DOMINIQUE LESPAGNOL, brodeuse d'art

ENTRETIEN AVEC JEANINE SMOLEC-TIVAIS

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Dominique Lespagnol travaillant à son métier.
Dominique Lespagnol travaillant à son métier.

Jeanine Smolec-Rivais : Dominique Lespagnol, d'où venez-vous ? 

Dominique Lespagnol  : J'habite Paris. Je suis brodeuse ! J'ai commencé à broder à la crise de la quarantaine. Et je suis forestier de métier, donc il n'y a aucun lien entre mes deux activités. 


J.S-R. : Ce nom de métier ne s'emploie donc pas au féminin ? 

D.L. : "Forestière" ! Cela fait tourte ! Je préfère donc le masculin.


J.S-R. : Une année, avec une association, nous avions fait un calendrier, avec les femmes qui exerçaient un métier d'homme. Aucune n'a voulu féminiser le nom ! Elles étaient couvreurs, plombiers, maçons… Mais aucune n'était plombière ni peintresse ! 

D.L. : J'ai donc commencé à broder à la crise de la quarantaine ; j'ai beaucoup brodé, je me suis beaucoup formée, et désormais j'utilise la broderie comme outil de communication. 

C'est de la broderie d'art qui est généralement réservée à la haute couture. Tout ce qui est lié au vestimentaire. Moi, je travestis les matières. J'utilise la mémoire des matières, donc l'aspect mémoriel. Et je ne fais que des cadeaux. Parallèlement, je réalise des poupées en porcelaine noire comme support de communication, parce que j'ai créé mon ONG. J'interviens en Afrique noire, et je travaille sur la thématique de la maltraitance et des crimes contre les femmes dans le monde. Donc, mon temps est divisé en deux : l'art du fil dans toute sa diversité avec le mélange des matières, et la mémoire des matières.

 

J.S-R. : Qu'appelez-vous "la mémoire des matières" ? 

D.L. : Un objet qui est susceptible d'être jeté retrouve une nouvelle mémoire. Elle est réadaptée, réappropriée et renouvelée. 


J.S-R. : Vous voulez dire que vous procédez comme les créateurs d'Art-récup : que si vous trouvez un morceau de tissu, vous allez le prendre et travailler dessus ? 

D.L. : Non. Pour le fil, je ne le réutilise pas. Je ne réutilise pas le support. Par contre, je récupère tout ce qui est perles anciennes, tout ce qui est paillettes. Parce qu'elles arrivent avec une histoire. Elles ont une mémoire. Et elles ont cette espèce de lumière née de leur vécu. Cela permet de laisser des messages qui sont différents de ceux que laisseraient des perles complètement neuves. D'où la cohabitation de mémoires nouvelle et ancienne. C'est un mariage de genres. Et j'utilise enfin la broderie d'art comme dominante artistique pour mes interventions auprès des personnes âgées atteintes de la maladie d'Alzheimer, qui est une dominante un peu particulière. Et qui permet d'avoir une démarche de soins.  


J.S-R. : Vous dites : "Je récupère la mémoire, je la retravaille, je lui crée une nouvelle mémoire". Si je prends l'œuvre sur laquelle vous travaillez, comment appliquez-vous la phrase que vous venez de me dire ? 

D.L. : Là, pour le début de ce travail, je suis dans la technique. C'est-à-dire qu'en fait, il n'y a pas de création. Je suis en exposition, je ne suis pas capable de créer dans un contexte où il y a du monde, où je m'arrête pour expliquer, où il est important que les gens voient comment je travaille. C'est aussi une transmission des savoirs. Donc, je suis sur la technique, avec de la perle achetée, brute. A partir du moment où je travaille dans de la création, je marie les mémoires. Le fait d'intégrer de la mémoire, c'est intégrer du passé, donc des outils, des éléments qui ont une datation, une histoire : quand je récupère des choses, si je peux je demande d'où elles viennent, si elles étaient à une grand-mère, etc. Et parfois la démarche qui les amenées ici. Cela me permet de travailler, de mettre en valeur toute cette mémoire.  


