le plat. Peut-être vit-il différemment, selon les personnes ? Chercher ces petits mots qui vont me relier à mes rêves, aussi !

 

                J.S-R. : Dans ce cas, vous partez d'une toile unie, et vous vous arrêtez quand il n'y a plus de place pour ajouter quoi que ce soit ?

            C.F. : Et même parfois, je superpose !

 

                J.S-R. : Justement, ces oeuvres plates m'ont fait penser, en Inde, à ces arbres à souhaits, où les gens vont accrocher leurs petits messages ou leurs petits cadeaux ! Il me semble que c'est la même démarche, d'ajouter à l'infini !

            C.F. : Oui. Ajouter. Semer des mots, des messages.

 

                J.S-R. : Quand on est assis dans votre caravane, au milieu de vos œuvres, on s'aperçoit qu'elles partent toutes d'un mauve, d'un rose violacé. Et, à partir de là, il y a très peu de couleurs. Quelques couleurs de base, et c'est tout. En fait, on ne s'en aperçoit pas, parce que l'ensemble paraît tellement coloré !

            C.F. : C'est curieux, moi je ne le vois pas du tout comme cela !

 

                J.S-R. : Dans ce cas, comment le voyez-vous ?

            C.F. : Moi je vois une immensité de couleurs ! Elles se perdent, alors ?

 

                J.S-R. : Non ! Elles sont dans une harmonie qui crée une illusion. Et finalement, nous sommes dans un paradoxe, à cause de cette illusion qui génère l'impression d'une multitude de couleurs, alors qu'il y en a très peu !       

C.F. : D'accord !

 

                J.S-R. : J'ai vu des livres, aussi. Que dites-vous dans vos livres ? Ce sont des livres sur papier ?

            C.F. : Ce sont des carnets de voyages. Des livres blancs que j'habite au fur et à mesure. Ils sont en papier épais, de manière à pouvoir faire de l'aquarelle, puisqu'en voyage je n'emporte que de l'aquarelle. A mon retour, selon le degré de remplissage, je les continue dans la vie.

 

                J.S-R. : A un moment donné, vous vous dites : "je quitte mes occupations quotidiennes et je reprends mon livre"?

            C.F. : Voilà !

 

                J.S-R. : Mais il vous faut être dans un état d'esprit spécial, ou vous pouvez indifféremment passer de l'un à l'autre ? Passer du quotidien à la recherche ?

            C.F. : C'est un état spécial. D'ailleurs, en ce moment, je n'y travaille pas beaucoup, parce que j'ai du mal à trouver le lien avec le livre.

 

J.S-R. : C'est une histoire continue, ou ce sont des épisodes ?

            C.F. : Des épisodes. Mais qui, finalement, construisent une histoire.

 

                J.S-R. : En somme, quand vous êtes à la maison, cela devient une sorte de journal intime.

            C.F. : Oui ! Il y a, en effet, des parties très intimes !

 

                J.S-R. : En plus de tout ce dont nous avons parlé tout à l'heure, je vois des cœurs, des petits personnages, quand éprouvez-vous le besoin d'aller vers l'humain ? Et quand vers le spirituel ?

            C.F. : J'ai choisi d'aller vers l'humain dans des périodes très définies, notamment trois Résidences dans une chapelle, dans le Gard, où avec une amie, nous avions décidé de travailler sur la poupée. C'est de là que sont nées toutes ces poupées, ces bâtons de parole, et puis la grande femme qui est à l'extérieur. Et c'est un moment très spécifique.

            J'ai peu travaillé les poupées dans mon atelier. J'ai une espèce de difficulté avec l'humain. Avec le visage. Cela exige de moi d'y consacrer beaucoup de temps !

 

                J.S-R. : Ce n'est pas votre génération ; mais peut-être y a-t-il eu, dans votre famille, des gens qui, comme moi, n'ont jamais eu une vraie poupée ! Je n'ai jamais joué qu'avec des poupées que j'avais cousues moi-même. Je suis une enfant de la guerre. Qui plus est, ayant vécu dans la France profonde ! Et nous n'avions pas de jouets. Et toutes mes poupées étaient en tissu.

            C.F. : Ma grand-mère était couturière. Ma mère l'est encore !

 

                J.S-R. : Quel atavisme !

            C.F. : Il y a des choses que nous faisons ensemble. Je trouve très importantes ces transmissions de savoir-faire. Mes parents étaient artisans. Quand j'étais petite, je coupais et collais avec eux. Je faisais des sacs et des chaussures en cuir pour mes poupées.

 

J.S-R. : Donc, ce goût immodéré pour le textile n'est pas né à l'âge adulte, c'est quelque chose qui est venu pendant l'enfance ?

            C.F. : Oui. J'ai été secrétaire, puis les sources m'ont rattrapée, et j'ai travaillé le cuir pendant vingt-cinq ans.

 

                J.S-R. : Dernière question : Vous êtes arrivée dans le flot des caravanes : qu'est-ce qui vous a motivée pour entrer dans ce groupe ?

            C.F. : Ce sont les rencontres. En fait, ce sont les rencontres qui guident ma vie. Je me laisse porter par elles. Et puis, exposer dans une caravane est différent des lieux traditionnels. C'est comme transporter son cocon avec soi. Je transporte mon univers et ma maison. Par contre, ce n'est pas évident pour mettre en valeur le travail. Mais j'aime beaucoup ces instants comme celui que nous sommes en train de partager. C'est très favorable à la rencontre, mais dans le temps !

 

                J.S-R. : Vous avez prononcé le mot "cocon" et il est vrai que, dans ce lieu, on a l'impression d'être dans un cocon. Lorsque vous le quittez pour aller dans votre maison, n n'y a-t-il pas un sentiment de distance ?

            C.F. : Non, parce que la tendance à l'empilage est la même. J'adore les empilages !

 

ENTRETIEN REALISE LORS DE LA RENCONTRE INTERNATIONALE D'ART SINGULIER DE MARSAC, LE 7 JUILLET 2012.