JEAN JADOT

(1913- 9 octobre 2010).

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JEAN JADOT ET SON BESTIAIRE DE METAL.

            Entretien avec Jeanine RIVAIS

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jean jadot portrait
jean jadot portrait

Quelle que soit la route par laquelle arrive le visiteur dans le petit village bourguignon de BOUX-sur-SALMAISE, il est accueilli par un étrange bestiaire, tantôt oiseaux, tantôt animaux domestiques, voire personnages qui, à un moment donné, ont assuré l’actualité sportive ou nationale… Ils sont là, au coin d’un mur, accrochés à une boîte aux lettres, à un poteau indicateur, à une barrière de fils de fer barbelés… Et, soudain, au milieu du village, ce visiteur perplexe parvient à un lieu, grange et maison, grouillant de vie : le hasard l’a conduit vers le repaire de Jean Jadot !

jadot 1
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Jeanine Rivais : Jean Jadot, quel âge avez-vous ?

            Jean Jadot : J’ai 90 ans !

 

            J. R. : Bravo, vous avez l’œil si vif ! Racontez-nous votre vie !

            J. J. : J’ai eu une vie très simple ! J’avais commencé le métier de maréchal, jusqu’à ce que, à quinze ans, une escarbille de métal me brûle un œil ! Je n’ai plus voulu faire le métier. Alors, on m’a mis cultivateur. On m’aurait aussi bien mis garçon boucher ! Dans le temps, cela ne se passait pas comme maintenant ! Me voilà donc cultivateur ! J’ai commencé avec une vache et un hectare de terre. J’ai fini avec soixante-quinze hectares.

 

            J. R. : Ce métier de cultivateur vous prenait sans doute beaucoup de temps ? A quel moment avez-vous commencé à créer ainsi des animaux et des personnages ?

            J. J. : J’ai toujours eu le goût du fer. Mais j’ai commencé à soixante ans, quand j’ai cessé de travailler. Comme j’avais toujours eu des chevaux, j’avais gardé tout le matériel. J’ai tout démonté, et j’ai commencé à faire ce que vous voyez.

 

            J. R. : Mais comment vous est venue l’idée de réaliser ces êtres à partir de ces matériaux bruts ?

            J. J. : J’avais toujours regretté de ne pas pouvoir travailler le fer. Et pendant toutes ces années, j’avais ramassé tous les objets en métal que je trouvais, et je les entassais dans l’ancienne forge de mon père, celle où j’aurais moi-même dû être forgeron.

            Un jour, j’ai vu dans une revue, un homme qui avait fait des objets en métal. Je me suis dit que s’il était capable de le faire, je serais capable d’en faire autant. Je m’y suis mis. Il y a, dans le village voisin, une dame qui dirige une usine de freins. Elle a vu ce que je faisais, et elle a commencé à m’apporter ceux qui n’étaient pas homologués. Pour moi, un bout de fer tordu me donne toujours une idée. Je commence, et petit à petit, les idées me viennent. J’ai essayé de faire de l’abstrait, mais ça ne me convenait pas du tout !

 

            J. R. : Si j’ai bien compris, vous n’aviez aucune formation plastique ? Qu’est-ce qui a pu vous donner envie de faire de l’abstrait ?

            J. J. : Bien sûr que je n’ai aucune formation. J’avais vu quelqu’un qui avait exposé des peintures. Ces affaires biscornues me disaient quelque chose. Mais je n’ai rien pu en faire. Moi, pour que j’aille au bout, il faut que ce que je fais, me parle. Tandis que ces bouts de fer tordus, pour lesquels on me dit que cela représente telle ou telle chose, non. Petit à petit, j’ai réalisé que je pouvais faire ce qui me plaisait. J’aime beaucoup les oiseaux parce qu’ils sont faciles à faire : les freins sont le cou, les ailes sont faites avec des socs de charrue, les dents de la scie de ma faucheuse font le bec…

jadot 2
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J. R. : Mais vous avez fait aussi des choses avec des outils beaucoup plus volumineux : j’ai vu que vous aviez un van d’où vous avez fait sortir un animal ?

            J. R. : Oui. Et à côté, comme j’avais un marteau de maçon et une vieille bascule pourrie, je me suis dit qu’avec les deux, il fallait que je sorte quelque chose. Le marteau est devenu le bec, et la bascule est le corps. J’aime par dessus tout faire quelque chose avec rien !

 

            J. R. : Vous semblez en tout cas extrêmement heureux. Et surtout, toutes ces belles choses ne vous ont rien coûté ?

            J. J. : Oh ! Si, cela m’a coûté beaucoup de temps. Et si j’avais eu un poste à souder, j’aurais fait de beaucoup plus belles choses. Mais comme j’avais perdu cet œil, mes fils ont dit à ma femme : « Si tu le vois souder, on vient et on embarque le poste ! ». Finalement, ils ont eu raison, parce que, comme je me connais, j’aurais voulu faire les choses à fond, et j’aurais perdu mon autre œil. En conséquence, tout ce que j’ai fait a été percé, boulonné et rivé. Il y a seulement un pingouin que j’ai fait souder parce que je n’ai pas pu le percer. J’ai cassé beaucoup de mèches, et des centaines de boulons. Mais quand j’ai commencé, c’était mieux que maintenant, on achetait des boulons de toutes les tailles, on pouvait faire des assortiments ! Aujourd’hui, il faut acheter des paquets entiers de la même taille !

 

            J. R. : A quel moment avez-vous eu l’idée de les peindre : l’avez-vous fait dès le début, ou plus tard ?

            J. J. : A chaque bête que je faisais, je donnais un coup de peinture. Il n’y a qu’un flamand rose que j’ai repeint : il était tellement rose bonbon qu’il ne me disait absolument rien ! Je ne pouvais plus le supporter ! Alors, je l’ai peint en noir.

le dinosaure
le dinosaure

J. R. : Vous avez également, devant votre grange, un gros monstre vert, dont je n’ai pas pu déterminer les éléments ?

            J. J. : Mon dinosaure ! C’est une histoire ! Il a une colonne vertébrale en fer, les côtes sont faites de rondelles qui vont crescendo et le corps est fait avec des bois d’une cuve à vin. Les yeux sont des poignées de portes, et les dents sont celles de mon coupe-racines. Toujours tout agricole ! Cela fait une drôle de bête ! Un animal des îles ! il pèse plus de quinze kilos !

 

            J. R. : Je vois que dans votre maison, vous n’avez aucun « animal » ! Tout est dans la rue !

            J. J. : Ah !oui ! La maison est le domaine de ma femme. Je suis chez moi dans la rue, mais dans la maison il n’y a qu’elle qui a le droit mettre ce qu’elle veut. J’ai bien essayé, mais non, rien à faire ! Malgré tout, nous nous entendons très bien !

 

            J. R. : Chacun chez soi, en somme, elle dedans, vous dehors !

            J. J. : A un moment donné, il a fallu que je ralentisse, parce qu’elle ne me voyait plus ! J’étais à la retraite et je n’abordais plus à la maison, j’étais toujours dans mon atelier ! Elle a même téléphoné à la dame qui me donnait des freins pour lui dire de ne plus m’en apporter ! Elle trouvait que je travaillais plus que si j’avais été à l’usine !

 

            J. R. : Vous avez souvent participé à des expositions ?

            J. J. : Non, les gens viennent et demandent à visiter mon musée. D’autres me demandent de leur prêter des animaux pour les exposer. Mais je ne tiens plus à les prêter, parce qu’ils me reviennent délabrés, avec des boulons qui manquent, des moustaches enlevées… Et puis, quand il y avait une quinzaine de personnes qui venaient pour visiter mon musée, on me volait ! Il y a deux pièces, dans le musée. Alors, pendant que j’expliquais dans l’une, ils me prenaient des choses dans l’autre !

 

            J. R. : Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de disposer ainsi tous ces personnages dans la rue ? Puisque, malgré tout, vous aviez une grange et divers locaux où vous auriez pu les placer pour vous tout seul ?

            J. J. : J’en ai mis dans toutes les entrées du bourg ! J’ai mis par endroits des bancs au-dessous pour que les gens puissent s’asseoir. A une entrée, j’ai placé une cigogne avec un petit cigogneau en signe de bienvenue !

 

            J. R. : Donc, en fait, les gens du village sont très fiers de vous ?

            J. J. : Ils s’en foutent bien ! Quand j’ai commencé, ils n’y voyaient que de la ferraille qui ne leur disait rien ! Mais quand ils ont vu tous ces gens qui venaient, ils ont pris conscience que cela pouvait être quelque chose !

 

la tortue
la tortue

J. R. : Et maintenant, à 90 ans, vous continuez à créer ?

            J. J. : J’ai beaucoup de choses dans ma tête, mais je ne peux plus travailler parce que je ne peux plus tenir debout ! Je ne peux plus aller dans mon atelier, je ne peux plus ! Les gens avaient pourtant pris l’habitude de m’apporter tout ce qu’ils cassaient, et le matin je trouvais un petit tas devant la porte de mon atelier.

 

            J. R. : Puisque vous ne pouvez plus les réaliser en métal, vous n’avez jamais eu envie de dessiner tous ces êtres que vous avez en tête ?

            J. J. : Oh ! Je ne suis pas bon en dessin ! Oh non ! Je suis incapable de faire un dessin, il faut que je réalise tout avec mes mains. Il n’y a pas une bête que j’aie dessinée avant de la faire !

 

            J. R. : Et vous leur avez donné des noms, pour les personnaliser ?

            J. J. : Non. Cela tombait sous le sens ! Vous voyez une tortue, un flamant rose, etc. Je fais des choses que chacun peut reconnaître.

            Et puis, tous les ans, j’ai un thème : Ainsi, en 98, c’était le football, avec Barthez en vedette ; alors, j’ai fait Barthez ! Une autre année, il y a eu une éclipse, alors je l’ai faite, avec une personne qui la vise avec un télescope. Et puis il y a eu une inondation chez nous, alors j’ai fait une  « histoire d’ô », avec un accent circonflexe ! il y a un compteur, et quand l’eau coule, le compteur tourne. J’ai mis dessus une espèce de réservoir, et quand l’eau coule dedans, il tourne à l’envers. Ailleurs, il y a une hirondelle qui s’en va ! C’est une toute petite qui est née très tard, et elle ne va pas pouvoir s’en aller seule, alors j’ai fait une torpille avec une rampe de lancement, pour l’emmener ! En 2000, comme c’était l’anniversaire de la naissance du Christ, j’ai fait une crèche. Elle a paru dans Le Pèlerin. C’est comme ça pour chaque objet. Chacun a son histoire !

 

            J. R. : Est-ce que nous pouvons aller visiter votre musée ?

            J. J. : Oui, bien sûr, mais il faudra le faire seuls, parce que je peux plus monter l’escalier.

 

            La suite de la visite s’effectuera par petites étapes, Jean Jadot cheminant tout doucement, et s’asseyant au pied des marches pendant la visite du musée ; puis à l’entrée de sa forge.

Un mur du musée 1
Un mur du musée 1

J. R. : Vous m’avez dit que vous avez exposé, il y a trois ans, à Villy-en-Auxois, avec l’association EVAsion**, lors de l’exposition annuelle dans les granges.

            J. J. : Oui. Ils m’ont demandé d’exposer et j’ai accepté, parce l’un des organisateurs est né ici, dans mon village. Mais il y avait une dizaine d’années que je n’avais pas exposé : Je connaissais une personne qui exposait dans un village, et elle faisait des objets elle aussi. J’ai envoyé une carte postale d’un de mes personnages à l’organisatrice, et je lui ai demandé si je pouvais exposer quelques objets. On m’a répondu que non, parce que cela ferait un amalgame avec l’autre dame. Cela m’a rebuté, et je n’ai plus exposé après jusqu’à Villy en Auxois !

            Ce qui me console, c’est que j’ai tout le temps du monde qui vient visiter. Je n’arrive même pas à lire mes revues. Les gens sont contents de venir.

 

            J. R. : Rien d’étonnant à cela, vous avez tellement d’humour ! Vous avez été ainsi toute votre vie ?

            J. J. : Oui, et surtout je n’ai pas peur de m’exprimer. Quand les gens viennent, j’aime bien leur expliquer ce que j’ai fait. Dans toutes les églises des environs, c’est moi qui fais la lecture ! Les gens n’osent pas, mais moi je dis qu’il faut y aller ! Par contre, il faut que je me sente bien avec les gens ! Je me souviens que, quand j’étais enfant, si nous n’étions pas sage, on nous disait que l’ « Homme à barbe » allait venir nous chercher : Pendant la guerre de 14, quand mon père est venu en permission, il avait une barbe si longue que je me suis sauvé parce que je croyais qu’il venait pour m’emporter ! Ils m’ont cherché toute la soirée. Je m’étais caché dans un coin de l’écurie, et je ne voulais pas en sortir !

un mur du musée 2
un mur du musée 2

J. R. : Pourquoi avez-vous voulu avoir « un musée » ? Est-ce pour regrouper autour de vous ce qui vous avait servi pendant toute votre vie active ?

Je vois ici un article assez ancien qui a été publié sur vous, où le journaliste vous définit comme un « agrisculpteur ». Cette définition vous a-t-elle amusé, à l’époque ?

            J. J. : Ah oui ! Mais pour le musée, maintenant que je ne peux plus y monter, je demande à une dame que je connais bien de le faire visiter.

Entretien réalisé le premier week-end d'août 2004.

 

**EVAsion est une association qui groupe cinq villages, et organise depuis 10 ans une exposition annuelle dans des granges prêtées par les habitants des villages. Comment raconter l’accueil et la convivialité de cette manifestation et des protagonistes, et décrire la foule qui se presse de lieu en lieu ?

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 75 TOME 2 DE SEPTEMBRE 2004 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.