J.S-R. : Dans ce cas, choisissez un de vos tableaux, et racontez-moi comment vous avez appliqué ce que vous venez de m'expliquer. 

Vous avez choisi un tableau qui comporte une personne noire au centre, laquelle porte une robe conçue comme celles que portent les mannequins dans les défilés. 

D.L. : Oui. Dans mon esprit, c'était l'Arlésienne. Le support est du chanvre naturel que j'ai nettoyé. Qui appartenait donc à une personne. C'est un très vieux tissu. Le tissu qui a permis de faire la femme est également un tissu que j'ai récupéré. Mais on m'a expliqué que c'était une vieille robe de femme.

J.S-R. : Donc, dans celui-ci, il n'y a pas de tissage, il n'y a que de la couture. 

D.L. : Non. Là, c'est simplement pour le personnage. Comme vous le voyez, j'ai fait la tête en porcelaine. Les mèches sont mes mèches africaines que j'ai portées et que j'ai intégrées. C'est donc déjà un peu la mémoire. Qui me parle déjà, à moi. Et, à l'intérieur, toute la partie bleue qui représente en fin de compte les fonds marins, le rose qui sont des bactéries, le vert qui sont les sous-bois, le marron qui sont la forêt ; et l'orange-jaune qui sont l'agriculture. A l'intérieur de tous ces pans, il y a des éléments qui sont récupérés et qui sont censés être des représentations de galets, de cailloux, de terres, d'arbres, de feuilles, et qui sont dans une sorte de démarche symbolique, non pas dans le neuf mais avec un mariage de vieux et de neuf. 


J.S-R. : Dans cette partie que vous venez d'évoquer, pour la femme et les cinq panneaux, il y a à mon avis, plus de couture que de broderie ? 

D.L. : Le grand chapeau est de la broderie d'art. Il y a de la peinture à l'aiguille ; le clocher d'une église qui se fait au crochet ; le point de Beauvais qui se fait sur l'endroit et non à l'envers… Dans tous mes tableaux, vous avez le mariage de techniques, ce n'est pas que du crochet. Cela peut être du crochet et de l'aiguille. Cela peut être de la piquée. Ce mariage des techniques qui se fait ordinairement dans le milieu de la broderie d'art ou la broderie haute couture, ne se retrouve pas ici. Dans ce type de situation, vous avez du crochet, mais vous avez principalement de l'aiguille, du ruban qui est une autre technique, et la piquée. Il y a donc là différentes sortes de techniques que l'on peut lier directement à la broderie : La broderie d'art de luxe est donc le perlage, c'est-à-dire la pose directement à l'aiguille de chacune des perles, et principalement tout ce qui relève du crochet de Lunéville  pour lequel vous travaillez à l'envers. 

Aujourd'hui, la broderie d'art et la broderie haute couture, c'est le crochet de Lunéville qui a été mis au point en réponse aux attentes de la bourgeoisie qui avait envie d'avoir des vêtements perlés. Or, les perleuses ne travaillaient pas suffisamment vite, et il n'y en avait pas suffisamment. On a donc créé un crochet de Lunéville pour pouvoir travailler "à la chaîne".   


J.S-R. : Ce travail est finalement passionnant, parce que vous avez un résultat ; dans la tête, vous avez une démarche. Avec laquelle le profane n'a rien à voir. Il peut deviner qu'à un moment vous avez cousu, qu'à un autre moment vous avez brodé… Mais il n'a pas les rapports des uns et des autres puisqu'il ne voit que l'objet fini ! 

D.L. : C'est une des raisons pour lesquelles j'apporte mon métier à broder, parce que j'explique aux gens la technique. Dans le meilleur des mondes, il faudrait que je puisse avoir un métier sur lequel je puisse faire de la peinture à l'aiguille ; un métier où faire de la broderie au ruban ; un autre encore où faire le point de Beauvais… Mais il me faudrait un camion pour les apporter tous. Effectivement, il est vrai que les gens ont du mal à passer du métier à broder à la lecture-même des tableaux. C'est une remarque que l'on m'a faite. C'est pourquoi, dans les expositions, j'essaie de varier les techniques.

