CHAÏBIA , SES COULEURS ET SES REVES

(1929-2004)

 

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          Née dans la campagne marocaine, analphabète et employée comme domestique dans une riche famille, Chaïbia a été mariée à treize ans, mère à quatorze et veuve à quinze. Qu’aurait pu être sa vie autre qu’un morne anonymat laborieux si, abordant la quarantaine, elle n’avait entendu « la voix » d’Allah qui lui disait : « Chaïbia, lève-toi, prends des couleurs et peins…. Tu as un grand palais à décorer » ?**  Ou si, persuadée que cette voix relevait de la folie, elle ne l’avait pas écoutée… ? 

        Ou surtout si un concours de circonstances heureuses n’avait confirmé que cette femme un peu médium, un peu magicienne, était bénie des dieux : en effet, le peintre Ahmed Cherkaoui découvrit  chez la jeune femme, ces peintures qu’elle avait réalisées sur tous les supports qui lui tombaient sous la main. Il en apporta en France ; invita chez des amis communs Cérès Franco et Corneille. La découverte de ces œuvres à la fois naïves et presque abstraites, tellement colorées, peintes à grands gestes du poignet, fut pour tous deux un vrai bouleversement. Très vite, Cérès Franco les exposa dans sa galerie de l’Oeil-de-Bœuf à Paris : C’est ainsi que Chaïbia, autodidacte et, comme l’aurait si fort apprécié Jean Dubuffet, idéalement acculturée, devint la première femme artiste du Maroc.

          Les années ont passé. L’œuvre de Chaïbia, tout en restant non réaliste, s’est rapprochée de la figuration. Seuls semblent l’intéresser, désormais, les êtres humains. Et l’on peut se demander si, ce faisant, elle qui peint sous « influence divine », a conscience de briser un des plus forts tabous des hommes du Maghreb musulman ? 

Quoi qu’il en soit, toile après toile, ses créatures humanoïdes occupent le centre du support. Et peut-être est-ce l’influence de ces voix qui lui parlent périodiquement ; peut-être est-ce le sentiment de quelqu’un se penchant en permanence par-dessus son épaule, qui l’amènent à ne jamais peindre un personnage seul : pas forcément bien « achevé », peut-être sous forme ovée, écussonnée, dentelée… en tout cas, quelqu’un d’autre est là, possible compagnon, alter ego, inspirateur… accolé à la masse de l’individu central, comme une sorte d’ectoplasme qui accompagnerait sa vie, générant l’impression de deux corps intimement liés. Forte de cette présence réconfortante, l’artiste brosse à gros traits noirs des êtres très équilibrés, placés face au spectateur. Elle emplit de couleurs vives les espaces/membres ou plages/vêtements à l’intérieur des silhouettes ainsi campées, vêtant ses créatures de grandes harmonies lumineuses. Là encore, elle semble aller à l’encontre des couleurs traditionnelles du Maroc : le noir des voiles des femmes, les bruns de la terre mangée de soleil, le bleu lumineux des ciels et le vert uniforme des arbres : grâce au sens inné qu’elle possède des complémentarités de couleurs, elle fait joliment vibrer ses compositions, génère une sensation de multiple polychromie, alors qu’en fait, elle n’use que très peu de couleurs à la fois.

Par contre, si formes et nuances ressemblent à une sorte de militantisme sans doute inconscient, contre les ancestrales formes obscures qui tiraillent la société dans laquelle elle vit ; ainsi placés sur la toile, sans aucun contexte, les personnages de Chaïbia sont totalement intemporels, sans aucune possible géographie ; sans aucun caractère social : ils semblent donc, plutôt que des êtres « réels », des sortes de fantasmes qu’elle aurait créés pour illustrer l’espèce de conte merveilleux qu’a été sa vie ; pour le plaisir esthétique de l’œil du visiteur ; mais surtout pour enchanter l’incoercible besoin de rêve niché en chacun !

Jeanine RIVAIS

 

** Les détails biographiques sont empruntés à des entretiens de Cérès Franco avec Chaïbia.

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2002 SUITE A UNE BELLE EXPOSITION/HOMMAGE A M'AN JEANNE (ET AUTRES AUTODIDACTES) AU CRAC DE FONTENOY (89).

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 72 TOME 1 DE FEVRIER 2003 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.