Inès Andouche
Inès Andouche

Jeanine Rivais : Françoise Henrion, qui êtes-vous ? Comment en êtes-vous venue à promouvoir l’art marginal ? Pourquoi avez-vous appelé ce lieu non pas “galerie”, mais “Centre de recherche et de diffusion de l’Art en marge” ?

Je voudrais que vous cerniez chacun des mots exprimant cette définition. Et que vous précisiez les limites que vous donnez à cet “Art en marge” ?

Françoise Henrion : “Centre de recherche et de diffusion” est différent de “galerie” qui n’est qu’une vitrine de la recherche. Nous avions même, à l’origine, souhaité ne pas vendre les oeuvres. Mais il semble que pour un passant, la démarche n’est pas la même lorsqu’il voit une belle exposition et puis s’en va ; et lorsqu’il pénètre dans un lieu avec le sentiment qu’il pourra peut-être acheter une oeuvre qu’il fera l’effort de payer ; et avec laquelle il aura plaisir à vivre pendant des années.

Au départ, en 1986, quand ce lieu s’est ouvert au public, Dubuffet vivait encore. Il m’avait dit : “Vous commencez bien tard, dans le domaine de la folie. Désormais, les neuroleptiques diminuent la production. D’autre part, le handicap mental implique des personnes très manipulables et éventuellement manipulées”.

J’ai écouté avec intérêt son avis ; mais j’ai néanmoins commencé à prospecter. J’ai bien sûr visité l’incontournable Collection de l’Art brut, puis l’Aracine. Et finalement, j’ai eu l’occasion de connaître plusieurs adresses de centres de handicapés mentaux. J’y suis allée tout en pensant à ce que m’avait dit Dubuffet. Or, c’est dans ces lieux que j’ai trouvé les premières oeuvres extraordinaires.

Umberto Bergamaschi
Umberto Bergamaschi

     Il faut admettre que la situation “historique” est terminée ; et que, même s’il vivait encore, Dubuffet n’y pourrait rien. Mais subsiste néanmoins une situation très vivante, dans le monde des institutions. Peut-être savez-vous que les centres belges de handicapés mentaux, surtout pour adultes, sont occupés à 60% par des Français. Ce qui est énorme, et implique un manque de ces institutions chez vous. Et puis, la conception de ces lieux a évolué. D’après mes renseignements, ce qu’a dû connaître Dubuffet, c’étaient des lieux pour adultes sous l’égide d’infirmiers et d’animateurs. Peut-être étaient-ils d’excellents éducateurs ; mais ils étaient, pour la plupart,  dépourvus de sensibilité artistique : lorsque apparaissait un dessin (je dis cela, bien sûr, sous forme d’interrogation), on y attachait peu d’importance. En tout cas, depuis une quinzaine d’années en Belgique, mais de plus en plus souvent, on engage des artistes pour animer les ateliers. La relation est forcément différente : ce qui est important dans leur présence, c’est la faculté d’étonnement. Ils n’ont pas la prétention d’ “enseigner”, mais d’être là, et de voir que, même si la plupart des patients, travaillent avec des modèles, certains sont capables de les transposer et de faire oeuvre originale.

Je fais ici une petite parenthèse : on peut se dire qu’il est triste pour des créateurs de devoir se servir de modèles ! Mais, c’est la vie qui a fait que, dès leur naissance, ils ont été pris en charge. Il est évident que ces adultes, arrivant dans un atelier, ne disent pas : “Tiens, je vais m’exprimer !” C’est une idée très abstraite. Par contre, une fois là, que vont-ils faire avec le matériel étalé devant eux ? La grosse majorité souhaite s’appuyer sur un support, cela est rassurant. D’autant que, comme dans le milieu artistique, faire oeuvre personnelle reste l’exception. Mais parfois, celle-ci apparaît : c’est le cas d’Inès Andouche que je considère comme une des plus fortes personnalités que je connaisse. Pourtant, elle part d’un modèle. Elle le regarde attentivement. Il semble, à la voir, qu’elle l’organise déjà dans sa tête. Et puis, d’une petite photo choisie par elle dans un magazine, elle se lance dans de grands formats. Et, à partir d’un même modèle, elle peut faire plusieurs variantes. Tout au long de sa création, elle maîtrise parfaitement sa démarche.