J.S-R. : En même temps, il est agréable de voir un produit fini et de rêver dessus, même s'il se peut que l'on se trompe. 

D.L. : Je me souviens d'avoir, à l'école, décortiqué des poèmes. Or, je me demande si le côté magique des poèmes ne se suffit pas à lui-même ? 


J.S-R. : Je ne voudrais pas avoir l'air de fouiller dans vos finances, mais je me demande…

D.L. : Ce travail ne me rapporte rien ! 


J.S-R. : Mais vous me dites que vous avez créé une ONG ! 

D.L. : Pour mon ONG, ce sont mes poupées noires. La broderie est un autre monde. L'Art-thérapie est un autre monde. Mon métier de forestier en est encore un autre. Je suis donc une femme à multi-facettes. 


J.S-R. : Et ces poupées, vous allez en Afrique les exposer ? 

D.L. : En fait, les poupées ont été créées en France. Je les ai emportées en Afrique noire. Elles ont servi de médiateurs pour permettre aux femmes d'appréhender les problèmes de mutilations sexuelles au travers d'un médiateur neutre. L'idée n'était pas d'avoir à dire qu'"il faut lutter contre les mutilations sexuelles", d'abord je ne suis pas de cette culture. Mais l'idée était d'avoir un médiateur, un élément qui fasse le passage de la formation. Les femmes se sont appropriées au travers de poupées parce qu'on utilise beaucoup de poupées dans "mon" village qui est dans le nord de l'Afrique noire. Le message a tout de même pris dix ans pour passer. Chacune des poupées a voyagé là-bas. Elle a eu une fonction. Elle a traité de thématiques spécifiques selon chacun de mes villages, parce que je travaille sur trois villages. Le résultat est que celles-ci ont été sauvées alors que toutes les autres ont été cassées, parce que c'est de la porcelaine. Elles ont voyagé, elles ont été utilisées… Elles ont servi de supports dans les écoles. Ce n'est pas moi qui suis intervenue. L'idée était que les natifs du village feraient ce travail-là. Je sais que dans les villages où j'interviens, on mutile les jeunes filles ; que de nombreuses femmes meurent. Et il me semblait intéressant de transmettre ce questionnement. Il ne s'agissait pas d'avoir à transmettre un message, mais d'interpeller en disant pourquoi.  


J.S-R. : Quand vous dites que ces poupées "ont servi", vous voulez dire qu'elles l'ont été à l'égal des poupées pour apprendre aux petites filles ce qu'est un sexe, etc. ? 

D.L. : Non. Il s'agissait de mettre une histoire derrière chacune des poupées. Une histoire créée directement par une école ; ce qui permet d'introduire des thématiques que les maîtresses ont choisi d'utiliser. Et, quand les histoires étaient lues, les poupées étaient là. Il y avait donc une sorte de filtre (comme le filtre utilisé lorsque vous prenez votre thé), de façon à ce qu'elles ne récupèrent que "le côté savoureux du thé", sans avoir les feuilles. Le fait de passer par une poupée qui peut être une personne, -parce que dans la zone où j'interviens, le rapport avec l'Au-delà et la sorcellerie est important- la poupée est la réincarnation de quelqu'un. Si effectivement, le message n'est pas direct et passe par un intermédiaire, il  est mieux entendu ou entendu différemment. 


J.S-R. : Et l'intermédiaire était systématiquement une "femme" ou pouvait être aussi bien un "homme" ? 

D.L. : Systématiquement une femme ! Les hommes ne parlent pas de ces problèmes. Déjà, les femmes entre elles n'en parlent pas. L'intérêt de passer par une poupée, c'était de dire : "Ce n'est pas moi qui parle, c'est la poupée". Cela permet de filtrer l'information sans que l'on considère que la personne qui a eu le culot ou le courage d'exprimer les choses haut et fort soit considérée comme responsable, puisque c'est la poupée qui assure le transfert. 


