LE MONDE FABULEUX DE M’AN JEANNE

(1902-1975)

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      Faut-il penser qu’une artiste insoupçonnée sommeilla pendant soixante-et-onze ans en M’an Jeanne ? Ou que, tel un cas de génération spontanée, une créatrice surgit à cet âge avancé du néant ? Née d’un coup, brièvement épanouie ; et puis s’en est allée, oeuvre accomplie, pathétique et ludique, EVIDENTE !

    Evidente, de prime abord, l’apparence de conte de fée de cette aventure pittoresque : Une vieille paysanne presque illettrée, usée par les travaux les plus rudes, le coeur fatigué, percluse de rhumatismes, imprégnée exclusivement de sa culture campagnarde, trouve un jour sur la table de sa cuisine, quelques morceaux de pastels ramassés par son fils dans la cour de la gentilhommière qu’il a transformée en musée d’art contemporain : Et, comme ça, pour voir,  sur des morceaux de carton, des papiers d’emballages... s’essaie à dessiner ! Puis, pour se désennuyer, passe quotidiennement des heures à “se raconter” des “histoires” toujours plus personnelles, relater des petites tranches de vie toujours plus empreintes de merveilleux !

    Car, évidente aussi est la progression de M’an Jeanne, passant des balbutiements d’une main maladroite, à la radiance de délicieux “voyages” dans l’imaginaire : Les oeuvres “du début” sont faites de petites formes géométriques, semblables assurément à celles qu’elle réalisait sur son cahier lors de son lointain et si bref passage à l’école ! Et cependant, tout est déjà là : le sens inné de la couleur, l’art d’apposer les verts et les rouges, les bleus et les violets en des plages gauchement remplies d’abord ; très vite parfaitement compactes : Au pastel gras, voilà pourtant un travail difficile ! Et les ocres, insérés comme des intermédiaires chargés de faire vibrer toutes ces nuances !

    Au cinquième dessin, l’aventure picturale de M’an Jeanne devient figurative. Apparaissent dans les frises ici un oiseau, un panier, une voiturette... là un petit bonhomme assis à sa table, un chat, le cantonnier cassant des cailloux... Tout cela d’un seul trait stupéfiant de réalisme, spontanément maîtrisé ; séparé chaque fois par une fine bande de guillochures ou de pointillés qui conjurent la monotonie ; créent des disruptions dans l’énumération des objets familiers de l’artiste en herbe !

    Et puis, comme si elle avait acquis des certitudes, Jeanne Vetter “quitte la frise” où s’exprimait la quotidienneté de ses pensées ; bascule carrément dans la fiction ; crée d’un coup un monde fantasmagorique, sans pour autant renier ce qu’elle dessinait auparavant : Les oiseaux, les fleurs (elle qui n’en avait jamais cultivé !), les papillons... peuplent le décor à l’arrière-plan des “familles” qu’elle met en scène ! Car, désormais, là, bien à l’avant du dessin, fixant le visiteur de leurs grands yeux noirs, rieurs, éplorés ou perplexes, cerclés d’un ovale coloré, des personnages aux oreilles décollées, immenses ; coiffés de bonnets de fou, de potirons ou de casques aux pointes symétriques ; vêtus de costumes intemporels finement ouvragés ; chaussés de poulaines démesurées ; disent que l’artiste a libéré son imaginaire ; est, telle Alice, entrée dans la fantaisie émaillée d’humour ; a généré un monde psychanalytique assez équivoque : Car la “femme” arbore sur sa poitrine une fleur, mais l’homme a, dans le ventre, une sorte de petit reliquaire contenant un foetus, un visage, une araignée... Des sexes apparaissent sans ambiguïté. Les mains disposant d’un nombre variable de doigts dont l’un souvent levé prophétiquement, sont terminés par des ongles rouges très agressifs. Même le coq, demeuré omniprésent, glissé dans des ventres ou des bouches hurlantes, suggère que parfois, les rêves de M’an Jeanne étaient peut-être des cauchemars...

    Ainsi, en quatre courtes années et cent trente-sept dessins, la vieille dame qui avait gardé son âme d’enfant, a-t-elle, au gré de ses maladies (puisqu’elle abordait une nouvelle étape de sa création après chacune d’elles), surpris son entourage en créant un monde personnel, gai ou tourmenté, toujours empreint d’humour, couvert d’un vernis épicé de sagesse populaire.

    Et, s’il est, la concernant, une certitude absolue, c’est qu’elle ne se souciait pas de faire ”oeuvre artistique”! Elle avait seulement trouvé le moyen de se faire plaisir, son propre élixir de bonheur ! Elle s’étonnait beaucoup de l’intérêt qu’elle suscitait... Qu’elle suscite toujours d’ailleurs car, tels les créateurs du Lubok dont elle partage les caractères populaires, hautement colorés et fantaisistes ; comme toutes les Grandma Moses de la terre, M’an Jeanne illustre parfaitement la relation entre l’Art naïf, l’Art brut, le folklore : les racines universelles, en somme !

Jeanine RIVAIS

 

CE TEXTE A ETE ECRIT A L'ETE 2002 A L'OCCASION DE L'HOMMAGE ORGANISE POUR M'AN JEANNE PAR LE MUSEE DE FONTENOY ET PUBLIE DANS LE N° 72 TOME 1 DE FEVRIER 2003 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.

 

Oeuvres visibles de Pâques à Noël : Musée M’An Jeanne ; Château du Tremblay. 89520. FONTENOY.