Dans un tel cas, si elle avait affaire à un éducateur, il réagirait ; il dirait que le cheval ne doit pas être ainsi, que la perspective, etc. Et je comprends alors l’avis de Dubuffet disant que ces êtres sont manipulables : si on leur répète que leur dessin n’et pas bien, ils vont soit se rebuter, soit dessiner ce que l’on attend d’eux. Cette attitude existe beaucoup moins dans le domaine de la folie : à partir du moment où un malade décide de s’exprimer, il y a cette violence intérieure, ce désir de “faire” qui le protègent.

Aloïse Corbaz
Aloïse Corbaz

     Quand je suis tombée sur la première oeuvre découverte en atelier, celle de Jean-Marie Heyligen, je l’ai trouvée extraordinaire. J’ai cru qu’il était vraiment une exception. Et puis, en circulant de centre en centre, je me suis aperçue que d’autres personnes avaient également beaucoup de talent. J’avais alors amorcé une correspondance avec Thévoz, et il était très sceptique ! Il est vrai qu’il avait depuis longtemps déjà toute une théorie sur ces lieux ! Mais une fois devant les oeuvres, il a admis qu’elles étaient extraordinaires. Je crois donc intéressant de faire la différence entre l’histoire de l’art où les historiens et les intellectuels sont obligés de nommer, situer, comparer... et notre cas, où les êtres n’ont pas changé mais où la situation a évolué ; où soudain, on a admis que des gens créant à partir d’un modèle, pouvaient néanmoins faire oeuvre personnelle ; où un artiste peut encourager cette création en manifestant son enthousiasme ! Il faut bien sûr se rendre compte que cette situation où l’on admire le travail des malades mentaux produit dans ce milieu où ils sont très encadrés, est assez rare. Depuis toujours, en effet, chacun passe son temps à les ramener vers la norme, vers la possibilité de les réintégrer dans la vie commune : on les incite à mieux s’habiller, à se laver seuls, etc. Je dis cela sans esprit critique, parce que j’ai rarement été heurtée par des scènes qui m’auraient déplu ; mais le désir des parents et de l’institution est que tout tourne bien. L’imaginaire pur est donc rarement présent ! Or, dans le cas qui nous occupe, quelque chose naît de leur imaginaire ; quelqu’un qui est lui-même un artiste s’exclame ; des gens comme nous arrivent, avec la volonté d’organiser une exposition, d’emporter des oeuvres pour les vendre.  Tout à coup, quelque chose appartient à ces êtres marginaux. On peut, à partir de là, dire ce que l’on veut, parce qu’ils ont rarement la parole ; mais la certitude qu’ils ont conscience de cette situation m’est souvent apparue : cela me fait penser à un homme très handicapé ; je pense même qu’il s’agissait d’un cas de régression. Sa morphologie était tout à fait effrayante. J’étais venue dans cet hôpital pour voir les dessins de quelqu’un d’autre qui ne m’avaient finalement pas convaincue. Et soudain, j’ai vu dans le couloir une oeuvre qui a d’emblée suscité mon admiration. On m’a emmenée dans l’atelier. S’y trouvait un homme qui, en me voyant, est immédiatement allé s’accroupir dans un coin ! Je suis revenue plusieurs fois. Je regardais ses dessins en parlant toute seule pour ne pas l’obliger à me répondre. Je répétais tout haut : “J’aimerais bien exposer ce travail ! est-ce qu’il serait d’accord ?” Et puis, un jour, je me suis décidée à lui parler directement. Je lui ai dit : “Ecoute, je m’en vais, et je ne reviendrai plus, puisque ma proposition ne te convient pas.” Il s’est alors retourné et m’a pris la main ! J’étais heureuse, bien sûr, que ma démarche ait finalement abouti. Mais, par cette anecdote, je voulais surtout montrer combien il est difficile, parfois, d’établir un contact avec les malades. Pour cet homme, j’étais au début une abstraction. D’ailleurs, sa peinture est abstraite ; et je pense que cette abstraction est une façon de nier un regard, un visage ! S’il vous voyait avec votre veste rouge, je suis persuadée qu’il ne ferait qu’une tache rouge : l’abstraction est le produit de sa difficulté à organiser son monde ! Je l’avais perturbé en entrant dans l’atelier alors qu’il ne me connaissait pas ; et il a voulu me nier jusqu’à ce que ma persévérance envers son oeuvre finisse par le convaincre.

