ESSEBE, peintre,  DANS LA JUNGLE DES VILLES

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Naguère, Bertolt Brecht avait créé une pièce de théâtre intitulée "Dans la jungle des villes". Dans laquelle la jungle était pour lui le capitalisme, la marchandisation en marche, le mépris des valeurs humaines, la soumission et l'humiliation des hommes, la violence d'un monde sans issue.

          N'est-ce pas ce que décrit Essebe, lorsqu'il peint avec une surabondance surprenante (¹) une multitude de "foules" d'individus tassés les uns contre les autres, debout, bizarrement ne s'entre-regardant jamais, mais fixant le spectateur ? Tellement serrés que celui-ci se demande s'ils sont privés d'espace vital ? S'ils se retrouvent dans une communauté fraternelle (mais dans ce cas, pourquoi ne se regardent-ils pas, ne se parlent-ils pas) ? En tout cas, comment, avec des traits des visages aussi rudimentaires, une telle raideur des personnages, une telle incomplétude puisqu'ils sont dépourvus de membres… l'artiste peut-il faire surgir une telle absence collective de sentiments, sauf parfois une nuance de scepticisme corroboré par un léger hochement des têtes ou l'évidence que les lèvres lippues pourraient s'exprimer, mais qu'elles sont toujours closes ? De là, naît l'impression immédiate d'un terrible huis-clos ;  d'une latence peut-être, mais en prévision de quel événement ?  

          Le paradoxe dans l'œuvre d'Essebe, tient au fait que ce qui frappe de prime abord, c’est une grande explosion de couleurs, de complémentarités et d'oppositions qui s’enchevêtrent ; de bleus crus ou foncés, de beiges allant du jaune pâle à l'ocre brun, de verts supposément végétaux… le tout s’organisant au moyen de lourds surlignements noirs séparateurs, lancés à gestes répétitifs de la main. Ici, des blancs ou bleus délavés vont se mêler en flaques informelles ; tandis qu'ailleurs, s’étagent des transparences qui provoquent des nuances inattendues ; et qu'entre ou devant ces êtres accolés, des coulures ajoutent au désarroi… Et que ce monde aux visages uniformes sous leur apparente disparité, semble finalement si triste ! 

          D'ailleurs, de quel monde s'agit-il ? De toute évidence, d'un milieu ouvrier, à l'heure de la sortie du travail. Non que ces individus soient connotés dans le temps, l'histoire, ou socialement… des êtres  complètement intemporels donc. Mais du fait que, si certains groupes se retrouvent devant des fonds non signifiants, la plupart du temps il s'agit de bâtiments, des usines peut-être, tellement de guingois que là encore le spectateur se demande si elles peuvent être "en service" ; si comme les foules mornes placées devant, ce ne sont pas plutôt des friches abandonnées ?

        Alors, que font ces personnages dans l'esprit de leur auteur ? Sont-ils en "manif" ? Silencieuse donc ! Sont-ils en résilience ? Mais contre qui ? Contre quoi ? Toutes ces questions sont sans réponse, sauf à imaginer que l'artiste a voulu témoigner de l'air du temps, tellement désespéré ? Mais ce sentiment est purement subjectif ! 

     La seule certitude est qu'incapable de se préoccuper du moindre "effet" spectaculaire ou factice, il peint, tout simplement ! Ainsi est-il l’auteur prolifique d’un travail obsessionnel, dont la répétitivité et l’immutabilité, la charge psychologique  sont d’emblée perceptibles ! Cette œuvre, conçue avec une si grande spontanéité, une discrétion tellement marquée, le libère-telle d'un mal-être qui semble exsuder de la récurrence de ces visages multiples, ces anonymats qui, pour lui, n'en sont peut-être pas ? Lui seul connaît la réponse ! Du moins la cherche-t-il ! 

Jeanine RIVAIS

 

TEXTE ECRIT SUITE AU BIZ'ART FESTIVAL 2016 DE HAN-SUR-LESSE EN BELGIQUE.

(¹) Il n'est que de voir sur Internet, la page "images" d'Essebe, pour ressentir le choc de cette multitude !