LALOU ROCHAIX, peintre et performeuse

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Jeanine Smolec-Rivais : Lalou Rochaix, pouvez-vous vous présenter ? 

Lalou Rochaix : Je suis plasticienne et performeuse.


J.S-R. : Qu'appelez-vous une "performeuse"? 

L.R. :  La performance est vraiment un travail in situ, in live. Ce peut être une performance totalement improvisée, même si je travaille la trame avant ; ou vraiment réfléchie, étudiée…


J.S-R. : C'est la même chose que les installations ? 

L.R. : Non, pas du tout. Je suis en action, et je peux travailler avec très peu de matériel. Pour une installation, je vais installer des objets, faire une scénographie. Dans la performance, le corps est partie prenante du travail qui se fait. 


J.S-R. : Diriez-vous que vous êtes abstraite ? Ou comment définissez-vous votre travail ?

L.R. : Pour moi, c'est de l'Abstrait lyrique (¹). Je ne me sens pas vraiment dans l'Art singulier. Mon écriture ne le rappelle pas. 


J.S-R. : Vous êtes donc à Banne au titre d'"Art d'aujourd'hui" ?

L.R. : Oui. 

J.S-R. : Cependant, vous avez des passages dont on pourrait dire qu'ils sont complètement figuratifs (fleurs stylisées, animaux, etc.) ? Vous dites ; "Je me sens tout à fait abstraite". Alors, comment intégrez-vous ces parties-là ? 

L.R. : C'est un peu différent, parce que ces tableaux-là ont été un travail particulier où j'ai travaillé sur la symbolique du blason qui m'avait été demandé par des communes du Vaucluse. C'est vrai qu'on y retrouve des sortes de personnages et des formes qui rappellent des animaux. Je n'ai pas voulu tout changer. J'ai fait une interprétation du blason, étudié la symbolique des couleurs, la symbolique des personnages. Mais j'ai gardé la position de chaque élément par rapport au blason.  J'aurais pu faire le blason d'origine, ce que je n'ai pas voulu. C'est pourquoi on retrouve effectivement des éléments qui sont du figuratif. Interprété.


J.S-R. : Vous me dites "abstraction lyrique", moi je dis "abstraction géométrique" ? 

L.R. : Pour cette série-là, oui. Je travaille sous forme de collections, et celle-ci est particulièrement géométrique. Par exemple, j'ai intitulé un tableau "La robe de Marie", parce que quand je l'ai fini, je voyais vraiment une robe ! Elle est moins géométrique, plus douce par rapport aux autres tableaux qui sont plus carrés pour moi. "Carrés", parce qu'il y a des lignes beaucoup plus marquées que sur la "La robe de Marie".


J.S-R. : Vous n'avez pas le sentiment de faire des constructions. Vous avez celui de parcourir au gré de votre fantaisie ? 

L.R. : Oui, je chemine, en fait. Je ne construis pas, je ne fais pas de croquis préalables. C'est vraiment en fonction de ce qui vient. Le tableau de  la collection "Haute couture" est parti d'un autre tableau : ma fille est styliste/costumière et elle avait des chutes de tissu. Je voulais travailler sur le motif et la réception du motif, comment intégrer le tissu, etc. Du coup, j'ai pris des chutes de tissus que j'ai collées un peu au hasard sur la toile. Ce collage est resté plus de six mois à vue dans l'atelier. Parce que j'ai besoin de cheminer un peu inconsciemment avec ce qui va s'inscrire sur la toile… Un jour, j'ai été prise par l'envie de retravailler le motif. Mais par impression avec de l'acrylique, ce qui a donné ce que vous voyez. Les lignes sont venues. Le noir souligne certaines formes. Et là, sur le tableau vert, il n'y a plus du tout de collages. Je pars vers quelque chose qui, à mon sens, est plus spatial. Mais je ne sais pas avant ce qui va sortir. 

J.S-R. : J'avoue avoir toujours du mal à comprendre des toiles abstraites, car je suis tellement figurative dans ma tête ! Quand vous faites celle que vous avez appelé "la verte" et que vous avez une masse ponctuée, et une ligne –une très jolie ligne, d'ailleurs, très fine- à angle droit : pour vous, qu'est-ce que cela représente ? 

L.R. J'ai intitulé celui-là "Vue sur l'infini". Je travaille avec ce qui va me toucher, et pour moi, si je regarde cette toile, il y a une masse "très matière", qui peut me faire penser à une roche ou autre chose de semblable, et peut-être une autre ligne qui pourrait évoquer une autre roche, sauf qu'elle n'est pas pleine. Elle est ouverte, elle fait juste un pont. Il y a là quelque chose qui me touche parce que j'ai une masse très matérielle, et quelque chose qui ouvre sur un espace où l'on peut naviguer, ressentir certains sentiments.  En tout cas, qui "ouvre". Je ne sais pas vers où, vers quoi ? Cela va être très subjectif selon les personnes. Quelque chose qui ouvre, mais en même temps est tenu par cette ligne courbée, ce pont qui fait "OK on peut partir, on peut voyager", mais on est implanté quelque part. C'est ce que je ressens. Bien sûr, une autre personne aura un autre ressenti. 

En fait, pour moi, dans l'abstrait lyrique, il y a ce qui se passe pensant que je crée la toile, et ce qui va se passer en résonance avec celui qui regarde la toile. Il n'est pas évident de présenter ces oeuvres dans un festival comme celui de Banne, parce que je crois qu'il faut s'asseoir devant et attendre. Et sentir ce qui se passe. C'est tout cela l'Abstrait, pour moi. On ne peut pas le lire avec les repères habituels. Il faut vraiment aller à l'intérieur de soi, se connecter à ses sensations corporelles, émotionnelles, psychiques… Il peut "y avoir". Mais qu'il y ait ou n'ait pas, il se passe quelque chose.  

 

        J.S-R. : Et ce bleu/vert, pour vous, serait donc l'infini ? 

L.R. : Oui. C'est la sensation que j'ai eue, quand j'ai fini la toile. Elle m'ouvre en tout cas sur un espace qui me paraît infini ; et dans l'infini, chacun met tout ce qu'il veut. 

J.S-R. : Il faut suivre le même raisonnement, pour les cinq petites que vous avez regroupées ? 

L.R. : Celle qui est dans des tons gris et orangé et celle du bas, se rapprochent plus de la collection "Haute couture", parce que c'est vraiment un entrelacement de tissus…


J.S-R. : Ce sont également des collages ? 

L.R. : Non tout est fait main. Ce sont des peintures. Et les trois petites bleues ont été peintes à la suite de la grande toile turquoise. Comme dans les autres, on retrouve des formes, des graphismes…


J.S-R. : J'allais dire que la construction est pratiquement la même, sauf que l'angle d'ouverture est différent.

L.R. : Oui. Le point de vue est différent. 


       J.S-R. : Dans mon désarroi, je vous pose ma question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ? Parce qu'il me semble évident que je ne suis pas allée au bout de votre travail ! 

        L.R. : Non, d'emblée je ne vois pas les questions que vous pourriez me poser ? 


J.S-R. : Intervertissons les rôles : si vous étiez à ma place, que me demanderiez-vous ?  Que m'expliqueriez-vous ? 

L.R. : Dans ma démarche, ma recherche, je ne peux pas rester sur une seule "écriture". Cela fait partie de mon caractère, de ce que j'ai vécu. Je pars donc sur des sensations, sur des histoires qui me traversent, soit au fil des rencontres, soit par rapport au lieu où j'habite, etc. Je continue l'histoire sur une vingtaine de toiles. Mais je peux aussi partir sur autre chose. Je peux laisser une série commencée; aller sur une autre série et revenir sur la précédente… Pour moi, c'est tout un jeu relationnel entre soi et soi, et entre soi et l'autre, selon ce qui va se passer avec l'Autre ou avec son environnement. Là, où cette série me fait penser à l'infini et à la nature, c'est la relation que je peux avoir, moi, avec mon environnement actuellement. Et cela va résonner aussi sur les personnes qui vont regarder, peut-être sur des questionnements ou juste des sensations. Même si elles sont inconscientes, elles vont à un moment émerger à la conscience. Tout dépend de la relation que l'on peut avoir avec tout ce qui existe. Y compris soi-même. Je n'ai pas apporté de toiles de cette série-là, qui sont plus intimistes : Moi, comment je suis avec moi. Que se passe-t-il émotionnellement ? La série avec non pas des fleurs comme vous l'avez cru, mais des personnages, sont plus comme de petites prises de vues, de scènes que j'ai vues à l'extérieur. Elle s'intitule "Les pinups" et ce sont des personnages qui essaient d'émerger de l'environnement dans lequel ils vivent et qui ne leur plaît pas forcément. Il y a quelque chose qui part vers le haut. Je dis "lyrique" parce que c'est une vision que j'ai, moi, par rapport à ce que je vis, à ce que je vois, à ce que je ressens, que je regarde, que j'interprète d'une certaine façon. Je me sens interprète, en fait ! 


ENTRETIEN REALISE DANS LES ECURIES DU CHATEAU DE BANNE, LE SAMEDI 31 MAI 2014, LORS DU XXIIIe FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI.


(¹) L'abstraction lyrique se réfère à deux mouvements, liés mais distincts, de la peinture moderne d'après-guerre :

L'abstraction lyrique européenne ainsi baptisée par le critique Jean José Marchand et le peintre Georges Mathieu en 1947, dont le courant initial et principal, le tachisme, a été défini à partir de 1951 par les critiques Pierre Guéguen, Charles Estienne et Michel Tapié, lequel inclura ces deux notions dans l'art informel en 1952.

L'abstraction lyrique américaine, un mouvement décrit en 1969 par Larry Aldrich, fondateur de l'Aldrich Contemporary Art Museum à Ridgefield Connecticut.

Bien avant que le terme soit défini, la tendance à l'expression directe de l'émotion individuelle, cette liberté du langage plastique, s'est déjà brièvement manifestée chez Wassily Kandinsky dans sa première période (1910-1914)1, avec ses « improvisations » et ses « compositions ». Il devait s'en détacher rapidement.

C'est avec Hans Hartung que la volonté d'expression pure et libre s'affirme de nouveau, avec ses premiers dessins et aquarelles (1920-1922), puis, dès 1925-1927 avec Joan Miró. Miró détestait les théories sur l'art et il se tenait toujours en marge des courants quels qu'ils soient. Dès 1925, il développe de surprenantes recherches plastiques dans divers sens, avec une profusion de symboles qui font de lui le précurseur du lyrisme abstrait contemporain.