J.S-R. : Ces poupées sont habillées de façon luxueuse. Qu'en pensent ces femmes africaines dans leurs habits quotidiens ?

D.L. : Je les ai rhabillées pour les expositions. Elles étaient habillées par les femmes africaines. Mais celles-ci n'ont pas que de vieux vêtements, elles ont des vêtements d'apparat. Dans les écoles, les enfants se sont amusés à proposer des vêtements, et ce sont eux qui les ont créés. 

Dans leurs habits actuels, le message de médiation est terminé. C'était une autre démarche. 

J.S-R. : J'en viens maintenant à ma question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

D.L. : Non. J'aime bien la spontanéité du discours. Vous avez posé les questions que je pouvais attendre. Vous ne connaissez pas trop mon corps de métier, mais c'est tant mieux parce que cela permet en fin de compte de transmettre un message. C'est en fait l'idée de mes tableaux, la transmission des messages. Chacun de mes tableaux a un message. Ce n'est pas faire du beau pour du beau ! Il s'agit de faire du beau, mais qui transmette quelque chose, en tout cas de l'émotion. Après, il y a le travail des matières qui peut plaire ou ne pas plaire, les couleurs de même. La démarche peut paraître déplaisante, arrogante parfois, mais chacun de mes tableaux représente un pan de ma vie. Devant vous, vous avez sept ans de ma vie. 


J.S-R. : J'essaie d'imaginer le cadre de vie d'une personne qui achète un tableau comme l'un de ceux que vous proposez ? Car il me semble que la valeur commerciale –car il peut y avoir aussi une valeur commerciale- doit être très élevée, dans la mesure de la sophistication de cette création ! Et je me dis qu'il est impossible d'avoir un vieux buffet XIXe ou une table en formica pour poser ce genre d'œuvre. Il faut vraiment un cadre de vie très design, des meubles blancs, etc. pour bien la faire ressortir comme elle le mérite ! 

D.L. : Je ne sais pas. Je ne vois pas les choses sous cet angle. En fin de compte, le cadre n'est pas ce qui fait la beauté. Je suis allée dans des endroits où existait une sorte de coexistence pacifique entre des matières, des couleurs qui plaisaient à la personne et qui ne m'auraient sans doute pas plu.

Pour le dernier tableau que j'ai vendu, la personne est entrée et m'a dit : "C'est mon mari, je le reconnais, il est dans ce tableau". Elle était dans l'émotion. Et, pour elle, il était important que ce tableau lui permette d'entrer dans une espèce de soin personnel. J'ai discuté avec l'amie qui l'accompagnait, et elle-même est restée une heure à regarder le tableau. Elle est restée figée. Je ne l'ai pas dérangée, je l'ai laissée toute à son émotion. Je ne me pose pas la question des meubles. Ce qui compte dans une œuvre d'art, c'est l'émotion qu'elle procure.


J.S-R. : Oui, mais je trouve que l'emplacement que l'on choisit pour une œuvre, ou pour un tableau comme les vôtres n'est pas innocent. Un tableau acheté sur un coup de cœur, ne peut pas être mis n'importe où ! 

D.L. : Cette dame l'a placé dans son couloir qu'elle aime beaucoup et où elle passe souvent et elle était sûre de voir ce tableau tous les jours, de parler tous les jours à son mari puisqu'elle passerait devant lui. Est-ce la bonne place ? C'est sa place à elle ! 


J.S-R. : Finalement, la place est effectivement subjective, et l'essentiel est que l'on vous dise que tel de vos tableaux a été acheté sur un coup de cœur ! 

D.L. : Le prix de mes tableaux est uniquement le prix des matières. Je ne compte pas une seule heure de travail dans le prix ! 


ENTRETIEN REALISE DANS LA SALLE DE L'ART ACTUEL DE BANNE, LE SAMEDI 31 MAI 2014, LORS DU XXIIIe FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI.