DEMIN, peintre et sculpteur

ENTRETIEN AVEC JEANINE SMOLEC-RIVAIS

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L'ange
L'ange

Jeanine Smolec-Rivais : Demin, avec vos œuvres, nous entrons dans un monde brutal, sans concessions ? Un monde dont aucun ne peut reposer la vue !

D. : Un monde passé à la toile émeri ! Il y a plusieurs choses différentes. D'abord les grandes œuvres…

 

J.S-R. : Qui sont des œuvres de grande souffrance !

D. : Au premier abord, oui. Mais pas forcément ! Elles représentent le monde actuel, sans compromis ! Le monde tel qu'il est ! Ce sont des œuvres relativement "soft", comme l'ange qui déploie ses ailes. C'est un ange en souffrance… qui regarde Dieu, face au monde. Avec toute la misère, la souffrance, etc. Qui se demande ce qu'il pourrait bien faire pour ce monde…

Ces deux grandes sculptures sont des œuvres mécaniques, pour que le visiteur puisse se faire une idée de sa responsabilité. Ce sont des machines mécaniques ou électriques. Quand le spectateur va appuyer sur un bouton, il va entrer dans l'œuvre, avoir une part de responsabilité dans ce qui se passe. Il va essayer de ranimer l'ange pour lui redonner la foi, etc. Presque toutes les œuvres sont de ce type. J'ai un autre ange en chute libre, qui a été blessé par une flèche lancée par des hommes. Et qui se dit : "Puisque c'est ainsi, achevez-moi !" Une autre est une machine à ressusciter, très grande, plus d'1,60 mètre de haut. Dans laquelle tout bouge. Le personnage happe le visiteur lorsque celui-ci actionne le mécanisme. Il est donc, là encore, responsable de ce qui va se passer lorsqu'il appuie sur le bouton !

C'est pour lui donner sa part de responsabilité sur ce qui se passe. Parce qu'aujourd'hui, c'est facile. Vous êtes devant votre télévision, ce que vous voyez ne vous plaît pas, vous zappez et vous oubliez la souffrance que vous avez vue. Dans mes œuvres, le spectateur est responsable…

 

Machine à accoucher
Machine à accoucher

J.S-R. : Donc, il n'est pas seulement spectateur, il est acteur.

D. : Oui, tout à fait ! Il prend une part de responsabilité dans ce qui va se passer. Il est acteur de ce qui se voit. Ce n'est pas comme si vous passiez devant une vitrine et que vous restiez un moment pour voir ce qui se passe derrière. Là, vous passez "de l'autre côté de la vitrine". Vous êtes dans l'obligation plus ou moins consciente de prendre votre part de responsabilité. Vous allez déclencher un processus inévitable que vous n'allez pas arrêter. Ici, par exemple, vous allez actionner un cœur pris dans un simulacre de glace. Il est traversé par une série de fluides, mais le principe reste le même.

Quant à l'autre sculpture, c'est une "Machine à accoucher". Là encore, il y a un rapport avec la souffrance, mais surtout la souffrance émotionnelle. Pourquoi ai-je fait cette sculpture ? Parce que je travaillais sur l'idée de toutes ces femmes qui sont violées dans le monde et qui n'ont pas droit à l'avortement. Qui doivent donc garder l'enfant du viol, avec les traumatismes terribles que cela implique. Même si la souffrance paraît physique, elle est en fait très émotionnelle.

Une autre sculpture est une machine "Brise le cœur". C'est donc une autre sorte de souffrance. Une souffrance sentimentale, cette fois, avec la représentation d'une personne qui a le cœur explosé. On entend souvent des personnes dire "Ah ! J'ai le cœur brisé, j'ai l'impression qu'il est en mille morceaux". C'est ce que j'ai représenté. La poitrine de cette sculpture est littéralement explosée. J'ai donc représenté visuellement ce que l'on peut ressentir émotionnellement. Tout de même, pour que l'histoire finisse bien, je lui ai mis des "perfusions d'amour" pour la réconforter. Le corps entier bouge donc.

Chaque fois, il y a des textes explicatifs avec ces machines.

Vous devez vous demander pourquoi je travaille si intensément sur ces thèmes : c'est que je suis psychanalyste. J'entends donc régulièrement des paroles terribles ; les films les plus terribles, mais qui sont la réalité. Il y a chaque fois une raison. La mort, la souffrance… Tout cela m'a donné envie de traiter ces sujets.

Ici, je n'ai apporté qu'une représentation des machines à accoucher, mais j'en ai des plus dures. Car il y a des enfants massacrés sur la terre, et tout le monde s'en fout ! On m'a souvent suggéré de mettre chaque œuvre dans un caisson de verre ou autre, les gens seraient moins choqués. Parce que le verre créerait une distance. Or, ce que je veux, justement, c'est que la personne puisse agir et se sentir responsable.

Je fais, bien sûr, beaucoup d'autres représentations, comme la "Vierge à l'Enfant", dans une version différente de celles auquel chacun est habitué.

 

J.S-R. : C'est une des rares fois où l'Enfant n'est pas dans les bras de sa mère.

D. : Oui. Et finalement, je ne suis pas très éloigné de la réalité ! Ce travail-là est le plus important, avec ces œuvres énormes. Mais j'ai d'autres travaux…

 

Machine à accoucher
Machine à accoucher

J.S-R. : Avant de quitter ce travail, je voudrais tout de même remarquer que ce que vous avez apporté, ce sont victimes et bourreaux. Bourreaux, ce seraient les peintures où tous les protagonistes sont en train de dévorer un être vivant…

D. : Ah ! Non non !! Les peintures sont de petits clins d'œil ! Parce que l'on n'est pas toujours ce que l'on semble être. Quelqu'un peut sembler très gentil et ne pas l'être ; et inversement. D'où le doudou du mangeur d'homme, etc.

 

J.S-R. : Ceci est le "dit", votre "dit" qui accompagne vos œuvres. Mais la réalité de ce que je vois, ce sont bien des personnes en train d'en manger d'autres !

D. : Oui, mais chaque fois, je laisse la suite de l'histoire au visiteur. Dans mes œuvres, il y a une continuité, mais qui n'est pas la mienne. Pour en revenir aux grandes sculptures, le visiteur arrive, il enclenche quelque chose. La suite est une interprétation par rapport à ses propres émotions. Qui va jouer sur ce qu'il va penser. C'est donc autre chose. Pour moi, les œuvres ne sont pas définies. Je fais le début, et le visiteur, l'acquéreur potentiel… doit se créer la suite. Pour moi, factuellement, dans la sémantique de la représentation de l'œuvre, c'est un personnage qui tient dans sa bouche, éventuellement dans sa gueule si l'on veut aller plus loin, un être. Après, il le mange ? Il ne le mange pas ? Il le porte pour le sauver de quelque chose ? Ou il s'apprête à le dévorer ? Je ne le sais pas ! C'est le visiteur qui fait la suite de l'histoire. Face à un même tableau, plusieurs personnes ont eu des conclusions très différentes.

 

J.S-R. : Personnellement, il m'est difficile de croire que le personnage "sauve" l'être qu'il a dans sa bouche : il faut regarder aussi les yeux, qui sont toujours exorbités, méchants…

D. : Oui, mais c'est votre interprétation. D'autres personnes penseraient autrement. En fait, votre première analyse tient à ce vous avez une impression de danger. Et dès lors que l'être humain a potentiellement une vision de danger, il ne voit plus que cela. Demandez à quelqu'un de mettre la main dans une boîte toute noire, il ne le fera pas, même si la boîte est vide.

Effectivement, au premier abord, c'est l'impression de danger qui ressort. Mais une fois que vous avez passé ce premier cap, vous pouvez y voir autre chose. Et moi, je m'arrête juste à la limite, je ne vais pas plus loin!

 

Un bébé
Un bébé

J.S-R. : En fait, je continuer à penser que chaque personnage est en train d'en manger un autre, parce que je ne peux pas dissocier les sculptures atrophiées des peintures.

D. : Voilà ! Et c'est souvent ce qui se produit !

 

J.S-R. : Avouez tout de même que la façon dont vous les disposez n'est pas innocente !

D. : Non, mais tout le monde procède ainsi, et ce n'est pas mon rôle de dire oui ou non. Mon rôle, c'est de "faire".

J'ai attaqué une série de bébés sur supports. C'est un énorme travail que j'ai commencé voici quelques mois et qui va encore durer longtemps, puisque je veux réaliser une série de cent sculptures.

 

J.S-R. : Tous atrophiés comme ceux que vous avez apportés ?

D. : Tous, en effet ! Là, par contre, ce seront "des observateurs qui observent le monde observable". Vous pouvez me rétorquer que ce sont des observateurs, mais qu'ils n'ont pas de tête ! Pourquoi n'ont-ils pas de tête ? Parce qu'ils n'ont pas d'identité ! Si je mets une tête sur chaque œuvre, je vais leur créer une identité. Inexorablement ! Or, ce n'est pas ce que je veux. Je veux que ce puisse potentiellement être n'importe qui. Donc, sans identité. Ils sont atrophiés, parce que ce sont des êtres inertes. Ils sont là. Ils sont quasi intemporels, face au monde observable. Ils regardent le monde dans la symbolique du regard. Sans réaction. Ils ne jugent pas. Ils regardent ce qui se passe. Ils ne peuvent pas agir…

 

J.S-R. : Ils sont empêchés d'agir.

D. : Certes, ils sont empêchés, mais peut-être ne réagiraient-ils pas ? L'un d'eux est complet, mais il est impossible de savoir ? Là encore, je ne connais pas la suite. J'ignore s'ils pourraient ou non réagir ? Mais en tout cas, ils observent. C'est comme s'il y avait un arrêt dans le temps, qu'ils seraient assez intemporels pour savoir qu'à toute époque il faut savoir observer, dix ans en arrière ou dix ans plus tard !

 

J.S-R. : Il me semble, -et ne croyez surtout pas que je persiste pour prouver que j'ai raison- que nous sommes plutôt dans la brutalité que dans la gentillesse. Ce qui me le donne à penser, c'est que vous avez choisi des matières, des effets de matières qui, eux-mêmes, sont brutaux. Je n'ai pas envie de passer la main sur un tableau, par exemple, parce que je sens intuitivement qu'il sera rugueux, qu'il va accrocher ma main. Qu'il va me "faire mal", en fait, dans le prolongement de ce que je vois !

D. : Mais ce sont là des petits détails, que je ne cherche pas.

 

J.S-R. : Oui, mais ils comptent dans l'analyse du tableau.

D. : Oui, tout à fait. C'est ce côté qui va directement chercher un résultat, quelque chose. Ce sont de petites étapes qui pourraient rendre l'œuvre beaucoup plus lisse au sens factuel, voire au sens spirituel. Ce n'est pas ce que je cherche. Effectivement, il y a quelque chose de brut dans l'œuvre. Dans tous les sens du terme, cette fois. Que ce soit au côté dimensionnel dans le toucher ou du côté plus émotionnel et spirituel. En effet, visuellement, sans toucher, je vois que c'est brut ! Je peux avoir envie d'aller jusqu'à toucher pour le voir. Mais c'est alors très volontaire, c'est une recherche qui va aller directement à cette sensation.

 

Un bébé
Un bébé

J.S-R. : Par ailleurs, sur aucun, sauf le tableau où un autre personnage pourrait être son alter ego, vous ne mettez jamais un fond signifiant. Donc, tous ces personnages ne sont ni dans le temps, comme vous l'avez dit, ni dans l'espace… Nulle part ils ne peuvent être connotés.

D. : Globalement, je ne les ai réalisés que dans le travail de l'humain. Je sors chaque personnage de son environnement. L'humain, uniquement. Le reste ne m'intéresse pas. Avec le reste, je retomberais dans le décoratif, ce qui n'est pas du tout mon propos. Du coup, les personnages sont bruts, sans décorations autour. D'ailleurs, dans le principe, ils ne sont presque que sur des supports noirs. Ils sont tous différents, mais ils se rapprochent aussi tous les uns des autres. Donc, comme je ne veux pas tomber dans le décoratif, je ne veux rien ajouter autour. A mon sens, je perdrais l'essentiel.

 

J.S-R. : Absolument. Mais il faut tout de même le remarquer, parce que le spectateur se demande à quel moment, à quel endroit, et pourquoi ils existent ?...

D. : Mais ne trouvez-vous pas que ce soit mieux qu'ils soient intemporels ? Je n'ai pas envie de les situer. C'est pourquoi, même dans mes constructions, je ne les signe ni ne les date jamais. La date de création n'a plus de sens pour moi.

 

J.S-R. : Venons-en à ces petits personnages blancs que vous avez placés sur une étagère.

D. : là, je suis dans un moment plus anecdotique. Ce sont des crieurs, des gueules déformées qui sont là et qui crient. Nous ne sommes pas dans le cri de Munch, mais dans le principe qu'eux aussi sont face au monde, en train de crier peut-être ? Mais au fond, je ne le sais pas. C'est à la personne qui les regarde de les interpréter. Je suis même, peut-être, en train de vous donner une définition trop poussée ? Là encore, dans la sémantique de l'œuvre, puisque c'est le travail sémantique qui peut m'intéresser, ce sont des êtres à la bouche grande ouverte. Sont-ils ou non en train de pousser un cri ? En fait, dans le personnage de Munch, les gens croient qu'il crie. Mais non ! Il est là, horrifié, mais aucun cri ne sort. Il est horrifié par le cri qu'il entend. Et j'ignore si, pour mes personnages, le cri sort ou non ? Ils sont là, face au monde, parce qu'il y a toujours ce rapport. Ils sont certainement horrifiés, du moins c'est ce que je présume, mais je m'interroge.

 

J.S-R. : Dans ces cas-là, je regarde les yeux. Les yeux sont des orbites, avec un minuscule point noir au fond…

D. : Mais quand vous êtes ébloui par quelque chose, la pupille se rétracte au maximum, au point de presque disparaître. C'est le principe. On imagine que, face à l'horreur, le regard se dissipe.

 

J.S-R. : Donc, en fait, ils seraient bien en train de crier, d'après ce que vous venez de dire ?

D. : Non ! Je n'ai pas dit cela ! J'ai dit qu'ils étaient en face de quelque chose d'effrayant. Je trouve que, sur l'ensemble de la planète, le monde est terrifiant ! Tout le monde se fout de tout ! Il y a des atrocités partout ! Finalement, chacun ne s'intéresse qu'à ce qui se passe devant chez lui. C'est pourquoi ces personnes sont effrayées. L'année dernière, j'avais exposé "La machine à ressusciter". Et à cause de cette œuvre, une personne est venue et m'a agressé physiquement, parce que, au détour d'un salon, après être passée devant des stands plus classiques, elle n'a pas supporté de se retrouver face à cette machine. Elle s'est jetée sur moi. Et le lendemain, une autre personne s'est évanouie. Les pompiers sont venus ! C'est ce côté émotionnel qui est intéressant dans l'œuvre. Pour moi. Pour toute personne qui peut ressentir une émotion. Je ne fais pas le beau. Ces œuvres ne sont pas là pour être belles. Ce n'est pas le sujet. Il doit se passer quelque chose quand quelqu'un la voit.

 

J.S-R. : Question subsidiaire : Vous dormez bien ?

D. : Je dors super-bien, parce que je suis complètement détaché. D'ailleurs, si certaines personnes trouvent ces œuvres horribles, d'autres les trouvent fantastiques. En 2013, une journaliste tunisienne a vu les a vues, et elle m'a dit : "Pouvez-vous venir dans trois semaines ? Il y a le forum social mondial à Tunis ?" Il y eu pratiquement sept cent mille visiteurs ! Cela vous arrive une fois sur la planète ! J'ai présenté des œuvres devant des centaines de personnes. Cela me semblait étonnant dans le monde arabe ; et j'ai alors découvert qu'il n'était pas comme on le pense généralement.

En fait, il faut parvenir à dépasser le premier regard.

 

Peinture
Peinture

 

J.S-R. : Il y a la fascination du spectacle de la souffrance. Je suis horrifiée de voir cette femme souffrir, mais en même temps, je suis fascinée par son corps souffrant et par le sang.

D. : Oui, il y a toujours l'ambiguïté ! La souffrance est toujours très ambiguë. Pourquoi ? Parce qu'une image forte émotionnellement nous renvoie toujours à nous-mêmes. A un vécu… à une peur… C'est pourquoi les spectateurs ne réagissent pas tous de la même manière. Dans les œuvres, il y a toujours un reflet quelque part, par rapport à ce que l'on est. Et c'est là où l'on rentre dans l'ambiguïté. Prenez le cas d'un accident de la route : tout le monde trouve cela horrible, mais tout le monde est pressé de voir le petit bout de cadavre. On le cherche, même ! C'est pourquoi je fais ces représentations très brutes. Il n'y a pas de fond, je vais directement aux faits.

 

J.S-R. : Mais je ne pensais pas à mettre un fond qui soit distrayant. Je pensais à un fond qui pouvait connoter l'œuvre, la situer.

D. : Mais la souffrance est évoquée depuis deux mille ans. Je n'ai donc pas envie de la placer dans une époque. Malheureusement, la souffrance est éternelle !

 

J.S-R. : Vu la profondeur de votre analyse, j'espère ne pas avoir été trop naïve ? Et je voudrais vous demander s'il y a des thèmes que vous auriez aimé traiter et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre, et que je n'ai pas posées ?

D. : Non, non non ! Simplement redire que mon véritable travail, ce sont les grandes œuvres, et les bébés. D'ailleurs, c'est principalement ce travail qui intéresse les galeries où j'expose.

 

J.S-R. : Oui, parce qu'en plus, elles sont à dimension humaine.

D. : Et puis, je vais placer certains de mes bébés dans des caissons de verre, justement pour éviter ce premier choc émotionnel.

ENTRETIEN REALISE LE VENDREDI 30 MAI 2014, DANS L'ANNEXE DES ECURIES DE BANNE, LORS DU XXIIIe FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI.

 

L'atelier de l'artiste
L'atelier de l'artiste