Je crois nécessaire de comprendre que, dans le handicap, même le handicap profond, il y a l’individu. Mais l’individu qui est, comme le disait Dubuffet, manipulé parce qu’il n’a aucune autonomie. Pourtant, existe en lui tout un monde qui passe par l’objet ; lequel permet une communication que je n’avais jamais imaginée possible ! Evidemment, nous sommes dans le domaine “psy”, mais je crois que cette communication est en rapport direct avec l’oeuvre.

Martha Grünenwaldt
Martha Grünenwaldt

Bien sûr, nous sommes face à des personnes plus ou moins douées, certaines capables d’être créatives, grâce à la forme ou à la couleur ; d’autres seulement de répéter toujours les mêmes formes. C’est pourquoi je trouve si précieux cet accompagnement dans les ateliers. Bien sûr aussi, pour ces êtres, la notion de “carrière”, d’ “artiste” est abstraite ; n’appartient pas à leur monde, à leur vocabulaire. Dans le cas de la folie, il y a toujours eu l’“avant-folie”, d’où un minimum de réflexes intellectuels, de compréhension de la situation : être un artiste est valorisant, tandis que pour les handicapés mentaux cela ne veut rien dire. 

Voilà pour ma première réflexion sur les hôpitaux psychiatriques, et ma familiarisation  avec le handicap. La seconde est peut-être due au fait que la thérapie a évolué et que, par conséquent, il est de plus en plus difficile de trouver des oeuvres originales dans les hôpitaux psychiatriques. On y accueille les patients dans des moments de crises, où comme disait Dubuffet, ils sont incapables de créer parce qu’ils sont soumis à des médications tellement fortes. Puis, quand la crise est passée, on les remet dans la société. Ils n’y a donc plus des Aloïse qui peuvent vivre leurs fantasmes à longueur d’une vie. Ils sont rejetés dans le monde, on tente de les y intégrer. Heureusement, il y a désormais ces lieux d’accueil que sont les ateliers. 

De leurs réactions au cours de ces séances d’ateliers, il ressort qu’en fait, ils sont épouvantés par leur marginalité. Ils ont pleine conscience que ce n’est pas ce que l’on attendait d’eux : alors, au lieu de produire ces oeuvres exceptionnelles que l’on admire dans la collection de Dubuffet, ils sont obsédés par la peur d’être différents des autres ; donc animés d’une volonté de classicisme ; un désir d’être dans le rang. L’un d’entre eux m’a dit un jour : "Rien que le nom de votre galerie m’empêcherait d’y exposer ! La marge, pour moi, c’est l’horreur ! Cela me tue ! Je ne suis pas dans la société, alors que mon seul désir est d’y être !” Mais seuls peuvent prétendre à être considérés comme tels, les artistes qui gèrent leur liberté.

Cette prise de conscience d’un état de fait a été pour moi une déception, à cause du nombre de créations quelconques. Les seuls endroits où j’ai trouvé des oeuvres remarquables, c’est dans deux hôpitaux, dont l’un à Melle, en Flandre, où vivaient deux sœurs âgées qui ont eu cette expérience d’un long enfermement : elles avaient trente ans quand elles y sont entrées, et elles en avaient environ quatre-vingts quand je les ai découvertes.

 

Jacques Trovic
Jacques Trovic

J. R. : C’est le moment d’éclairer une question que je me pose souvent : Dans ce cadre hors du contexte social où règne si souvent le mimétisme, peut-on dire qu’elles se sont réciproquement influencées, témoignant que chaque malade a conscience des autres et de leur oeuvre ; ou  bien chacune vivait-elle dans son monde, avec une production tout à fait indépendante ?

F. H. : Elles créaient de façon tout à fait indépendante : l’une peignait, l’autre faisait de la broderie et ne s’intéressait qu’aux tissus. Ses propres tissages étaient tout à fait étonnants. C’étaient des bonnes sœurs qui géraient cet établissement, elles proposaient des modèles bien classiques. Cette dame commençait donc très sagement son travail. Puis, elle se mettait à tourner dans tous les sens, jusqu’à obtenir des oeuvres tout à fait décalées, comme si elle était prise d’une sorte de frénésie. L’une de ses oeuvres qui est devenue sculpture partait d’un simple tissu qu’elle avait voulu border. Elle a fait les bords pensant quatre mois, de sorte qu’ils étaient devenus de plus en plus grands ! Heureusement, ces religieuses étaient sensibles à ce travail. Elles la laissaient utiliser tout le tissu et les kilos de laine qu’elle employait finalement chaque fois ! 

Par ailleurs, selon la personnalité plus ou moins forte de la personne qui s’exprime, il y a la volonté plus ou moins farouche de défendre son oeuvre : dans un autre atelier, animé par un jeune peintre, une autre personne a été, elle aussi, très créative. Elle avait trente-deux ans quand elle y est entrée. Elle avait étudié à l’Académie, et son père était lui-même peintre. Les oeuvres de cette dame, des bouquets de fleurs, étaient certes empreintes de sensibilité, mais elles étaient très classiques. Quand elle est arrivée à l’hôpital, elle a mené toute une réflexion sur son angoisse qui était liée à sa relation avec les gens, avec les groupes, avec Dieu, le prêtre, le médecin... Elle s’est mise à créer un travail tout à fait insolite ; mais elle s’étonnait toujours que les gens s’intéressent à ce travail et non pas à ses oeuvres classiques. Finalement, elle a admis que c’était parce que, lorsque sa famille venait la voir, personne ne s’intéressait à cette nouvelle création ; tous réclamaient le travail classique ! Pourquoi n’a-t-elle pas représenté les personnages qui la hantaient dans cette facture classique, je ne comprends pas...

 

J. R. : C’était un peu le même cas que Claire Guyot qui avait peint officiellement jusqu’à sa mort, des paysages, Venise et ses gondoles...et qui avait confié à une amie des oeuvres à ne regarder qu’après sa mort ! C’est Louis Deledicq qui a été finalement le récipiendaire de ces oeuvres terribles, avec des personnages torturés, mettant des enfants au monde par les oreilles, le nez ; saignant, pleurant... Elles ont été exposées à Noyers-sur-Serein, dans l’Yonne. Et je crois qu’elles vont l’être à Bègles.

Le style était essentiellement différent de ses oeuvres “connues” ! Il doit être impossible de couler d’aussi lourds problèmes, des désarrois aussi absolus dans des moules somme toute assez banals ! Et comment évaluer la distance, donc le déchirement entre une création harmonieuse et sereine et des oeuvres de survie ! Ce sont là deux mondes ! 

F. H. : Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ces deux personnes que nous évoquons n’ont pas pu trouver le moyen d’exprimer dans la continuité de leur oeuvre classique celle qui  dans  un cas est apparue à l’hôpital psychiatrique, dans l’autre a été révélée après la mort ?

 

Paul Duhem
Paul Duhem

J. R. : Mais, dans les deux cas, la création classique appartenait au monde de l’apparence, à des moments de vie ordinaire, à un quotidien sans histoire, peut-être. L’autre oeuvre naissait dans l’angoisse et la souffrance, était issue d’un mal-être qu’elles s’efforçaient de dissimuler ? C’est précisément de cette impossibilité d’un lien entre les deux expressions qu’est née leur maladie !

F. H. : Par ailleurs, la personne que j’avais rencontrée était très intelligente. Et on dit que dans ce cas, les gens souffrent davantage, parce qu’ils sont capables d’analyser leur folie. Elle pouvait sortir, aller en visite ; et elle revenait ensuite à l’asile que je considère comme l’horreur absolue, mais dont plusieurs patients m’ont dit qu’il était rassurant. En fait, au lieu d’une prison, il s’agit d’une forteresse où ils trouvent toujours leurs objets à la même place ; où ils sont nourris à la même heure, etc. Ils n’ont pas les préoccupations qui sont les nôtres, en particulier la difficulté de trouver du travail. Ils sont dans une atmosphère que je ne qualifierai pas de sereine, mais certainement d’apaisante ; d’autant que souvent ce sont des lieux religieux, autre source d’apaisement, de calme. 

Un jour, nous avons eu la chance d’aller en Pologne, avec Mario Del Bianco, le photographe qui a fait un si beau reportage sur la Collection de l’Art brut. Nous étions un groupe comprenant entre autres un directeur de théâtre qui ouvrait son atelier à des malades mentaux, et un docteur d’un dispensaire psychiatrique. Par eux, nous avons pu établir des contacts et séjourner deux ou trois jours chaque fois dans cinq hôpitaux psychiatriques polonais. Là, dans ce contexte d’enfermement, nous sont apparues des oeuvres très fortes ! Ce qui corrobore mon argumentation de tout à l’heure.

Il y aurait donc, pour un historien d’art ou un psychologue, à développer une interrogation sur le fait qu’en ces lieux clos, ne vivent plus longuement d’artistes ; qu’il n’y a plus qu’un contexte où tout est éventuellement possible ! Dubuffet l’avait senti tout de suite, mais sans l’analyser. Il était lui-même artiste, collectionneur passionné. Il prenait ce qu’il voyait. Mais il n’a eu ni le temps ni l’intérêt de se demander pourquoi la situation était ce qu’elle était alors !

 

J. R. : C’est ce qu’avançait dès 1919, Prinzhorn, lorsqu’il écrivait : “La maladie ne donne pas de talent... Mais ceux qui ont pu franchir la barrière de l’autisme, (il parlait des dessins des patients de l’hôpital de Heidelberg qu’il fut chargé d’étudier), ont amorcé une marche vers un mieux-être...”

F. H. : “Mieux-être”, je n’en suis pas sûre ! Certes, la création est toujours source de jouissance, mais je ne me prononcerai pas sur le mot “mieux-être”. L’artiste fait, je crois, un métier extraordinaire ; mais est-il plus heureux que les autres ? Je crois beaucoup à la souffrance que génère la décision d’exprimer ce qui est en soi ! Peut-être est-ce très personnel, mais je crois aussi que l’intensité des oeuvres tient à cette décision de mettre à jour, et c’est très rare, ce qui est enfoui au fond de soi. Je pense en particulier à la puissance des oeuvres d’une dame flamande qui, après avoir été très malheureuse dans des institutions, avait enfin accédé à un atelier de peinture : parce qu’elle était très douée, elle a pu y faire une synthèse du langage familial, de la protection excessive dont on l’avait jusqu’alors entourée... et exprimer tout cela en des oeuvres très originales.

 

Richard Moskowicz
Richard Moskowicz

J. R. : A quel moment dites-vous qu’une personne que vous évoquez est “douée” ? Quel sens donnez-vous à ce mot, lorsqu’il s’agit de création d’atelier ou psychiatrique ? 

F. H. : Je comprends bien qu’il s’agit-là d’un mot tout à fait banal. Quelqu’un me raconte une histoire, elle me passionne. Quelqu’un d’autre me raconte la même histoire et je la trouve sans intérêt : c’est donc une qualité que l’on possède dans tous les domaines, même ceux qui ne relèvent pas de l’art. Simplement, dans le monde du handicap, il est extraordinaire que certains en jouissent. 

 

J. R. : Ne pensez-vous pas, tout de même, qu’il y ait danger, dans ces ateliers, si l’artiste-meneur-de-jeu a une forte personnalité, qu’il influence  ses “élèves” ? Je ne dis pas qu’il puisse les empêcher de créer, mais qu’il oriente leur créativité ?

Je voudrais par ailleurs vous soumettre un second problème. Vous dites avoir la preuve que les patients sont sensibles à l’appréciation faite de leur oeuvre : quand vous sélectionnez certains créateurs pour les exposer à l’extérieur de leur cadre de vie, n’y a-t-il pas danger de faire régresser les autres que vous n’aurez pas choisis sous prétexte qu’ils ne sont pas “doués” ?

F. H. : Beaucoup de personnes concernées par le handicap mental soulèvent ce problème. Certains vont jusqu’à dire qu’ils reconnaissant les ateliers à un style particulier. Mais je suis formelle : jamais, quand je décide de défendre une oeuvre, cette évidence ne m’est apparue. Les oeuvres sont d’une grande diversité. Certes, le discours est souvent identique, l’enthousiasme similaire, des affinités se créent... Mais il faut de nouveau insister sur le fait qu’on ne leur “apprend” rien. Certains démarrent avec une maladresse qui va se répéter indéfiniment. Pour d’autres, il y aura une évolution, jusqu’à ce que, peut-être, ils trouvent une expression personnelle. Et puis, il me paraît impossible que des adultes se retrouvent à faire la même chose : chacun a un vécu, il y a des forts, des timides... on leur propose une gamme de matériaux parmi lesquels choisir. Certes, cette question des matériaux peut jouer, parfois, si le stock est restreint, mais cela se produit de moins en moins ! Et de toutes façons, le problème est le même dans les académies où seuls les artistes de talent trouveront leur voie propre. Peut-être, dans l’un et l’autre cas, faut-il tenir compte des stimulations, des perspectives d’expositions... qui vont créer une coupure, apporter un peu d’oxygène dans la monotonie de leur vie...

J’en viens à votre deuxième question : il ne faut pas oublier que bien souvent, les personnes qui fréquentent les ateliers ne bénéficient pas du langage. Il faut donc longuement leur expliquer ce que nous cherchons ; qu’une partie seulement des oeuvres correspond à cette demande ; que dans ces choix n’entre pas la notion de réalisation bonne ou mauvaise, etc. Je crois que leurs réactions sont fonction de la relation qu’ils entretiennent avec leur interlocuteur. 

Dans mes choix, en tout cas, je me méfie des apparences, des gens qui rient et plaisantent alors qu’à l’évidence ce sont des angoissés... Je ne me contente pas de prononcer le mot “schizophrène” qui me paraît très insuffisant... Cette rigueur du choix me semble capitale ; et si je me mets à réfléchir, m’apitoyer sur cette angoisse, sur le désir d’exposer... je ne m’en sortirai pas ! Par contre, je passe beaucoup de temps à encourager ces gens, sans que jamais mon propos soit de mystifier ni l’artiste, ni son oeuvre. Je crois, en résumé, que finalement les mots et la relation sont plus importants que l’exposition. Mais que la rigueur est indispensable ; que montrer au public ce qui se fait dans les institutions est une bonne chose ; mais que cet intérêt doit s’accompagner d’une grande exigence. Car il serait ridicule de s’extasier sur toutes les oeuvres, sous prétexte qu’elles viennent d’un atelier. Je crois qu’il faut ne montrer que des oeuvres d’une grande qualité pour amener les gens à réfléchir sur la situation.

Quand nous avons commencé, nous nous étions donné un éventail beaucoup plus large, pour ne pas, dès le départ, créer le ghetto du handicap et de la folie. D’ailleurs, peut-être à cause de ma grande fascination pour la collection de Dubuffet, je m’intéressais davantage à la folie.  Je ne pouvais pas encore imaginer qu’un jour, je serais tellement passionnée par la production des ateliers. Et que, par-dessus le marché, nous soyons payés en exposant ces oeuvres, est un luxe extraordinaire !

Il reste, en somme, à se demander si les musées vont ouvrir leurs portes à ces créations marginales. Si c’est oui, comment vont-ils le faire ? Séparément, ponctuellement, ou dans l’ensemble ? Si c’est non, pourquoi ? En 1986, quelques étudiants ont voulu faire leur mémoire sur l’Art brut, mais cela leur a été refusé par l’université. En dix ans, ce qui est très court, les choses ont évolué. Notre souhait n’est pas que soit reconnue à tout prix cette oeuvre en marge, mais de créer les meilleures conditions, dans la plus grande rigueur, pour qu’elles constituent un matériel de réflexion. Et que les galeries vendent ces oeuvres ne me gêne pas du tout !

 

Monique Le Chapelain
Monique Le Chapelain

J. R. : Pourtant, ne craignez-vous pas que nous tombions dans un phénomène de mode, que les galeristes qui ont exposé sans état d’âme Art minimal, Conceptuel, etc. exposent aujourd’hui avec la même indifférence des artistes marginaux ? Et ces gens qui sont, par définition, extrêmement fragiles, ne risquent-ils pas d’être gravement blessés lorsqu’ils seront rejetés au profit d’une autre mode ?

F. H. : C’est possible ! Mais je ne “crains” rien ! La mode aussi m’intéresse ! Pourquoi y a-t-il des modes ? C’est un phénomène sociopolitique. Qu’on fasse de l’argent avec ces oeuvres-là permet aux institutions de bien fonctionner ! Le problème qui pourrait surgir, c’est avec les familles. Et un autre qui a déjà été soulevé en Belgique et qui est lui aussi tout à fait matériel : les handicapés reçoivent une aide financière du fait qu’ils ne peuvent pas gagner leur vie. S’ils commencent à recevoir de l’argent, cela peut compromettre leur allocation. Mais ceci n’est pas non plus mon souci ! Et pour vous rassurer, je vous dirai que les meilleures ventes que nous ayons faites ont rarement comblé les dépenses occasionnées : affiches, cartes postales, petits catalogues pour donner la parole au créateur le cas échéant, ou à l’animateur de l’atelier. La valeur marchande de ces oeuvres reste donc très aléatoire ! Et je me ferai l’avocat du diable ! Même si les oeuvres de l’Art brut font désormais partie du marché de l’art, comment peut-on penser que puisse disparaître l’angoisse profonde qui l’a générée, et par voie de conséquence la sincérité de l’artiste ?

 

J. R. : Mais ma question ne portait pas sur l’aspect financier du problème, mais sur les implications morales (et j’irai jusqu’à élargir le risque à nombre de créateurs hors-les-normes !) : l’histoire nous a prouvé que lorsqu’un artiste génial (!) de l’officialité ne se vendait plus assez bien, on le remerciait ; et tout naturellement, il allait exposer ailleurs. Qu’adviendra-t-il de “nos” gens lorsque, après avoir été encensés, ils seront rejetés à leur tour ?

F. H. : Mais ce problème de rejet ne se pose pas, dans ce milieu-là !

 

J. R. : Dans le “cocon”, pas d’inquiétude, bien sûr ! Mais dans les galeries marchandes ? La réponse reste donc en suspens : l’avenir nous éclairera et nous dira si j’avais raison d’être pessimiste ; ou bien si c’est votre optimisme qui a triomphé ? Ce que je souhaite, bien sûr ! 

 

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Entretien réalisé le 4 mai 2000, au Centre de Recherche et de Diffusion de l’Art en Marge, juste avant le vernissage de l’exposition d’Inès Andouche, Umberto Bergamaschi et Monique Le Chapelain.

 

CET ENTRETIEN A ETE PUBLIE DANS LE N° 68 DE JUILLET 2000 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.

 

VOIR AUSSI : "INES ANDOUCHE ET DON DOUBLE" ; "LE MONDE CLOS D'UMBERTO BERGAMASCHI" ;  "PEINTURE ET POESIE" DE MONIQUE LE CHAPELAIN : N° 69 DE JANVIER 2001 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA et   http://jeaninerivais.jimdo.com/ RETOUR SUR UN QUART  DE SIECLE D'ECRITURES.